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  • Ténèbre – Paul Kawczak

    Le jeune Pierre Claes, géomètre belge de Bruges et de Bruxelles, est envoyé au Congo pour tracer, clairement et définitivement , la frontière nord du territoire, propriété personnelle du roi Léopold II de Belgique. En effet, si les limites des états africains ont bien été tracés à la règle et au cutter lors de la conférence de Berlin quelques années plus tôt, la méconnaissance de la forêt dense et épaisse du centre du continent laisse un flou suffisant pour provoquer quelques échauffourées avec les voisins français. Accompagné par des ouvriers bantous et un aide de camp chinois, ancien bourreau et tatoueur de son état, Pierre Claes quitte Léopoldville pour pénétrer au cœur des ténèbres.

    À coup de chicotte, Henry Morton Stanley achevait de tuer un homme. Un jeune porteur, quinze ans peut-être, un Bembe de Mindouli, recruté à Matadi. Pas le temps de comprendre. La peau douce partout éclatée. Les hautes herbes éclaboussées de cris, de larmes et de sang rose. Les chiens mirent un certain temps avant de relâcher les membres sveltes et inanimés. Le garçon avait eu plus peur d’eux que de la mort, les chiens l’avaient toujours effrayés. Le corps fut laissé là.
    La caravane se remit en marche. Cinq-Cents-soixante-kilomètres environ -selon les estimations de Stanley- avaient été gagnés sur le mystère africain depuis le début de l’expédition. On imagine à peine quel degré de haine pouvait, en 1883, à la solde du roi des Belges Léopold II, motiver une telle progression d’hommes dans les jungles de l’Afrique équatoriale. Une haine blanche, malade, grelottante dans l’insupportable chaleur, fiévreuse, chiasseuse, cadavériquement maigre et exaspérée à la dernière extrémité par les insectes humides et criards. Une haine blanche assoiffée de pays qu’elle haïssait comme sa propre vie, qu’elle haïssait comme on aime, obscène et frissonnante d’excitation.
    Stanley n’avait eu aucune raison particulière de tuer ce porteur. Stanley était une explorateur. Stanley avait retrouvé Livingstone. Stanley était un aventurier. Stanley était mondialement connu. Stanley était un monstre. Un minotaure creusant son labyrinthe, exigeant corps et terres à mesure que croissaient sa gloire et sa puissance.

    Pierre Claes ne connaît pas l’Afrique, il découvre en débarquant à Léopoldville la chaleur et la moiteur de l’air épaissi par l’odeur du sang. Car l’état indépendant du Congo, propriété personnelle du roi Léopold II, c’est un peu le hors-compétition de l’horreur coloniale. Les industriels, aventuriers et administrateurs ouvrent les troncs des arbres à caoutchouc comme les poitrines des hommes et les ventres des femmes. Et Pierre arrive de son petit pays pour parcourir cette immensité équatoriale et ajouter une nouvelle blessure au continent en arrachant définitivement au sol et au ciel la frontière entre la propriété du roi belge et les colonies françaises.
    À ses côté, Xi Xiao. Bourreau de formation, son art ne tient pas de la « simple » mise à mort. Il connaît l’art délicat du lingchi, il sait comment entailler la peau, découper les muscles, ôter les organes de ses victimes en gardant la mort à distance et en régulant la douleur. Xi Xiao tombera irrémédiablement amoureux du géomètre, qui rêve lui de lui confier son corps à cisailler, comme il écorche le cœur de l’Afrique.
    En parallèle et à contre-courant, le docteur Vanderdorpe redescend le fleuve que Pierre Claes remonte. Encore hanté par une histoire d’amour qui aura coupé sa vie en morceaux irréparables, celui qui a fréquenté Baudelaire et Verlaine et traversé les barricades de la Commune a fait du Congo son purgatoire.

    Ce voyage au cœur de la forêt équatoriale nous plonge dans les ténèbres coloniales et les fantasmes enfiévrés d’hommes perdus. Certains y viennent pour exister en détruisant, d’autres pour se détruire eux-mêmes. Pierre s’y fissurera en même temps qu’il trace dans le papier et dans la terre cette limite sanglante, appropriation honteuse, arrachement d’un territoire par cupidité, vanité et haine.
    En traçant cette frontière, en compagnie du bourreau et de ses accompagnateurs locaux, en croisant la route d’une sœur vengeresse, d’un allemand sadique, d’un navigateur polonais, Pierre va se lacérer aux limites de la haine, d’une rage qui sourd de lui-même et coule en affluent torrentiel nourrir le fleuve Congo, ravager l’inhumanité qui s’étend. Son passé, son présent et l’avenir inimaginable, son époque qui cisaille et tranche seront les fils du rasoir, les limites contre lesquelles Pierre va s’effiler à mesure qu’elles se révéleront à lui.

    Avec une écriture qui porte en elle la moiteur chaude et sombre de son histoire, Paul Kawczak fait suinter l’épaisseur des tourments humains de chaque page, éblouissante, d’une beauté charnelle et dévorante.

    La Peuplade / J’ai Lu
    315 pages


  • Méduse – Martine Desjardins

    Sa famille la surnomme Méduse depuis longtemps, depuis que ses sœurs, mesquines et méchantes, sont revenues d’une visite familiale, sans elle, à l’aquarium de la ville. Méduse, elle qui porte sur son visage une difformité tellement insupportable qu’on l’oblige à les dissimuler derrière ses cheveux épais et écailleux. Lasse de la voir avec eux, ses parents l’emmènent à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles comme elle, difformes, anormales.

    Je n’ai jamais versé une larme de ma vie. Ni de tristesse, ni de colère, ni de détresse, ni de douleur – encore moins de rire ou de bonheur. Pas la moindre petite larme de crocodile.
    Je ne t’écris pas ça pour me vanter d’être dépourvue de sentiments, ou particulièrement stoïque face à l’adversité. L’explication de mon aridité oculaire est davantage d’ordre physiologique : je souffre en effet d’une atrophie congénitale des glandes lacrymales, lesquelles produisent juste assez de liquide pour humecter mes conjonctives, mais pas assez pour former des larmes. Même les poussières, l’air froid, la fumée, les oignons épluchés et le gaz lacrymogène me laissent l’œil plus sec qu’un puits tari. Ainsi, je ne connaîtrai jamais la consolation de pleurnicher sur mon triste sort, de brailler comme un veau quand je me cogne l’orteil contre un meuble, d’inonder mes joues après avoir été humiliée, d’essorer mon mouchoir devant un mélodrame de chaumière.
    L’autre nuit, tu m’as exhorté à te confier pourquoi j’ai si honte de mes yeux, cette carence lacrymale est la première chose qui me soit venue à l’esprit. De toutes les tares contre nature qui affectent mes Difformités, c’est sûrement la moindre ; pourtant, je n’ai pu me résoudre à te la divulguer.

    Et même dans ce lieu, Méduse est mise au ban. Plutôt que d’être intégrée comme une pensionnaire, la directrice, horrifiée par ce que Méduse appelle, entre autres, ses Difformités, la laisse entre comme personnel de maison, prenant soin que ne lui incombe que des tâches pour lesquelles elle sera à quatre pattes, les yeux tournés vers le sol. Au fil du temps, entre l’observation et la lecture furtive, Méduse apprend et découvre petit à petit le pouvoir de ses yeux, regard puissant et dévastateur.

    Mais quels sont-ils, ses yeux qui pétrifient, foudroient et font trembler toustes celleux qui les croisent ? Méduse n’en a jamais rien su, ne s’étant jamais vu dans un miroir. Elle existe et se pense dans le regard méprisant, dégoûté, rabaissant et humiliant que lui renvoie sa famille. Ses parents, humiliés eux-mêmes d’avoir engendré une telle créature, et ses sœurs, rejetant l’enfant étrange et la faisant leur souffre-douleur. Et loin de trouver dans l’institut un havre de paix, elle se retrouve créature parmi les créatures, maltraitée par la directrice, qui éprouve malgré tout pour sa pupille une curiosité malsaine. L’institut est sous la protection de « bienfaiteurs », 13 hommes aux fonctions importantes dans la ville, qui aiment venir passer du temps avec leurs 13 protégées.
    La lutte de Méduse pour sa dignité et son émancipation est celle de toute personne, et notamment des femmes, dans la réappropriation de leur corps. Écrasée par ce que lui renvoie les autres en reflet, Méduse doit d’avoir trouver la force et les moyens de s’élever en contre avant de trouver sa propre incarnation, sa beauté, son existence avec ce qu’elle est. Constellé de références et de jeu de mots sur les yeux, mot que n’utilise jamais Méduse pour qualifier les siens, lui préférant une myriade de qualificatifs plus marquants les uns que les autres (Difformités, Ordurités, Révoltanteries, Éhontitudes…), le texte est une fine toile d’araignée littéraire qui se trame et se solidifie à mesure que Méduse s’empare de son pouvoir, de son être pour elle-même, et qui se referme petit à petit sur celleux qui veulent la cacher, l’abaisser, la moquer, l’utiliser pour leur propre plaisir.

    Réécriture poétique, gothique et moderne du mythe de Méduse, le roman est aussi enchanteur par son style que rageur par son propos. Martine Desjardins nous propose le récit initiatique de la libération par elle-même d’une jeune femme, et renverse le mythe pour poser Méduse en personnage fort et émancipateur, qui après des années de sévices et d’humiliation parvient à s’échapper de l’image d’elle-même que les autres lui impose pour imposer qui elle veut être.
    Un propos très fort et intelligemment mené servi par un style incroyable, fait de métaphores tissées, d’images délicates et sombres dans un décor envoûtant, tout en nuances de lacs et d’ombres de forêts, de recoins ténébreux et de mansardes. Un grand, beau et fort roman de cette rentrée.

    L’Atalante
    206 pages

  • Le génocide des Amériques – Marcel Grondin, Moema Viezzer

    En 1492, le navigateur gênois Christophe Colomb, mandaté par la couronne espagnole pour ouvrir une nouvelle voie vers les Indes, découvre le « Nouveau Monde ». Nouveau pour les Européens, cet immense continent baptisé Amérique par les colonisateurs est habité depuis des millénaires par plusieurs millions de personnes, de nombreux peuples organisés en sociétés complexes, chacune avec leur culture, leur langue, leurs croyances et leurs traditions. On estime aujourd’hui à 70 millions le nombre de morts suite à la colonisation des Amériques, soit 90 à 95% de la population autochtone.

    Il y a quelques années, par pure coïncidence, un document dans lequel on affirmait que l’invasion des Amériques par les Européens, à partir de 1492, avait été à l’origine d’un génocide qui aurait éliminé 90 à 95% des peuples autochtones, est tombé entre nos mains.
    Même si nous avions habité et travaillé dans différents pays du continent, nous ignorions complètement, tout comme la plupart des gens que nous connaissions, l’étendue de la tragédie.
    Constatant notre ignorance face à une information aussi choquante et motivés par nos expériences de vie au service des populations les plus pauvres dans différentes régions, nous avons décidé d’entreprendre une recherche avec l’intention de divulguer ce fait.
    Pendant nos recherches, nous avons eu l’opportunité de lire de nombreuses publications d’anthropologues et d’historiens originaires de différentes régions du continent et d’Europe qui avaient étudié et démontré scientifiquement ce génocide de même que la dimension de l’événement. Nous n’avons pas pu résister à l’envie de d’unir nos efforts à ceux de ces nombreux chercheurs et chercheuses.
    C’est ainsi que nous avons commencé notre travail non académique, qui est maintenant publié dans le but d’informer un public plus large. Combien de gens à ce jour savent que le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité a été perpétré contre les peuples autochtones des Amériques ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

    Petit moment intime entre toi et moi, lectrice, lecteur, ma tendresse. J’ai découvert l’existence des civilisations précolombiennes par des petites BD que j’avais eu en cadeau, gamine, dans mes paquets de Chocapic. Dans l’une d’elles, Pico le chien et son maître (dont j’ai oublié le nom), se retrouvaient chez les Aztèques, me semble-t-il, et disputaient, entre autre aventure, une partie d’un jeu dans lequel il fallait faire passer une balle à travers un anneau de pierre. Ça parlait de chocolat, bien évidemment (je te rappelle que c’était dans les paquets de Chocapic, et Pico était un expert en chocolat). J’avais été fascinée par cette histoire. Les noms étranges que je tentais de placer sur mes différentes cartes imaginaires dansaient sur ma langue : Teotihuacan, Popocatepetl, Quetzalcoatl, Nahuatl, Tezcalipoca. Des villes, des dieux, des gens, dont il était difficile de trouver mention ailleurs (je te parle d’une époque sans Internet, hein^^). Mais après tout, l’Amérique du Sud, c’est loin, et ce n’est pas vraiment lié à notre culture européenne, me disais-je alors.
    Mon intérêt pour cette partie du monde ne s’est jamais arrêté, et malgré tout, il reste compliqué de trouver, lire, voir tout ce qui en vient ou s’y rattache. Et la conquête des Amériques vu par l’Europe reste essentiellement les vaillants cowboys et les courageux pionniers (pionniers hein…) pour l’Amérique du Nord et les braves et fiers conquistadors pour le reste du continent. Pourtant on le sait, l’histoire est un peu plus sordide que ça. On le sait, et on l’accepte, dans une certaine mesure. Mais dorénavant, il va falloir changer de mesure.

    Le génocide des Amériques nous présente en cinq parties plus une inédite pour l’édition française, la manière dont s’est passée la découverte, puis la conquête du continent américain en délimitant six grandes zones : les Caraïbes, le Mexique, les Andes, le Brésil, les États-Unis, et le Canada. Chaque partie est construite de manière similaire : une introduction, les informations à disposition sur l’état des populations avant l’arrivée des Européens, le déroulement du génocide, les résistances autochtones et leur survivance aujourd’hui. Si le livre ne se veut pas lui-même comme un ouvrage scientifique mais de vulgarisation, il est parfaitement réussi en ce sens car très « facile » à lire. Il s’appuie sur de nombreuses recherches et sources et n’avance rien sans certitude. Le constat de départ est le suivant : après comptage et recomptage, il apparaît qu’au moins 90% des habitants originels d’Amérique ont été massacrés lors de la conquête du continent. Le second constat est que ce génocide ne s’est pas arrêté. Pourquoi a-t-il eu lieu ? Pour le commerce, pour la gloire, pour l’argent, pour la domination, parce que c’était possible. Pourquoi continue-t-il ? Pour le commerce, pour la gloire, pour l’argent, pour la domination, parce que c’est encore possible.

    Les civilisations dites précolombiennes étaient d’une diversité et d’une richesse hors du commun. Des centaines de peuples, des dizaines d’empires se sont succédés pendant des millénaires, évoluant en parallèle des peuples européens. Ces populations originaires d’Asie se sont adaptées à leurs terres ont développé leur agriculture, leurs élevages, leur architecture. Ils ont imaginé des cosmogonies riches et vivantes pour expliquer les mystères de l’univers, ont créé des sociétés avec des structures variées et des sciences et arts en constante évolution. Ces populations n’avaient rien d’arriérées. Elles se sont construites dans leurs environnements respectifs, échangeant les unes avec les autres.
    L’homme blanc, en débarquant, y a vu de nouveaux « bons sauvages », dont l’humanité restait à définir. Le génocide a d’abord été physique : massacres, incendies, exécutions, maladies… Les peuples Taïnos des Caraïbes ont été les premiers à être totalement exterminés par les colons. Les mêmes schémas se reproduiront dans le reste de l’Amérique du Sud : des assassinats de masse, l’arrivée de maladies, transmises involontairement ou non, par le biais de couvertures et vêtements sciemment contaminés (une pratique qui se reproduira plus tard, aux États-Unis, au Canada et en Patagonie, entre autre), le travail forcé, l’esclavage, la malnutrition, le détournement des cultures agricoles, l’envoi au loin des hommes, amenant une perte de main-d’œuvre fatale à la survie des villages. Le meurtre des enfants. Le viol des femmes.
    Le génocide est également culturel. En effet, le massacre rapide de ces populations dont les traditions étaient orales a entraîné en peu de temps une disparition de leurs connaissances empiriques et de leurs croyances et traditions. Le viol et/ou le mariage entre les colons et les femmes indigènes (le métissage n’était pas mal vu de partout) a entraîné une créolisation de la population et a participé à la disparition des langues indigènes, l’espagnol, et le portugais sur le futur territoire brésilien, devenant la langue du dominant, du pouvoir et de la richesse. Exclus, isolés, dépossédés de leurs terres, les survivants sont contraints de travailler dans des conditions abjectes dans les champs et les mines pour ramener en Europe le sang de la terre.

    Aux États-Unis, le génocide a pris une dimension politique. Contrairement aux espagnols, les colons européens qui s’approprient le territoire appelé ensuite États-Unis ne voient pas le métissage d’un bon œil et mettent en place une politique de nettoyage ethnique. Persuadés que Dieu les a envoyés sur ces terres et que donc, elles leur appartiennent de droit divin, les colons ont, avec vigueur et enthousiasme, déporté les populations natives des territoires sur lesquels elles vivaient depuis des générations. Envoyés au fin fond de l’Oklahoma, sur des terres inconnues dont ils ne savaient quoi tirer, des milliers d’Autochtones périrent pendant le trajet, des marches de la mort infâmes, ou bien une fois sur place, ne trouvant pas de quoi subsister. Signant des traités qui n’avaient de sincères que le papier sur lesquels ils étaient écrits, les gouvernements états-uniens se jouèrent des Premières Nations décennie après décennie, et décimèrent les Autochtones au cours de guerres, de déportations, de famines.

    Au Canada, le processus est assez similaire. La violence est présente dès les premiers contacts et les Premières Nations sont rapidement massacrées ou isolées dans des réserves. Les maladies font des dégâts terribles, bien souvent inoculées volontairement. Les enfants sont enlevés à leurs familles pour rejoindre les tristement célèbres pensionnats réservés aux Autochtones, dans lesquels il fallait « tuer l’Indien dans l’enfant ». On retrouve ici aussi la volonté de détruire, d’annihiler les cultures des Premiers Peuples. Tout devait disparaître.

    Tout ce que l’on sait des méthodes, de la manière, des motivations, toutes les traces laissées par les administrations ou certains témoins comme Bartolomeo de Las Casas, est recensé dans cet ouvrage.
    Mais ce que veulent aussi Marcel Grondin et Moema Viezzer, en plus de nous faire connaître et prendre conscience de ce génocide passé et encore en cours, ainsi que ses conséquences, c’est aussi nous faire savoir que les peuples indigènes ont existé, existent encore, ont lutté et luttent toujours.

    Chaque partie revient sur les combats menés par les populations autochtones contre les colonisateurs, les actes de résistance, les batailles. Bien souvent vaines, ces luttes restent néanmoins un symbole important et une marque forte de la volonté de ces peuples premiers de ne pas se laisser dévorer sans rien faire et de lutter contre ceux qui venaient se servir et les détruire. Iels mettent également en avant les résistances actuelles. Car si les exactions et les politiques mortifères à l’encontre des populations indigènes continuent, sous la pression des lobbys de l’agro-industrie, du pétrole et tant d’autres, qui n’ont parfois qu’à pousser un peu des gouvernances qui continuent à considérer les peuples autochtones comme des populations gênantes et arriérées, les Premières Nations s’unissent et œuvrent de plus en plus en commun. Leur but est de faire connaître leurs combats aux populations occidentales, et d’exposer les conditions dans lesquelles elles sont actuellement traitées, la violence qu’elles subissent encore. Très liées à la terre de par leurs modes de vies, les changements climatiques et les investissements liés au pétrole, à l’extraction minière ou à la déforestation viennent démolir leurs territoires, et ils sont les premiers témoins et les premières victimes du drame qui tous nous guettent. De leur union et leur combat naissent des mouvements liés aux luttes pro-écologies, et anticapitalistes qui trouvent, doucement, un écho dans certaines luttes occidentales. Leur but est aussi de se réapproprier ce qu’on leur a arraché, à commencer par leur terre et leurs mots.
    Abya Yala. La terre mûre, la terre vivante, en floraison. Ce terme qui désignait originellement le territoire du peuple Kuna en Colombie a été choisi pour désigner le continent américain tel que le pensent les Premiers Peuples. Car toute appropriation commence par le langage. N’a-t-on pas, nous autres européen·nes tendance à oublier la grandeur et la diversité du continent américain car ces termes, Amérique, américain, sont devenus synonyme d’États-Unis ? Abya Yala remet donc en avant la pensée indigène et sera, je l’espère, le début d’une décolonisation de la pensée, dont nous avons désespérément besoin, en luttant pour la décolonisation de fait.

    Une dernière chose, et non des moindres. Les auteur·ices ont choisi de présenter les quelques cartes qui illustrent les débuts de chapitres « à l’envers ». À l’envers de notre représentations européano-centrées. Nous avons des cartes sous les yeux depuis notre plus tendre enfance, le Nord en haut, le Sud en bas, l’Europe au centre. Si on accepte d’apprendre que, selon les continents, le centre peut changer, cette notion de Nord en haut nous paraît, elle, immuable, telle une vérité intouchable et gravée dans la roche de l’univers. Pourtant, on le sait bien, dans l’espace il n’y a ni haut ni bas. Les cartes sont elles aussi des représentations politiques qui transmettent un message. Le choix de garder une projection de Mercator sur la majorité des planisphères n’est pas anodin. Allié à cette notion qu’on nous a ressassé à l’école de « Pays du Nord » = riches et développés et « Pays du Sud » = pauvres et en retard, il n’est donc pas étonnant que nous considérions avec distance et condescendance les pays au sud de l’équateur. Voire que nous les oubliions. Cette représentation inversée nous remet les idées en place et nous oblige à repenser notre manière de percevoir et analyser le monde. Tout est affaire de vocabulaire et de présentation.

    « Il ne devrait pas y avoir de nord pour nous, sauf en opposition avec notre sud. Nous retournons donc la carte à l’envers, et nous avons alors une idée réelle de notre position, et non comme le souhaite le reste du monde. La pointe de l’Amérique, à partir de maintenant, pour toujours, pointe avec insistance vers le sud, notre nord. »

    Joaquín Torres Garcia, La escuela del Sur, 1944

    Ce livre est l’histoire du génocide de peuples perpétrés par d’autres. Un génocide d’une violence inouïe et d’une durée infinie. C’est l’histoire de peuples européens qui continuent de s’arroger le droit d’arracher ce qu’ils veulent quel qu’en soit le coût. C’est l’histoire d’Abya Yala, la terre mère dont les veines ouvertes crachent le pus de siècles de violences incompréhensibles et injustifiables. C’est notre histoire, à nous, européen·nes, une histoire cachée, ignorée, détournée, que nous devons nous aussi nous réapproprier. C’est surtout l’histoire des peuples indigènes qui ont lutté et continuent de se battre pour exister et retrouver leur dignité, leur droit de vivre à leur manière, sur Abya Yala, la terre habitée par leurs ancêtres depuis des millénaires.

    Avec la participation de Pierrot-Ross Tremblay et Nawel Hamidi
    Traduit du portugais (Brésil) par Yves Carrier avec la collaboration de Raymond Levac
    Préface de Ailton Krenak et Jacques B. Gélinac
    Éditions Écosociété
    355 pages

  • Les marins ne savent pas nager – Dominique Scali

    Sur l’île d’Ys, quelque part entre la Bretagne et Terre-Neuve, on est marin ou terrien, citoyen ou aspirant à l’être. On vit avec la mer, à son rythme et sous son joug, on l’aime ou on la hait, de loin depuis le rivage ou de haut sur le pont d’un navire. Mais on ne s’y baigne pas, on ne nage pas.
    Danaé Poussin, jeune orpheline sur la rive, sait nager, elle. Avec plaisir et délectation. Pour survivre elle va tenter de s’élever.

    Nous vivions sur une île où tous dépendaient de la mer, où même les terriens se vantaient d’être marins. Et pourtant personne ne savait nager.Pour les Grecs de l’Antiquité, la capacité de nager était une vertu militaire et civique. Les gamins étaient bercés de récits de batailles gagnées ou d’échappées réussies grâce aux talents des guerriers-nageurs de leur cité. Pour les Romains, la natation devait figurer sur tout curriculum au même titre que l’écriture et la lecture. Un citoyen digne de ce nom ne craignait ni de plonger ni de se mettre à nu face à des adversaires perses ou barbares qui refusaient de se démunir de leur plastron et restaient enchaînés à la côte.
    À Ys, ceux qu’on appelait les Premiers hommes furent les premiers à renouer avec cette idée. Leurs poupons étaient baignés dans l’eau si jeunes qu’ils n’oubliaient jamais ce qu’ils avaient appris dans le ventre de leur mère. Ils avaient l’instinct de bloquer leur respiration lors de l’immersion. Avec un peu de pratique, ils se retournaient sur le dos ou pataugeaient vers une cible pour l’agripper. Ainsi, leurs petits entraient dans le métier avec une aptitude que peu de gens possédaient.
    Ce don, Danaé Berrubé-Portanguen dite Poussin le possédait. Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps.

    Sur Ys, être Issois est non seulement une question de caractère, mais aussi de classe sociale, pourrait-on dire. Bien évidemment, toustes les habitant·es peuvent se dire Issois avec fierté et honneur. Mais être citoyen·ne d’Ys, c’est encore un autre statut. Ys est une société méritocratique et quitter les rivages, les gifles mortelles et destructrices de la mer pour la sécurité des murs de la cité demande d’avoir fait preuve de bravoure, d’ingéniosité et de beaucoup de patience.
    Danaé Poussin, notre orpheline nageuse, vit sur les Échouements, une côte de l’île battue par des marées d’équinoxe meurtrières. Elle croisera d’abord un maître d’armes, citoyen déchu qui rêve de retrouver son rang et mettra au cœur de Danaé l’envie de franchir les murs de la ville. Puis un contrebandier, qui rêve de révolution. Ensuite un citoyen, un vrai, assureur d’armateurs, qui l’invitera à ses côtés derrière les hauts murs de pierre. Puis un pilote, fin connaisseur des fonds marins proches, guidant des bateaux vers le havre de l’île. Enfin, un enfant puis jeune homme, à l’heure de la révolte contre les règles injustes et opaques de l’accès à la citoyenneté.
    À travers l’histoire mouvementée de Danaé, nous allons découvrir l’histoire et les mœurs d’Ys, les fonctionnements et traditions de sa société et de l’entité géographique, géologique, de cette île qui est un personnage à part entière.

    Le grand talent de Dominique Scali, dans ce pavé qui se dévore le temps d’une lame de fond, est de nous présenter un monde à quelques pas du nôtre à peine, et si réel. Avec cette langue riche et surannée extrêmement mélodieuse, qui nous glisse dans l’épaisseur du bois de charpente, la lourdeur des voiles et la langueur des voyages au long cours, elle nous raconte une utopie brisée, une société qui ne sera jamais que le rêve perdu de marins et de terriens qui pensent parler ensemble mais ne s’accordent pas, de générations flouées et de laissé·es pour compte. La vie de Danaé est passée au crible d’un examen de conscience qui permet aux nouveaux maîtres de l’île de justifier leurs choix, leurs positions. Car leur révolution, tournant sur elle-même, laissera encore sur le rivage les ombres lasses des réparatrices de voiles, des pêcheurs sur leurs barques et des petit·es ramasseur·euses de coquillages.

    Un grand roman d’aventure maritime et de société porté par une langue qui nous roule sur la langue et qui entête longtemps !

    La Peuplade
    710 pages

  • Paul a un travail d’été – Michel Rabagliati

    Après avoir quitté le Cegep dans un accès de colère et d’injustice, Paul part travailler dans une imprimerie. Le bruit des machines et les courses aux cafés ne l’inspirent pas tant, et lorsqu’un ami lui propose de rejoindre un camp pour jeunes défavorisés, au fin fond des bois, pendant les deux mois d’été, Paul accepte sans se poser de question. Sauf que de l’animation, il n’en a jamais fait, du camping à peine et de l’escalade (qu’il est censé encadrer) encore moins ! Débute alors pour Paul deux mois de défis, de rencontres et de révélations, dans le doux parfum des pins et de l’été canadien.

    Alter-ego de son auteur, Paul et ses différentes aventures reviennent sur les moments importants de la vie de Michel Rabagliati. Dans Paul a un travail d’été, il s’agit non seulement d’émancipation, mais aussi de confrontation, avec les autres et soi-même. Paul est un jeune homme un peu coléreux, en tout cas peu sûr de lui et un peu perdu. Parachuté dans un groupe d’animateur soudé et amis de longue date, il oscille entre envie d’appartenir au groupe et peur du rejet. Il doit également apprendre en quelques jours à se dépasser, dépasser son vertige pour encadrer des activités d’escalade, dépasser sa crainte de la nature et de ces visiteurs surprises pour passer deux mois dans une tente en pleine forêt, dépasser son incertitude et se construire un personnage à défaut d’une véritable confiance en soi, pour accueillir, accompagner et encadrer des jeunes garçons et filles adolescents.
    D’un apprentissage à la dure à la beauté de rencontres imprévues et de moments suspendus dans le temps, Paul va grandir en deux mois et cette expérience unique le marquera profondément.

    Michel Rabagliati raconte avec beaucoup de franchise et d’émotion cet épisode particulier de sa vie, ce moment de construction souvent charnière qu’est la première expérience professionnelle, souvent plus importante encore lorsque on la passe avec des pairs et qu’il faut se positionner en personne responsable, sûre et guidante. Il illustre ses déboires et ses peurs avec honnêteté et humour (mention spéciale au raton-laveur), et ses dessins jouent magnifiquement avec les ombres et la lumières pour nous faire ressentir l’oppression d’une nuit angoissante dans les bois ou la chaleur d’un moment de repos au bord du lac.

    Un très bel album pour une histoire simple et forte, qui parlera à tout le monde (et au passage on apprend un peu de québécois !)

    La Pastèque
    152 pages