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  • Baba Yaga a pondu un œuf – Dubravka Ugrešić

    Pupa, Kukla et Beba partent en goguette et en séjour thermal dans un grand hôtel-spa de Prague. Les trois vieilles dames, retraitées croates, y croiseront des personnages au moins aussi rocambolesques qu’elles-mêmes lors de situations aussi improbables qu’absurdes et révélatrices. Mais avant, mais après, ce ne sera pas tout, et le livre reste à se révéler dans un suspense étonnant.

    Au premier abord, elles passent inaperçues. Puis, soudain, telle une souris égarée, un détail anodin se fraie un chemin dans votre champ de vision : un sac à main désuet, un bas qui a glissé le long de la jambe pour s’arrêter sur une cheville enflée, des gants en crochet aux mains, un bibi démodé sur la tête, de rares cheveux gris aux reflets violets. La propriétaire du chatoiement violet hoche la tête comme un chien mécanique et sourit d’un sourire blême…
    Oui, au premier abord elles sont invisibles. Elles passent à côté de vous comme des ombres, picorent l’air devant elles, tâtonnent, traînent leurs pieds sur l’asphalte, marchent à petits pas de souris, traînent un Caddie, s’appuient sur des cannes métalliques, ceintes d’une multitude d’improbables sacs et cabas, tel un déserteur encore en attirail militaire complet. Il y en a aussi qui sont encore « en forme » : en robe d’été décolletée, une coquette bordure de plumes autour du col, en vieux manteau de fourrure d’astrakan à moitié mangé aux mites, des coulées de maquillage sur le visage. (Qui, d’ailleurs, est capable de se maquiller convenablement avec des lunettes sur le nez?!)
    Elles roulent à côté de vous comme un tas de pommes fripées. Elles marmonnent dans leur barbe, discutant avec leurs interlocuteurs invisibles comme des Indiens. Elles prennent le bus, le tram et le métro comme des bagages oubliés : elles dorment la tête posée sur la poitrine ou restent aux aguets, se demandant à quelle station il faut descendre et s’il faut descendre tout court.

    Avant nos trois petites vieilles, c’est l’histoire d’une fille déjà bien grande, écrivaine émigrée qui rend visite à sa mère en Croatie et fait, pour elle, le voyage dans le village des origines et des vacances d’été, en Bulgarie. C’est le récit de la vieillesse de sa mère, entre maladie, habitudes et perte de repères, et de sa place à elle, la fille, l’enfant, au milieu des attentes et des souvenirs, des changements et des peurs de chacune.
    Après, c’est la lettre du Dr. Aba Bagay, folkloriste spécialiste du folklore slave, de répondre à un éminent éditeur qui cherche à comprendre les liens entre nos deux histoires précédentes et le mythe de Baba Yaga, en vue de l’éditions du roman. Et mon tout, cet oeuf pondu, c’est un récit/roman méta fascinant et drôle, érudit et introspectif. Mais voyons, glissons-nous dans cette coquille.

    Dubravka Ugrešić raconte non seulement la vieillesse, mais surtout les vieilles dames, celles qu’on oublie, qu’on rabaisse. Ces femmes dont le rôle reproductif est achevé depuis longtemps et qui, souvent veuves, n’ont même plus le mérite de veiller sur un mari sénile. Celles dont le corps n’en finit plus de leur échapper, suivi parfois par un peu de leur esprit. Ces vieilles femmes dont les gens et les histoires ont très tôt fait des sorcières, diverses et variées selon les pays et les cultures. Balkans oblige, ici c’est la célèbre Baba Yaga qui sera la représentante, l’allégorie, l’élue, le mètre-étalon de la vieille. Parce que les vieilles dames sont des sorcières. Elles mangent des enfants, empoisonnent les jeunes couples, séduisent les jeunes hommes et jalousent les jeunes femmes. Elles ont les seins qui tombent jusqu’au sol, des jambes de bois ou d’os, de mauvais yeux et de l’aigreur à revendre.
    Chez Dubravka Ugrešić, les vieilles dames rencontrent aussi de jeunes hommes très beaux prêts à leur rendre service, elles défient la mafia russe et ont eu une vie forte, dure et parfois lourde derrière elles. Les vieilles dames sont des déesses, des sorcières, des êtres humains.

    Avec deux histoires en miroir, prolongement ou opposition l’une de l’autre, elle donne déjà à voir plusieurs images de la vieillesse. D’un côté celle renvoyée par la fille (que l’on image pas toute jeune non plus, sans doute) dont la mère s’échappe, agace aussi sans doute un brin. La seconde, truculente et rocambolesque, nous amène à Prague avec nos trois vieilles qui viennent prendre un peu de bon temps. Racontée avec toute la célérité et la virtuosité d’un conte slave, cette partie-là confronte nos vieilles avec des vieux, avec des jeunes, avec la modernité et le passé, une histoire morcelée comme celle de leur pays et de cette région dans laquelle il n’y a pas besoin d’être très vieux pour avoir une histoire de guerre à raconter. Elles, elles en ont plusieurs, plus des rêves en lambeaux et des espoirs brisés, comme une coquille.
    La troisième partie, surprenante, nous livre en méta une analyse des deux premières par le prisme de la figure de Baba Yaga, donc. Et c’est absolument fascinant. Cette figure mythique, pas très bien connue de par chez nous (je ne sais pas toi, mais mes connaissances sur le sujet étaient assez fines) a pourtant des émules et des ramifications dans toute l’Europe, pour ne pas dire dans tout le monde. Parce que les vieilles dames sont partout. Analysant la figure de cette sorcière culte des contes slaves, le Dr Aba Bagay nous propose une vision d’ensemble étayée et pointue de la manière dont les sociétés ont considéré leurs vieilles et de celles qui sont venues jusqu’à nous. La mère, l’épouse, la putain, mais aussi la divinité, quatrième face d’une trinité bien restrictive et qui a pu justifier de l’inquisition aux lapidations.

    Elle raconte aussi les fissures d’une région déchirée depuis longtemps et dont les frontières vibrent encore. Nos protagonistes sont né-es dans un pays qui n’existe plus, écartelé et décimé par les nationalismes. Son héroïne-alter-ego déteste d’ailleurs le folklore, qui sert de terreau aux patriotes et de simplificateur aux étonnés étrangers, et sa folkloriste bulgare de la troisième partie rendra aux mythes et contes leur complexité et à Baba Yaga sa puissance.

    Alors installe-toi bien confortablement dans ton mortier, donne un coup de pilon pour décoller, un peu de balayage pour dissimuler tes traces et découvre la puissance et la complexité de vieillir avec ces visages de Baba Yaga. Regardons, enfin, les puissantes, celles qu’on ignore et que l’on craint. Rejoignons l’internationale des babas.

    Traduit du croate par Chloé Billon
    Éditions Christian Bourgois
    454 pages

  • Une histoire simple – Leila Guerriero

    Si les vachers argentins, de nos jours, ont perdu les attributs des gauchos, la culture de ces cow-boys de la Pampa est toujours vivace. Dans ce folklore, on retrouve une danse, le malambo. Le pèlerinage annuel des danseurs de malambo les mènent à Laborde, province de Córdoba, pour le festival annuel qui s’y tient. Et leur Graal : devenir champion du concours de Malambo Mayor.

    Voici l’histoire d’un homme qui a participé à un concours de danse.
    À cinq cents kilomètres de Buenos Aires au sud-est de la province de Córdoba, la ville de Laborde a été fondée en 1903 sous le nom de Las Liebres. Elle compte six mille habitants et se trouve dans une zone, colonisée par des immigrants italiens au début du siècle dernier, qui produit du blé, du maïs et leurs dérivés – de la farine, des moulins, du travail pour des centaines de personnes. Sa prospérité, aujourd’hui renforcée par la culture du soja, se reflète dans des villages qui semblent sortis de l’imagination d’un enfant sage ou d’un maniaque de l’ordre : des petits centres urbains avec leur église, leur place principale, leur mairie, des maisons avec jardin, un 4×4 Toyota Hilux dernier modèle rutilant devant la porte, parfois deux. La route régionale numéro 11 traverse beaucoup de villages identiques : Monte Maíz, Escalante, Pascanas. Laborde se trouve entre Escalante et Pascanas : un village avec son église, sa place principale, sa mairie, ses maisons avec jardin, 4×4, etc. Une ville de plus parmi le millier de villes de l’intérieur dont le nom n’est familier pour aucun autre habitant du pays. Une ville comme il y en a tant, dans une zone agraire comme tant d’autres. Mais pour certaines personnes – mues par un intérêt très spécifique- , aucune ville au monde n’est plus importante que Laborde.

    Nous retrouvons Leila Guerriero, grande journaliste argentine dont je t’ai déjà parlé ici pour son livre sur les suicides de jeunes gens dans la ville de Las Heras, ou encore là pour son récit sur la guerre des Malouines et l’équipe d’anthropologie médico-légale qui redonne aux morts leur identité. C’est pour un sujet beaucoup plus léger, mais non moins émouvant, que nous allons de nouveau suivre (aveuglément) les traces de la journaliste.

    La petite ville de Laborde accueille donc depuis les années 60 un festival folklorique tourné autour des arts de la scène, et veut surtout mettre en avant le malambo. Cette danse traditionnelle gaucho rassemble tous les éléments de l’image d’Epinal des gardiens de vaches argentins : la tenue, le regard noir et dur, la force physique, l’endurance, la provocation, la fierté. D’une durée de 2 à 5 minutes (plutôt 4 à 5 pour Laborde), accompagnée d’une guitare et d’une grosse caisse, le malambo demande à son danseur une puissance physique et une endurance digne d’un sportif de haut niveau. Ce sont des mouvements rapides, saccadés, répétés, souples et gracieux qui demandent un tonus musculaire et une résistance hors du commun. Il y a le malambo du Sud, qui se danse pieds presque nus, et celui du Nord, bottes aux pieds. Et pour chacun, ce regard sombre, cette fierté, ce défi lancé au public qui fait partie de la performance. Ce n’est pas le public qui porte le danseur, mais le danseur qui embrase les foules.

    Y s’passe un truc, non ? (Source)

    Leila Guerriero ne connaît pas grand-chose à cette danse, cette culture gaucho, lorsqu’elle arrive à Laborde pour la première fois. Après cette découverte saisissante, elle suivra pendant un an Rodolfo González Alcántara, vice-champion, pendant sa préparation en vue de la prochaine édition.
    Je te le disais en introduction, lectrice, lecteur, mon chavirement, être reconnu champion de malambo à Laborde, c’est un Graal. Si le festival n’est pas particulièrement touristique, il est l’alpha et l’omega des vrais aficionados, des apasionados, de ceux qui vivent gauchos, qui incarnent en dansant l’esprit et les valeurs de ces conquérants de la Pampa. Pourtant, les sacrifices sont énormes pour ces jeunes gens souvent peu riches. Le temps d’entraînement physique, de danse, la préparation des costumes, le financement des trajets l’embauche d’un entraîneur spécialisé souvent ancien champion lui-même. Le titre suprême est synonyme, si ce n’est de richesse, d’une réputation qui peut grandement améliorer la vie de ses tenants. Mais la victoire est à double tranchant…

    Je ne t’en dirai pas plus, l’histoire est trop belle, trop folle, trop improbable et vivante pour que tu ne la vives pas toi-même. Leila Guerriero sait comment nous raconter ces feux intimes qui nous consument, qu’ils viennent du désespoir ou de la joie, qu’ils aient une origine sociale ou qu’ils naissent dans les rêves. Savoir raconter avec autant de tendresse, d’émotion et de sérieux une histoire, en effet fort simple et pourtant si riche, si primordiale, pour nous porter aux larmes et le corps tendu est un exploit au moins aussi grand que d’enchaîner des mudanzas et des zapateos pendant 5 minutes.
    ¡Viva Leila !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martínez Valls
    Éditions Christian Bourgois
    144 pages

  • Récitatif – Toni Morrison

    Twyla et Roberta se rencontrent au foyer St-Bonaventure lorsqu’elles ont huit ans. Beaucoup de choses semblent les séparer, mais, pendant cette période, la solitude et la séparation (temporaire) de leurs mères les rapprochent. Au fil des ans, elles se recroiseront et leurs rencontres porteront avec elles les tensions sociales et raciales de l’époque. Car les deux petites ne sont pas de la même couleur de peau.

    Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. Voilà pourquoi on nous a emmenées à St-Bonny. Les gens veulent vous prendre dans leurs bras quand vous leur dites que vous avez été dans un foyer, mais franchement, celui-ci n’était pas mal. Pas une immense salle en longueur avec cent lits comme à Bellevue. Quatre par chambre, et quand on est arrivées, Roberta et moi, il y avait une pénurie de gosses à prendre en charge, donc on était les seules affectées à la 406 et on pouvait aller d’un lit à l’autre, si on voulait. Et on voulait, en plus. On changeait de lit tous les soirs, et pendant les quatre mois entiers où on a été là-bas, on n’en a jamais choisi un seul pour être notre lit permanent.
    Ça n’avait pas débuté comme ça. A la minute où je suis entrée et où Bozo le Clown nous a présentées, j’ai eu la nausée. Être tirée du lit tôt le matin, c’était une chose, mais être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d’une race tout à fait différente, c’en était une autre. Et Mary, à savoir ma mère, elle avait raison. De temps à autre elle s’arrêtait de danser assez longtemps pour me dire des choses importantes, et une des choses qu’elle a dites, c’était qu’ils ne se lavaient jamais les cheveux et qu’ils sentaient bizarre. Roberta, c’est sûr. Qu’elle sentait bizarre je veux dire. Donc quand Bozo le Clown (que personne n’appelait jamais Mme Itkin, de même que personne ne disait jamais St-Bonaventure) a dit « Twyla, voici Roberta. Roberta, voici Twyla. Faites-vous bon accueil », j’ai répondu : « Ma mère, ça va pas lui plaire que vous me mettiez ici. […] »

    Récitatif est donc l’histoire de l’amitié forte mais brève entre deux petites filles et de leurs retrouvailles au fil des décennies dans des États-Unis bouillonnants tant culturellement que socialement. Et comme on le comprend dans cet incipit, l’une est noire, l’autre blanche. Sauf que jamais, à aucun instant, Toni Morrison ne nous dit qui est de quelle couleur. On cherchera des indices dans leurs conversations, leur posture, leurs goûts, leur vie (on remercie d’ailleurs mille fois la traductrice Christine Laferrière pour les notes indispensables à la bonne compréhension pour le lectorat moins connaisseur de l’histoire des États-Unis à cette époque), mais toutes ces informations, qui peuvent faire pencher notre décision d’un côté comme de l’autre, ne fait que nous renvoyer à nos propres a priori, à nos clichés, à notre racisme. Faut-il être plutôt blanche ou noire pour avoir une mère fêtarde, ou très croyante ? Qui est plus à même de traverser les États-Unis avec des hippies pour écouter Jimi Hendrix ? Qui épousera un homme riche ?

    Rien n’est clair, ou plutôt tout est clair : nous voulons savoir. Nous cherchons cette information, soit pour assurer nos croyances et nos convictions sur ce qu’est un·e noir·e ou une blanc·he aux États-Unis, soit pour les bouleverser, mais nous cherchons la couleur dans chaque mot, chaque intonation, chaque geste.

    On peut avoir tendance à projeter sur Twyla, la narratrice, la couleur de l’autrice. Ou la nôtre, en tant que lecteur·ice, par identification. En tant que lecteur·ice européen·ne, nous allons également faire appel à tous les codes vus dans les films et séries états-uniennes pour essayer de repérer les indices, car il y en a forcément, non ? Pendant ce temps, telle une mise en abyme de notre propre désarroi, les rencontres entre les deux femmes font remonter un souvenir, celui de l’aide de cuisine du foyer, Maggie, femme muette à la peau couleur sable moquée et brutalisée par les filles plus grandes. Nos deux héroïnes ont-elles un jour, elles aussi, succombé à la facilité de l’agression ? Les souvenirs sont flous et Twyla se perd, cherche des repères auxquels s’accrocher dans cette enquête. Maggie elle-même était-elle noire ou blanche ?

    Il suffit de quelques pages à Toni Morrison pour faire voler en éclat notre assurance, nos croyances, et pour nous confronter à notre propre racisme, à nos idées reçues. Cette édition est augmentée d’une postface de Zadie Smith, indispensable pour analyser et décortiquer tout le travail de Toni Morrison pour parvenir à ce flou littéraire et sociétale qui nous paralyse tant.

    Une nouvelle incroyable, un exercice littéraire et social et une expérience de lecture indispensable !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
    Postface de Zadie Smith
    Éditions Christian Bourgois
    122 pages

  • Fantaisies guérillères – Guillaume Lebrun

    Nous sommes en l’an de grâce quatorze cents et des brouettes, et la guerre de Cent ans bat son plein. Le royaume de France ne ressemble pas à grand-chose, Charles VI le Fol vrille toujours plus du ciboulot, et entre deux intrigues de cour, on s’emmerde un brin. Yolande d’Aragon, en tout cas, tourne un peu en rond. L’épouse de Louis d’Anjou, homme pieu s’il en est, n’en peut plus de cette guerre interminable et des querelles entre Armagnacs et Bourguignons. Après avoir casé sa fille Marie avec Charles le Dauphin, elle décide de prendre en main la prophétie qui évoque l’arrivée d’une jeune vierge amenant au couronnement dudit Charles futur VII, parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
    Notre chère Yolande se fait donc éducatrice de quinze pucelles, rebaptisées Jehanne 1, 2, 3… 15, pour enfin faire advenir la prophétie.

    Laisse-moi me présenter comme il se doit :
    my name is Yolande,
    and I am from Aragon,
    née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine. Alors que j’étais enfin en âge de pouvoir sécher les vêpres, une grande guerre civile s’est déclenchée. Sache que c’est pur hasard si je me tiens du côté des Armagnacs plutôt que celui des Bourguignons. J’eusse pu être en inverse et le vivre aussi bien. Nonobstant, il faut reconnaître que tout avait mal commencé pour les gens de la classe mil trois cents quatre-vingts. Car, bien avant la scission fatale dont je te parle, le royaume était plongé et jusqu’à l’aine en grande bataille. Contre les traîtres d’ascendance englishoise. Eux aussi héritiers du trône de France, par directe lignée d’Isabelle la Louve, en survivance des roys maudits, et voulant comme tout le monde leur place au banquet : ce qui donna lieu à quatre-vingts-dix ans de négociations outre-Manchettes à coups de flèches et d’épées.

    Nous voilà donc avec une duchesse pas piquée des hannetons, quinze Jehanne en gestation et des conflits et intrigues en veux-tu en voilà. Et si tu savais, lectrice, lecteur, ma dulcinée, ce qui t’attend, tu n’en croirais pas tes mirettes. Alors accroche-toi à tes chausses et reprends du café.
    Je ne veux pas t’en dire trop sur l’intrigue générale de ce roman décoiffant (#cliché1) parce que je ne suis pas comme ça, je veux que tu vives toi aussi cette incapacité à poser ce livre devant la folie de cette histoire. Pas de raison que je sois la seule avec des cernes, bordel.

    C’est un sacré tableau que nous dresse l’auteur, de ce début de XIVème siècle que l’on voit souvent très austère et morne (et masculin, hein). Yolande d’Aragon se joue des conventions pour mener à bien ses plans, Jehanne future d’Arc se pâme devant les poitrines corsetées (ou pas, d’ailleurs), des soldats tombent en amour entre eux et les hommes de pouvoir n’ont guère dans le cerveau que de la confiture, probablement empoisonnée, d’ailleurs, par notre chère Yolande.

    Guillaume Lebrun nous embarque donc dans une relecture complètement barrée (#cliché2) de l’histoire de Jeanne d’Arc, personnage figé et complexe s’il en est, d’une manière absolument formidable. Tu le constates toi-même avec cet incipit, il commence par nous proposer une langue fort peu commune, mélangeant anglicisme, ancien français et argot contemporain. Aussi originale que musicale, cette langue tisse le rythme du récit et nous entraîne dans la sarabande endiablée de l’épopée jehannesque de Yolande et sa troupe de prophétesses en devenir. Pas radin sur les clins d’œil, il parsème le tout de références culturelles improbables, et réussit le tour de force de ne pas nous perdre ni nous lasser et d’intégrer parfaitement le tout à la trame globale de son histoire.

    Roman foutraque (#cliché3), féministe, queer, amoureux des genres et profondément historique, Fantaisies guérillères donne à notre Jeanne nationale un visage autre que borgne et rend à Yolande d’Aragon sa place dans l’histoire de France. Alors ne boude pas ton plaisir, lectrice, lecteur, ma très chère, et plonge dans la guerre de Cent ans la bave aux lèvres, la poitrine nue et la lame acérée !

    Christian Bourgois
    320 pages

  • Mortepeau – Natalia García Freire

    Lucas vit avec son père, Juan, sa mère, Josephina et leurs 4 domestiques/nourrices dans une grande maison du paramo équatorien entourée d’un jardin luxuriant. Un soir, deux hommes se présentent à la porte du manoir. Juan les accueillera à bras ouverts et les installera chez lui, et avec eux la lente décrépitude de sa famille.
    Après un temps d’exil, Lucas revient chez lui et s’adresse à son père, mort et enterré dans le jardin. Il va lui raconter comment il a perçu et vécu l’irruption de ces deux hommes, la déchéance familiale et ses retrouvailles avec ce lieu autrefois paradisiaque.
    Felisberto et Eloy, les deux énigmatiques visiteurs, semblent sortis de nulle part. Nul ne sait ce qu’ils ont dit à Juan pour le convaincre de les recevoir, ces deux voyageurs crasseux et repoussants. Accueillis comme des invités de prestige, ils ne tardent pas à faire peser sur la maisonnée une atmosphère de crainte et de dégoût, mêlée d’une séduction malsaine.  Josephina, passionnée par ses fleurs, son jardin et toute la vie qu’il habite, femme sensible et atypique proche du blasphème dans cette société cadrée par la morale catholique, va être la première à subir les effets de l’aura malfaisante des visiteurs, qui va rapidement toucher, en suivant les rhizomes qui relient chaque être de la maisonnée, tout ce qui vit.

    Je ne crois pas que mon défunt père m’observe. Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d’araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes. Peut-être même qu’un scorpion s’est posé près de son visage à moitié décomposé, et tous deux évoquent les dessins qui ornent les tombeaux des pharaons égyptiens.
    Nous l’avons enterré à proximité de l’endroit où je m’allonge, derrière ces statues de pierre. Si je creuse toute la nuit, je pourrai le trouver, qui sait si j’attraperai en premier ses mains, ses pieds ou le bas du pantalon de son costume noir. Qui sait comment son cadavre s’est installé pour reposer en paix. Nous l’avons mis en terre sans prendre la peine de changer le vieux complet qu’il portait, car son corps sentait déjà.

    C’est le récit d’une déchéance, d’un pourrissement que confie Lucas à l’oreille de son père en décomposition. Le récit, aussi, d’une fin brutale porté par une domination incompréhensible et inimaginable. Comment ces deux hommes, gigantesques et repoussants, puants, desquamant, ont pu ainsi séduire le père et détruire cette famille riche et établie, s’insinuant dans sa chair, dans sa tête, contaminant tout autour d’eux ? Lucas, abandonné et méprisé par son père, puis contraint à l’exil, à l’esclavage, maltraité, va se raccrocher à ce à quoi sa mère tenait le plus : la nature, les fleurs, les insectes. Cette vie qui grouille, qui se glisse et rampe, qui pourrait nous recouvrir tous, devient le monde du jeune homme. Face à la putréfaction provoquée par Felisberto et Eloy, il se range du côté de ceux qui vivent et survivent dans l’humus, qui se l’approprient. Contre la morale catholique des édiles du village qui a pris parti pour le père et les deux envahisseurs il plonge dans les traditions andines et au-delà, se créé un panthéon païen, terrien, dont les dieux, les déesses et les idoles ont 6, 8 ou 1000 pattes, rampent, gluent, crépitent et fouissent.

    Macabre et poétique, Mortepeau est aussi dérangeant qu’il est fascinant, comme une araignée énorme qui tisse sa toile beaucoup trop près et dont on ne peut détacher le regard. Natalia García Freire nous plonge dans un gothique lyrique pour nous conter la fin d’une famille, la fin d’un monde, aussi, et l’envie viscérale d’une vengeance. La beauté du texte est amplifiée par sa noirceur dérangeante. Comme les insectes qui fascinent et accompagnent Lucas, on sent le fourmillement des mots sur notre épiderme, sans pouvoir, ni vouloir, y faire quoi que ce soit.

    Traduit de l’espagnol (Équateur) par Isabelle Gugnon
    Éditions Bourgois
    160 pages

  • Le Troisième Reich – Roberto Bolaño

    Udo Berger, un jeune Ouest-allemand, part en vacances en Espagne avec sa chère et tendre Ingeborg. Il retrouve, sur la Costa Brava, les paysages et l’hôtel de son enfance, toujours tenu par la belle Frau Else et son mari. La plage, le soleil, les boîtes de nuit, l’endroit semble parfait pour occuper de jeunes gens dans le désœuvrement suave des congés. Mais Udo a l’esprit occupé par autre chose. C’est un joueur de Wargame, et il travaille à la rédaction d’un article sur les stratégies à mettre en place pour l’un d’eux : le troisième Reich. Afin de travailler un peu son style, lui qui n’est pas un grand pratiquant de l’écrit, il décide de tenir son journal.
    Un jeune homme étonnant que cet Udo. Très assuré, presque arrogant, il porte un œil critique et jugeant sur tout ce et ceux qui l’entoure. A peine arrivé à l’hôtel qu’il terrifie et humilie une jeune femme de chambre pour obtenir la table sur laquelle installer son plateau de jeu. Tandis qu’Ingeborg se plonge dans la vie littorale, Udo se retire dans leur chambre d’hôtel, déplaçant chars russes et régiments de la Wehrmacht, rejouant des batailles déjà perdues, plongeant dans l’esprit de généraux vaincus et jugés.

    Lors de ses sorties, Ingeborg fera la rencontre d’un autre couple d’Allemands, Charly et Hanna. Ces quatre-là se retrouveront pour picoler et faire la tournée des boîtes, croisant sur leur chemin le Loup et l’Agneau, habitants du coin, et le Brûlé, loueur de pédalo défiguré, qui serait originaire d’Amérique latine et dont les brûlures ne seraient pas accidentelles.
    Entourés d’hommes soit mystérieux tel le Brûlé dont il ignore tout et qui ne livre rien, ou comme Charly et les deux Espagnols, brusques et violents qui se déploient dans l’alcool et semblent capables d’écraser les autres pour leur plaisir, Udo se réfugie dans son wargame et entame un jeu désespéré de séduction avec Frau Else, figure froide et distante, gérante, épouse d’un homme mourant, fantasme d’une adolescence qui s’éloigne.
    Puis un drame, évoqué, anticipé, évité avant de devenir réel, et c’est le monde qui bascule. Udo perd pied. Pour se raccrocher, il entamera une partie de Troisième Reich avec le Brûlé, qui incarnera avec force et vigueur les armées Alliées.

    Par la fenêtre pénètrent la rumeur de la mer mêlée aux rires des derniers noctambules, un bruit qui est peut-être celui que font les serveurs en rangeant les tables de la terrasse, de temps à autre celui d’une voiture roulant au pas sur le Paseo Maritimo et des bourdonnements sourds et inidentifiables provenant des autres chambres de l’hôtel. Ingeborg dort ; son visage est pareil à celui d’un ange dont rien ne trouble le sommeil ; sur la table de nuit, il y a un verre de lait auquel elle n’a pas touché et qui maintenant doit être tiède et, à côté de son oreiller, à demi recouvert par le drap, un livre de l’enquêteur Florian Linden dont elle n’a lu que deux pages avant de sombrer dans le sommeil. À moi, il m’arrive tout le contraire : la chaleur et la fatigue m’ôtent le sommeil. En général, je dors bien, entre sept et huit heures par jour, de onze heures du soir à sept heures du matin, même s’il est rare que je me couche fatigué.Le matin, je me réveille frais comme un gardon, avec une énergie qui ne faiblit pas au bout de huit ou dix heures d’activité. Autant qu’il me souvienne, il en a toujours été ainsi, et c’est dans ma nature.

    Roman de jeunesse de Bolaño découvert après sa mort, c’est pour ma part ma première incursion dans l’œuvre du grand auteur chilien.  Avec l’appréhension dû à ce que l’on peut entendre sur les romans écartés par l’auteur de son vivant et leur publication posthume, je me suis donc plongée dans les pensées d’Udo.
    Méthodique et tacticien, Udo rejoue à l’envi les batailles les plus meurtrières de la guerre pour mener l’Allemagne vers la victoire. Loin de toute pensée idéologique, seule semble compter pour lui la beauté de la stratégie bien menée. S’il lit et peut admirer certains généraux, ce n’est que pour leur connaissance de l’art de la guerre, en dépit de tout le reste. Mais le nazisme, contrairement à ce qu’il semble croire, n’a pas disparu avec la fin de la guerre. Les meurtrissures, les déchirures et l’insoutenable mal qu’il a déchaîné continuent d’errer. Le Brûlé n’en serait-il pas une des victimes, prêt à tout pour rejouer cette guerre, lui aussi, et empêcher encore une fois leur victoire ? Peut-on anodinement rejouer des batailles sanguinaires menées par des généraux génocidaires ?

    Bolaño interroge, à travers Udo, notre rapport au mal, la fascination qui peut en découler et le décalage que l’on peut avoir par rapport à tout cela. Fascisme, nazisme, mais aussi la violence quotidienne et notre perception, notre réaction face à celle-ci. Dans la torpeur de l’été espagnol, tout cela nous enserre doucement, discrètement, insidieusement, jusqu’à l’étouffement.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio
    Christian Bourgois
    412 pages