Étiquette : équateur

  • Mortepeau – Natalia García Freire

    Lucas vit avec son père, Juan, sa mère, Josephina et leurs 4 domestiques/nourrices dans une grande maison du paramo équatorien entourée d’un jardin luxuriant. Un soir, deux hommes se présentent à la porte du manoir. Juan les accueillera à bras ouverts et les installera chez lui, et avec eux la lente décrépitude de sa famille.
    Après un temps d’exil, Lucas revient chez lui et s’adresse à son père, mort et enterré dans le jardin. Il va lui raconter comment il a perçu et vécu l’irruption de ces deux hommes, la déchéance familiale et ses retrouvailles avec ce lieu autrefois paradisiaque.
    Felisberto et Eloy, les deux énigmatiques visiteurs, semblent sortis de nulle part. Nul ne sait ce qu’ils ont dit à Juan pour le convaincre de les recevoir, ces deux voyageurs crasseux et repoussants. Accueillis comme des invités de prestige, ils ne tardent pas à faire peser sur la maisonnée une atmosphère de crainte et de dégoût, mêlée d’une séduction malsaine.  Josephina, passionnée par ses fleurs, son jardin et toute la vie qu’il habite, femme sensible et atypique proche du blasphème dans cette société cadrée par la morale catholique, va être la première à subir les effets de l’aura malfaisante des visiteurs, qui va rapidement toucher, en suivant les rhizomes qui relient chaque être de la maisonnée, tout ce qui vit.

    Je ne crois pas que mon défunt père m’observe. Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d’araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes. Peut-être même qu’un scorpion s’est posé près de son visage à moitié décomposé, et tous deux évoquent les dessins qui ornent les tombeaux des pharaons égyptiens.
    Nous l’avons enterré à proximité de l’endroit où je m’allonge, derrière ces statues de pierre. Si je creuse toute la nuit, je pourrai le trouver, qui sait si j’attraperai en premier ses mains, ses pieds ou le bas du pantalon de son costume noir. Qui sait comment son cadavre s’est installé pour reposer en paix. Nous l’avons mis en terre sans prendre la peine de changer le vieux complet qu’il portait, car son corps sentait déjà.

    C’est le récit d’une déchéance, d’un pourrissement que confie Lucas à l’oreille de son père en décomposition. Le récit, aussi, d’une fin brutale porté par une domination incompréhensible et inimaginable. Comment ces deux hommes, gigantesques et repoussants, puants, desquamant, ont pu ainsi séduire le père et détruire cette famille riche et établie, s’insinuant dans sa chair, dans sa tête, contaminant tout autour d’eux ? Lucas, abandonné et méprisé par son père, puis contraint à l’exil, à l’esclavage, maltraité, va se raccrocher à ce à quoi sa mère tenait le plus : la nature, les fleurs, les insectes. Cette vie qui grouille, qui se glisse et rampe, qui pourrait nous recouvrir tous, devient le monde du jeune homme. Face à la putréfaction provoquée par Felisberto et Eloy, il se range du côté de ceux qui vivent et survivent dans l’humus, qui se l’approprient. Contre la morale catholique des édiles du village qui a pris parti pour le père et les deux envahisseurs il plonge dans les traditions andines et au-delà, se créé un panthéon païen, terrien, dont les dieux, les déesses et les idoles ont 6, 8 ou 1000 pattes, rampent, gluent, crépitent et fouissent.

    Macabre et poétique, Mortepeau est aussi dérangeant qu’il est fascinant, comme une araignée énorme qui tisse sa toile beaucoup trop près et dont on ne peut détacher le regard. Natalia García Freire nous plonge dans un gothique lyrique pour nous conter la fin d’une famille, la fin d’un monde, aussi, et l’envie viscérale d’une vengeance. La beauté du texte est amplifiée par sa noirceur dérangeante. Comme les insectes qui fascinent et accompagnent Lucas, on sent le fourmillement des mots sur notre épiderme, sans pouvoir, ni vouloir, y faire quoi que ce soit.

    Traduit de l’espagnol (Équateur) par Isabelle Gugnon
    Éditions Bourgois
    160 pages

  • Mâchoires – Mónica Ojeda

    Fernanda et ses inséparables copines sont lycéennes dans le très prestigieux collège-lycée privé Delta de l’Opus Dei, qui accueille la fine fleur féminine de la haute de Guayaquil. Fille d’une fervente militante anti-avortement et sœur d’un frère mort, potentiellement de sa main, elle et ses copines sont les popus du lycée. Mais la vie est assez morne, quand on vit dans un quartier ultra-sécurisé et qu’on peut faire régner sa loi un peu partout. Adeptes de creepypastas et d’histoires horrifiques en général, la petite bande va investir un immeuble en ruine, entouré d’eau stagnante, rempli de serpents et autres reptiles au sang froid et à la dent dure pour y tracer et repousser leurs limites.
    De son côté, Miss Clara prend sa première rentrée dans ce collège-lycée privé. Fille de prof qui se glisse dans les vêtements (et le corps) de sa défunte mère, elle espère que ce nouvel établissement sera également un coup d’éponge sur le traumatisme et l’humiliation que lui ont fait subir deux élèves de son ancien bahut.
    Fernanda, la rebelle, la meneuse, émerge pourtant un jour pieds et poings liés dans une cabane au fin fond de la forêt équatorienne, avec pour seul horizon la jungle dense et moite et un volcan. La ravisseuse n’est autre que Miss Clara, qui a décidé de lui donner une bonne leçon. Mais pour quelle raison ? Ça, Fernanda n’en a pas la moindre idée.

    Elle ouvrit les paupières et toutes les ombres du jour qui se brisait s’engouffrèrent en elle. Ces taches volumineuses -« L’opacité est l’esprit des objets », disait son psychanalyste- laissaient deviner des meubles en piteux état et, plus loin, un corps fantomatique qui nettoyait le sol avec un balai-serpillère pour hobbit. « Merde ». Elle cracha sur le plancher contre lequel s’écrasait le côté le plus laid de son visage de Twiggy-face-of-1966. « Merde ». Sa voix semblait sortir d’un vieux dessin animé en noir et blanc. Elle s’imagina là où elle était, par terre mais avec le visage de Twiggy, qui était en réalité le sien, mis à part la couleur canard-en-plastique des sourcils du mannequin anglais; des sourcils canard-de-bain qui ne ressemblait en rien à la paille brûlée non épilée des siens. Même si elle ne pouvait pas se voir, elle savait exactement dans quelle position gisait son corps et devinait l’expression peu gracieuse qu’elle devait avoir en ce si bref instant de lucidité. La pleine conscience de son image lui donna une fausse sensation de contrôle mais ne la tranquillisa pas pour autant car, malheureusement, la connaissance de soi ne transformait personne en Wonder Woman, ce qu’elle avait besoin d’être pour se libérer des cordes qui lui liaient les mains et les jambes, comme les actrices les plus glamour de ses thrillers préférés.

    L’adolescence, cette période monstrueuse de transformation des corps et des esprits, de lutte violente pour exister par soi-même mais surtout par les autres, par ses amies qui sont le centre de la vie, et contre les mères, ces figures déformées et dévorantes qui ne lâchent jamais prises. Fernanda souffre en silence du manque d’affection donné par sa mère, tandis qu’Annelise, sa meilleure amie, sa sœur de cœur, sa passion, méprise la sienne pour les humiliations qu’elle lui fait vivre depuis l’enfance. Miss Clara, elle, s’est fondue dans le corps et la vie de sa génitrice pour avoir l’impression d’exister, elle s’est glissée entre les dents acides et tranchantes de celle qui l’a mise au monde et rabaissée jusqu’à sa mort.
    La bande de lycéennes jouera à se faire peur en se perdant dans une mythologie créée par Annelise, la plus belle, la plus inventive, la plus extrême, peut-être ? Emportées par la cosmogonie du Dieu blanc, une divinité morbide et violente, elles se lancent dans des défis qui dépassent vite l’envie de frisson propre à la sensation d’immortalité adolescente. Pour vivre une vie d’adulte, il faut aller loin, se faire mal et faire du mal à celles qu’on aime. Leurs dents claqueront de peur et de désir, s’enfonceront dans les chairs pour dévorer les émotions ardentes et incompréhensibles que leurs esprits ne contrôlent pas et que leurs corps exultent.

    Mónica Ojeda nous emmène dans les entrailles émaillées des relations. Mère et filles, amies ou amantes, les attaches entre les personnages de ce roman sont tout sauf simples ou saines. On se rejette, on se dégoute, on se frappe et on se lèche, on se goûte, on s’embrasse et on se mord. Mettant au creux de son texte (et en exergue) la phrase de Lacan « Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça, la mère », elle développe au fil du texte et dans une langue palpitante, oppressante et addictive, cette brutalité latente ou manifeste qui naît de la dualité entre une mère et sa fille, et de la domination intrinsèque à toute relation passionnée et constituante. Fernanda et Annelise, amies fusionnelles depuis l’enfance, partagent en grandissant la même passion pur les histoires d’horreur et le même rejet de leurs mères pathétiques, fausses et rejetantes. Entre amitié et amour, passion et soumission, la ligne est mouvante et les mâchoires se referment, emprisonnant les jeunes filles dans la fausseté de leur vie publique et l’onirisme cosmique, indicible et pervers de leurs fantasmes. Miss Clara Lopez Valverde a, elle, embrassé cette prison de dents et d’os, en se dévouant corps et âme à sa mère malade et méprisante, dont elle aspire la moelle jusqu’à la dernière goutte, pour exister en-dehors d’elle-même et être à la hauteur d’attentes qui ne seront jamais comblées.
    C’est un monde de femmes, autant que la société dans laquelle elles évoluent n’est pas pour elle, voire contre elles. Les hommes passent, rapidement, de loin, souvent loin d’être prêts pour ce que vivent, pensent et se font vivre les filles et femmes qu’ils croisent. Ils se sentent dominants et contrôleurs mais ne sauraient imaginer ou même deviner ce qui se trame derrière ces bouches juvéniles et désirables, derrières ces sourires prudes et carnassiers.

    Mâchoires est un roman terrifiant et fascinant sur les relations intimes et passionnelles entre les mères et leurs filles, les amies, les enseignantes et leurs élèves, ces liens troubles, brusques, sur lesquels nous pensons avoir une emprise et un contrôle mais, qui irrémédiablement nous échappe et laisse sortir le monstre, toutes dents dehors, et son envie inassouvie de dévorer et d’être dévoré.

    Traduit de l’espagnol par Alba-Marina Escalón
    Gallimard
    320 pages