Étiquette : états-unis

  • Nous avons toujours vécu au château – Shirley Jackson

    Mary Katherine et Constance Blackwood sont sœurs. Elles vivent au château Blackwood avec leur oncle Julian, vieil homme en fauteuil roulant et avec un début de sénilité. Constance aime cuisiner, activité dans laquelle elle excelle, nettoyer, ranger, s’occuper de l’oncle Julian et faire plaisir à Merricat. Mary Katherine, elle, aime se promener dans le jardin, dormir dans l’herbe, se soumettre aux rituels de la maison. Elle déteste aller au village pour faire les courses. Elle déteste les villageois, elle déteste les intrus. Elle est la seule à sortir de la maison. Constance et Julian ne sortent plus depuis 6 ans. Depuis qu’un terrible drame a emporté tout le reste de la famille Blackwood.

    Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantagenêt, et les amanites phalloïdes, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.La dernière fois que j’ai jeté un œil aux livres de la bibliothèque, sur la tablette de la cuisine, la date de retour était dépassée de plus de cinq mois, et je me suis demandé si j’en aurais choisi d’autres en sachant que ceux-là seraient les derniers, qu’ils resteraient éternellement sur noter étagère. Chez nous, on déplaçait rarement les choses ; l’agitation, le remue-ménage, cela n’a jamais eu tellement cours, dans la famille Blackwood. On manipulait les petits objets de passage, les livres et les fleurs et les cuillers, mais sous nos pieds, il y avait toujours cette fondation robuste des possessions durables.

    6 ans plus tôt, les parents des deux jeunes femmes, leur frère, ainsi que la femme de l’oncle Julian sont morts, empoisonnés à l’arsenic pendant un repas. Constance, accusée puis acquittée du crime, n’a plus quitté la maison depuis. Un cocon, une grotte protectrice, entourée par les talismans accrochés ou enterrés par Merricat autant pour les protéger à l’intérieur que les isoler de l’extérieur. Car le monde, dehors, est mauvais. Les villageois se moquent et menacent, et les quelques visites de courtoisie que les demoiselles Blackwood reçoivent encore sont autant de perturbation dans leur quotidien. Un beau jour, c’est pourtant une perturbation bien plus violente, un tremblement de terre, un effondrement des plaques tectoniques sur lesquelles nos protagonistes avaient construit leur isolement, qui les engloutit.

    Mary Katherine, notre narratrice, est une jeune femme bien étrange. Aussi protectrice envers sa sœur qu’infantile dans ses attitudes, elle parsème ses journées et ses interactions de sorts, de malédictions et bénédictions laissées au bon vouloir d’objets qui se chargent de ses craintes et ses espoirs. Constance, qu’on imagine traumatisée par les événements passés, se complait dans cet isolement, et malgré les plus ou moins délicates remarques de quelque visiteuse, l’idée de sortir à nouveau, quitter les limites protectrices de cette maison autant prison que havre reste une espèce de rêve que l’on murmure avec le sourire, aussi agréable qu’il est irréel, et donc sans danger. Elle s’amuse des fantasmagories et lubies de sa petite sœur qui ne semblent pas l’inquiéter plus que ça.
    Mary Katherine, elle, sort. Pour le ravitaillement, elle descend au village, bien malgré elle, et en revient avec des vivres et une haine croissante contre ces gens dont elle sent qu’ils pourraient leur faire du mal. Ces gens qui devraient avoir peur, dont elle voudrait qu’ils ne ressentent pas la sienne à leur vue, à leur contact.
    Grande gamine, un peu dirigiste, serait-elle aussi la geôlière ? La raison qui la guide semble emprunter plus à des croyances mystiques liées à la maison et aux objets qu’elle charge de magie qu’à une rationalité plus conventionnelle. Soutenue et protégée tout autant par Constance, elle se voit comme la chevalière qui la défendra.

    Roman qui a tout de l’histoire sombre au soutènement policier, l’étrangeté qui flotte tout du long nous plonge dans une atmosphère fantastique et gothique fascinante. Constance et sa capacité presque magique à proposer une vie d’un délicat faste malgré l’isolement total, Julian et sa manie compulsive de raconter, encore et toujours, les tragiques événements passés, Mary Katherine et son aura de corbeau, jalouse et protectrice comme une louve, farouche et susceptible. Ce petit groupe se bat contre ce mal banal, quotidien, qui s’insinue. La méchanceté des autres, les ragots, les piques.

    Shirley Jackson nous raconte comment se crée une île, une bulle, un folklore. Elle nous raconte aussi une échappatoire autant physique que psychologique à l’horreur, celle du quotidien comme celle, plus extraordinaire et pourtant bien palpable, proche, réchauffante, d’un crime violent, d’une capacité à aller toujours plus loin, pour ce qui serait le plus grand bien.

    Un roman fascinant, donc, qui creuse les peurs et les zones d’ombres des grands jardins, ces petits coins, au bord de l’eau, dont on ne sait avant d’y arriver s’il s’agit d’un doux carré de pelouse tendre et rafraichi ou d’un trou humide et grouillant dont les parois nous resteront dans les mains, quand nous y aurons glissé.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias
    Éditions Rivages
    235 pages

  • Récitatif – Toni Morrison

    Twyla et Roberta se rencontrent au foyer St-Bonaventure lorsqu’elles ont huit ans. Beaucoup de choses semblent les séparer, mais, pendant cette période, la solitude et la séparation (temporaire) de leurs mères les rapprochent. Au fil des ans, elles se recroiseront et leurs rencontres porteront avec elles les tensions sociales et raciales de l’époque. Car les deux petites ne sont pas de la même couleur de peau.

    Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. Voilà pourquoi on nous a emmenées à St-Bonny. Les gens veulent vous prendre dans leurs bras quand vous leur dites que vous avez été dans un foyer, mais franchement, celui-ci n’était pas mal. Pas une immense salle en longueur avec cent lits comme à Bellevue. Quatre par chambre, et quand on est arrivées, Roberta et moi, il y avait une pénurie de gosses à prendre en charge, donc on était les seules affectées à la 406 et on pouvait aller d’un lit à l’autre, si on voulait. Et on voulait, en plus. On changeait de lit tous les soirs, et pendant les quatre mois entiers où on a été là-bas, on n’en a jamais choisi un seul pour être notre lit permanent.
    Ça n’avait pas débuté comme ça. A la minute où je suis entrée et où Bozo le Clown nous a présentées, j’ai eu la nausée. Être tirée du lit tôt le matin, c’était une chose, mais être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d’une race tout à fait différente, c’en était une autre. Et Mary, à savoir ma mère, elle avait raison. De temps à autre elle s’arrêtait de danser assez longtemps pour me dire des choses importantes, et une des choses qu’elle a dites, c’était qu’ils ne se lavaient jamais les cheveux et qu’ils sentaient bizarre. Roberta, c’est sûr. Qu’elle sentait bizarre je veux dire. Donc quand Bozo le Clown (que personne n’appelait jamais Mme Itkin, de même que personne ne disait jamais St-Bonaventure) a dit « Twyla, voici Roberta. Roberta, voici Twyla. Faites-vous bon accueil », j’ai répondu : « Ma mère, ça va pas lui plaire que vous me mettiez ici. […] »

    Récitatif est donc l’histoire de l’amitié forte mais brève entre deux petites filles et de leurs retrouvailles au fil des décennies dans des États-Unis bouillonnants tant culturellement que socialement. Et comme on le comprend dans cet incipit, l’une est noire, l’autre blanche. Sauf que jamais, à aucun instant, Toni Morrison ne nous dit qui est de quelle couleur. On cherchera des indices dans leurs conversations, leur posture, leurs goûts, leur vie (on remercie d’ailleurs mille fois la traductrice Christine Laferrière pour les notes indispensables à la bonne compréhension pour le lectorat moins connaisseur de l’histoire des États-Unis à cette époque), mais toutes ces informations, qui peuvent faire pencher notre décision d’un côté comme de l’autre, ne fait que nous renvoyer à nos propres a priori, à nos clichés, à notre racisme. Faut-il être plutôt blanche ou noire pour avoir une mère fêtarde, ou très croyante ? Qui est plus à même de traverser les États-Unis avec des hippies pour écouter Jimi Hendrix ? Qui épousera un homme riche ?

    Rien n’est clair, ou plutôt tout est clair : nous voulons savoir. Nous cherchons cette information, soit pour assurer nos croyances et nos convictions sur ce qu’est un·e noir·e ou une blanc·he aux États-Unis, soit pour les bouleverser, mais nous cherchons la couleur dans chaque mot, chaque intonation, chaque geste.

    On peut avoir tendance à projeter sur Twyla, la narratrice, la couleur de l’autrice. Ou la nôtre, en tant que lecteur·ice, par identification. En tant que lecteur·ice européen·ne, nous allons également faire appel à tous les codes vus dans les films et séries états-uniennes pour essayer de repérer les indices, car il y en a forcément, non ? Pendant ce temps, telle une mise en abyme de notre propre désarroi, les rencontres entre les deux femmes font remonter un souvenir, celui de l’aide de cuisine du foyer, Maggie, femme muette à la peau couleur sable moquée et brutalisée par les filles plus grandes. Nos deux héroïnes ont-elles un jour, elles aussi, succombé à la facilité de l’agression ? Les souvenirs sont flous et Twyla se perd, cherche des repères auxquels s’accrocher dans cette enquête. Maggie elle-même était-elle noire ou blanche ?

    Il suffit de quelques pages à Toni Morrison pour faire voler en éclat notre assurance, nos croyances, et pour nous confronter à notre propre racisme, à nos idées reçues. Cette édition est augmentée d’une postface de Zadie Smith, indispensable pour analyser et décortiquer tout le travail de Toni Morrison pour parvenir à ce flou littéraire et sociétale qui nous paralyse tant.

    Une nouvelle incroyable, un exercice littéraire et social et une expérience de lecture indispensable !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
    Postface de Zadie Smith
    Éditions Christian Bourgois
    122 pages

  • Un psaume pour les recyclés sauvages – Becky Chambers

    Frœur Dex est moine aux Bocages, dans un monastère en ville. Tout semble plutôt bien se passer, mais iel sent au fond qu’il manque quelque chose dans sa vie. Et ce quelque chose résonne dans l’absence des stridulations des grillons. Iel décide donc d’abandonner sa charge et de devenir moine de thé. Cette nouvelle fonction l’amène à se déplacer sur les routes de campagne de Panga et d’apporter écoute et mélange d’herbes aux habitant·es en besoin. C’est sur une route oubliée que Dex va rencontrer Omphale, un robot venu prendre des nouvelles des êtres humains, après des siècles de séparation.

    Si vous demandez à six moines différents quel dieu règne sur la conscience des robots, vous obtiendrez sept réponses différentes.
    La plus populaire, parmi le clergé comme chez les laïcs, affirme qu’il s’agit de Chal. De qui dépendraient les robots sinon du dieu des constructions ? D’autant plus, explique-t-on, qu’à l’origine les robots avaient été créés dans un but industriel. Même si l’ère des usines est une page sombre de notre histoire, nous ne pouvons ignorer les motifs qui ont donné naissance aux robots. Nous les avons construits pour qu’ils construisent. C’est l’essence même du dieu Chal.
    Pas si vite, rétorqueraient les écologiaires. L’Éveil a eu pour conséquence le départ des robots, qui ont tous quitté les usines pour la nature. Il suffit d’évoquer la déclaration du porte-parole des robots, Niveau-AB#921, lorsque ceux-ci ont refusé d’intégrer la société humaine avec un statut de citoyens libres.
    « Nous n’avons jamais connu d’autres vies que celle conçue par l’humanité, depuis nos corps jusqu’à nos tâches en passant par les bâtiments que nous occupons. Nous vous remercions de ne pas nous contraindre à rester ici, et, même si votre proposition nous touche, nous souhaitons quitter vos villes afin d’observer ce qui n’est pas une création : la nature sauvage. »

    C’est un plaisir doux et délicat que de retrouver Becky Chambers. Dans ce court roman aux allures de conte philosophique, elle déploie avec intelligence sa science-fiction positive et sa vision optimiste de la suite de l’humanité. Nous retrouvons celle-ci après de grands bouleversements, réorganisée, plus proche de la nature, apaisée. Pourtant, tout n’est pas si simple, l’âme humaine aimant à se torturer l’esprit. Et Dex est en pleine crise de conscience. Sa rencontre et son cheminement avec Omphale, robot émissaire de son peuple venant découvrir l’évolution de de l’humanité après des siècles de séparation sera l’occasion pour iel de creuser ce mal-être, ces questionnements incessants. Car Omphale et les autres robots ont une question, une seule, après tant de temps : de quoi les gens ont-ils besoin ?
    Quelle place faut-il avoir dans le monde, dans la société, dans sa propre vie ? Quels objectifs souhaite-iel atteindre et pourquoi ? La vision apparemment naïve car complètement autre du robot va obliger Dex à interroger ses préjugés, ses attentes et son rapport à iel-même. Doit-on absolument avoir une utilité ultime ? La vie n’est-elle qu’un chemin vers un accomplissement unique ou se constitue-t-elle de multiples expériences, découvertes et réalisations qui amènent chacune une pierre à l’édification de notre être, voué quoi qu’il arrive à la disparition ?

    Au milieu des ruines rendues à la nature et dans les volutes réconfortantes des infusions herbacées, Dex et Omphale vont chacun·e (re)nouer avec un passé qui les a construit·es pour tenter de continuer, avec plus de sérénité, à cheminer en guettant toujours les stridulations des grillons.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’Atalante
    133 pages

  • Les tambours du dieu noir – P.Djèlí Clark

    La Nouvelle-Orléans, 1880 (à peu près). Alors que la guerre de Sécession ne cesse pas vraiment, la Nouvelle-Orléans bénéficie d’un statut de territoire indépendant sur lequel l’esclavage n’a plus cours.
    La jeune LaVrille (Jacqueline, pour les taquins), orpheline de 13 ans, vit dans les rues de la ville en faisant délicatement les poches des passants. Un beau jour, elle surprend la conversation de soldats Confédérés et comprend que ceux-ci tentent de mettre la main sur une arme terrible : les tambours du dieu noir. C’est une course contre la montre qui va commencer pour LaVrille, Ann-Marie, la belle capitaine de dirigeable et sa troupe, pour arrêter les Confédérés avant qu’il ne soit trop tard.

    La Nouvelle-Orléans dort jamais, disait ma maman. Comme si la ville savait pas comment faire. Pour s’en mettre plein les mirettes, il suffit de prendre le funiculaire et de grimper au sommet d’un des grands murs, là où les dirigeables viennent s’amarrer toutes les heures. Ces immenses murailles de métal font le tour de la Big Miss. De là-haut, on voit la Nouvelle Alger sur la rive ouest, avec ses chantiers navals asphyxiés de fumées d’usine où les ouvriers grouillent comme des fourmis au milieu des squelettes de navires en construction. A l’opposé, y a les quartiers du centre-ville, piquetés de lampes à gaz qui scintillent comme des étoiles. On aperçoit le Mur est, près du lac Borgne, et celui au nord qui s’étire comme un croissant de lune autour du marais Pontchartrain – que la plupart des gens surnomment la Ville Morte.

    La Vrille est une jeune aventurière comme on les aime : vive, indépendante, connaissant les bas-fonds et les milieux interlopes de sa ville, et surtout la tête pleine de rêves. Frêle silhouette dansante dans les rues de Crescent City, elle ne craint rien que de devoir porter des jupes à froufrous, les soldats Confédérés, et les tempêtes noires. Car en plus des ouragans et autres cyclones, la Nouvelle-Orléans essuie une fois l’an des tempêtes terribles et quelque peu divines, écho incessant d’une arme utilisée par Haïti pour mettre en déroute les armées napoléoniennes vengeresses, les tambours de Shango, le dieu noir.
    Apprenant donc de manière fortuite les intentions des Confédérés, elle file mettre en branle son réseau et c’est accompagné d’Ann-Marie St Augustine, capitaine du dirigeable des Isles Libres Le détrousseur de Minuit, et son équipage, d’un réseau de nonnes surprenantes et d’Oya, la déesse des tempêtes arrivée d’Afrique avec ses ancêtres et qui lui tient compagnie, qu’elle tentera de sauver la Nouvelle-Orléans, et le monde !

    La Nouvelle-Orléans, de la magie, du steampunk, un bout de vaudou et des dirigeables, que demande le peuple ? Et bien pas grand-chose de plus, car cette novella va au bout des attentes qu’elle nous faisait ! Une histoire très bien menée, des personnages attachants et très bien posés en quelques lignes, un univers original et une écriture qui mêle créole caribéen et parler des rues néo-orléanaises. En une quatre-vingtaine de pages, P. Djèli Clark nous déroule son histoire avec vivacité, efficacité et sans fausse note. On se délecte de la traduction qui nous fait profiter de ce mélange des langues.

    Cette novella est suivie d’une autre, qui nous plonge dans une toute autre atmosphère, avec néanmoins quelques similitudes. L’étrange affaire du djinn du Caire nous emmène au début du XXème siècle dans une Égypte qui a vu revenir tout un tas d’êtres fantastiques parmi les humains. Agente du ministère de l’alchimie, des enchantements et des entités surnaturelles, Fatma el-Sha’arawi enquête sur la mort d’un djinn. Tout pousse à croire au suicide, mais divers éléments vont la pousser à chercher plus loin, et lever le voile sur une machination démoniaque.
    On retrouve ici, comme dans la précédente nouvelle, une bonne poignée de steampunk et de magie. L’arrivée de ces créatures puissantes a transformé le pays, lui donnant une nouvelle place dans le monde. La fusion des traditions locales, religieuses et folkloriques s’équilibrent parfaitement et notre protagoniste, Fatma el Sha’arawi, est posée en quelques lignes, forte, indépendante et moderne, une vision adulte, peut-être de ce que deviendra LaVrille ?

    Avec ces deux novellas, P. Djèlí Clark investit deux régions et cultures peu explorées et nous propose des histoires efficaces et prenantes peuplées de personnages attachants et d’idées magiques ! Une belle découverte qui en appelle d’autres ^^

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    L’Atalante
    137 pages

  • L’espace d’un an – Becky Chambers

    Le Voyageur est un tunnelier qui creuse des passages pour rapprocher les mondes.
    Rosemary, humaine originaire de Mars fuyant sa famille, se fait recruter à son bord comme greffière. Elle qui n’a jamais quitté sa planète va se retrouver au milieu de l’espace large en compagnie d’un équipage formé de multiples espèces et personnalités.
    Une nouvelle alliance signée par l’Union Galactique (tant pour des raisons politiques qu’économiques) avec un peuple proche du noyau déclenche une occasion de travail qui ne se refuse pas, et le Voyageur et son équipage hétéroclite se mettent donc en route pour un long voyage vers un inconnu un peu inquiétant.
    Pendant ce voyage, Rosemary va apprendre à connaître les nouvelles personnes de sa vie, dans leur diversité, leur complexité et leur unicité. On y trouve des humains : Ashby, le capitaine exodien, une mouvance ultra-pacifiste, Kizzy et Jenks, les techs, pour ce dernier, fils d’une femme ayant vécu un temps dans une secte qui rejetait tout ce qui était technologie et Corbin, pas le meilleur représentant de son espèce. Puis Sissix, la pilote Aandrisk, le docteur Miam, un Grum médecin et cuisinier du bord, Ohan la paire Sianate de navigateurs et bien sûr Lovey, l’IA qui gère le vaisseau. Ce petit monde créé un joyeux bordel au quotidien et ce long voyage va être pour Rosemary, et les autres, l’occasion de mieux se découvrir et de changer de regard sur les uns et les autres.

    En s’éveillant dans le module, elle se souvint de trois choses. La première : elle voyageait dans l’espace large. La deuxième : elle allait prendre un nouveau poste et n’avait pas droit à l’erreur. La troisième :  elle avait corrompu un fonctionnaire pour obtenir un fichier d’identité falsifié. Même si aucune de ces informations ne constituait une nouveauté, elles n’assuraient pas un réveil agréable.
    Elle n’était pas censée reprendre conscience avant le lendemain, mais c’était le risque quand on voyageait en classe économique. Un billet bon marché ça impliquait un module bas de gamme, avec des substances bas de gamme pour vous endormir. Depuis le décollage, elle s’était réveillée plusieurs fois -émergeant dans la confusion, replongeant dès qu’elle commençait à reprendre pied. Le module baignait dans l’obscurité et il n’y avait pas d’écrans de navigation. Impossible de déterminer combien de temps s’écoulait entre chaque réveil, pas plus que la distance parcourue, ni même si elle avait seulement avancé. L’idée qu’elle pouvait ne pas bouger la rendait nerveuse et lui donnait la nausée.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, bienvenue dans une belle histoire ! Nous sommes ici dans ce que l’on qualifie, crois-je, de SF positive. C’est-à-dire que ce n’est pas la guerre totale dans l’espace et que l’entente galactique se passe dans l’ensemble plutôt bien. On pensera à Le Guin et l’Ekumen dans ces histoires de civilisations qui en découvrent d’autres et leur proposent de rejoindre cette alliance universelle (on retrouve d’ailleurs l’une des plus belles inventions de la SF de Le Guin : l’ansible). C’est positif mais ce n’est pas naïf pour autant. La nouvelle recrue Rosemary fuit les actes d’une famille riche et sans morale, la mission des tunneliers vient surtout de l’avidité due à la découverte de ce qui ressemblerait chez nous à des champs de pétroles sur un territoire de guerres civiles constantes, le système économique dominant reste capitaliste et très libéral, chaque espèce fait preuve de rejet envers les individus qui se retrouvent, volontairement ou non, à la marge, et bien évidemment, entre espèces le spécisme peut s’en donner à cœur joie.
    Pour autant, si Becky Chambers donne à voir cela, son propos me semble tout autre. Elle veut rester dans cette dimension positive et d’espérance. On y côtoie des personnes majoritairement aimables et amicales qui font preuve de compréhension et d’empathie. La grande variété des espèces, tant dans leur apparence que dans leurs mœurs, permet à Chambers de montrer d’autres types de sociétés, de modes de vie et toutes les complexités qui vont avec pour les appréhender avec ses propres filtres : les Aandrisks et leur triple niveau de famille, les Sianates et ce rapport religieux avec leur intrus les amenant à accepter une vie bien particulière en remerciement du « Don » ; mais aussi d’annihilation, avec le Docteur Miam qui est l’un des derniers de son espèce, ou de questionnement éthique avec la question du statut à donner aux IA, très bien racontée par la relation entre Lovey (diminutif de Lovelace (Ada)) et Jenks.

    Le livre est donc d’abord et avant tout une sorte de chronique de la vie de toutes ces espèces entre elles, et d’un échantillon en particulier, ce bel équipage du Voyageur. On parle donc mœurs et traditions, adaptation, amours interdites, amours inter-espèces et homosexuelles. Les habitudes humaines sont également montrées sous le prisme des autres et amènent encore plus d’épaisseur à cette grande fresque vivante galactique. Elle interroge via les rencontres et interactions de ses protagonistes la notion d’individu, d’individualité et de société. Quand peut-on dire qu’une société est intell (intelligente), qui peut le dire, quelles sont les limites à l’ouverture et la coopération vers des peuples ouvertement belligérants, racistes ou autre ?

    Les amateurices de SF hard ou guerrière risqueront d’être déçu-es, mais celleux qui veulent plonger dans un univers qui met en avant les personnes, le fonctionnement et l’histoire d’un système et de ses peuples, qui interroge les habitudes et les clichés de chacun face à l’inconnu, à l’inhabituel, alors pas de doute, il faut lire L’espace d’un an !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’atalante / Le livre de poche
    592 pages

  • Les maître enlumineurs – Robert Jackson Bennett

    La cité de Tevanne s’est développée depuis plusieurs décennies par la maîtrise d’une ancienne forme de magie : les enluminures. Grâce à des sceaux tracés sur les objets, les enlumineurs arrivent à les persuader que leur réalité est légèrement différente de ce qu’ils pensent : par exemple faire croire à une carriole que la route descend alors qu’elle est plate, l’amenant ainsi à avancer toute seule. Cette magie a permis aux 4 grandes familles marchandes d’agrandir leur richesse et leur pouvoir, et bien évidemment de creuser encore plus l’écart avec les moins bien lotis.
    Sancia Grado exerce la dangereuse profession de voleuse indépendante depuis son arrivée en ville. Elle est même l’une des meilleures dans son domaine, de par une petite particularité qui la rend unique. C’est pour cette raison qu’elle se voir confier un job périlleux mais qui peut rapporter gros : voler une petite boîte dans un coffre-fort du Front de mer. Mais le contenu de cette boîte va l’entraîner beaucoup plus loin qu’elle ne pouvait l’imaginer.

    Couchée à plat ventre dans la boue, blottie sous le caillebotis de bois contre les vieilles pierres du mur, Sancia Grado songeait que sa soirée ne se déroulait pas comme prévu.
    Tout avait pourtant plutôt bien commencé. Grâce à ses faux identifiants, elle avait réussi à s’introduire dans le domaine des Michiel sans difficulté ; les gardes des premières portes lui avaient à peine accordé un regard.
    Puis elle était arrivée au tunnel de drainage et… les difficultés étaient apparues. D’accord, le plan était solide : le tunnel lui avait permis de passer sous les portes intérieures et les murs pour se rapprocher de la fonderie Michiel. Mais ses informateurs avaient omis de mentionner qu’il grouillait de scolopendres, de vipères de boue et qu’il charriait merde et crottin.

    Une voleuse, un butin, de la magie et beaucoup de péripéties. Nous voilà là, penses-tu, lectrice, lecteur, ma belle, dans une trame somme toute assez classique en fantasy. Ce n’est pas faux. Mais c’est aussi tellement plus que ça !
    Tevanne est une cité qui peut nous rappeler une Venise de la Renaissance. Les quartiers des 4 maisons marchandes qui la dirigent rassemblent les plus riches, et les parias, les exclus vivent dans les Communs, coupe-gorge insalubre. Sancia débarque ici, fuyant un passé que je te laisserai découvrir, avec un secret : elle est la première humaine à avoir été enluminée, ce qui lui donne quelques facilités dans son métier de voleuse puisqu’elle peut « communiquer » avec les objets.  Quelques problématiques sociales également car tout ce qu’elle touche parle avec elle, depuis la fourchette, la carotte et le morceau de poulet jusqu’à la peau des autres.
    L’enluminure est une magie ancienne, issue d’un peuple depuis longtemps disparu, presque mythique, dont seule une infime partie des connaissances et de l’histoire a traversé le temps. C’est dans ces mystères, ceux des enluminures et de ses lointains créateurs, que le vol de cette petite boîte, va entraîner Sancia et ses futur·es acolytes.

    Robert Jackson Bennett (déjà auteur de Vigilance, dont la chronique est ici) part d’un postulat assez commun et en tire un roman non seulement passionnant et bien écrit, mais qui nous propose au fil des pages un univers très complet, dense et foisonnant. Le système magique des enluminures fait presque pencher le roman vers une cyber-fantasy, tant son fonctionnement et les usages qui en sont faits se rapprochent de l’informatique. Du code, de l’intelligence artificielle, des humains augmentés… Le tout dans un univers très sombre et désespéré, profondément inégalitaire et injuste. Le quatuor d’aventurier·ères qui se forme propose des personnages très fouillés qui partent de stéréotypes du genre pour se développer et se dévoiler au fur et à mesure. On se réjouira d’ailleurs de la présence de personnages LGBT qui se glissent là tranquillement, sans tambour ni trompette mais avec aplomb, changeant quelque peu et en mieux les règles des romances en fantasy.
    Les aventures épiques dans lesquelles s’embarquent nos protagonistes sont renforcées d’une réflexion sociale et politique bien tissée. Les maisons marchandes toutes puissantes, occupées à s’affronter entre elles, écrasent le reste des habitants de la ville et exploitent et torturent des esclaves dans de lointaines plantations. Les enluminures offrent des possibilités folles qui soulèvent des questions éthiques, d’autant que leur véritable puissance, perdue en même temps que l’histoire de leurs créateurs, les redoutables hiérophantes, laisse entendre un potentiel bouleversement du monde et de la manière même de se penser en tant qu’être humain.

    Un premier tome passionnant qui puise dans plusieurs genres et joue sur leurs codes pour nous raconter une histoire palpitante qui n’oublie ni le fond, ni la forme, ni le panache !

    Traduit de l’anglais (américain) par Laurent Philibert-Caillat
    Albin Michel Imaginaire
    631 pages

  • Vigilance – Robert Jackson Bennett

    John McDean est un marketeux, un vrai, un bon. Il connaît son public-cible sur le bon des doigts et sait comment l’attraper, l’attendrir et le happer pour lui vendre à peu près tout et n’importe quoi. Et ce talent, il le met au service de la chaîne de télévision ONT (One Nation’s Truth, rien de moins). Son grand chef-d’œuvre, il n’en est pas peu fier, c’est l’émission de « télé-réalité » Vigilance. Calibrée pour l’américain moyen, blanc, homme, cis, au-delà de la quarantaine, se sentant supérieur et menacé avec un désir ardent de protéger son pays, sa famille d’une menace invisible mais bien présente, Vigilance fait un carton, et sa programmation imprévue, son irruption bien calculée sur les écrans télé rajoute à son succès.

    Vigilance, c’est ce que les États-Unis font de mieux, leur grande spécialité. McDean choisit un lieu, une heure, des gens à qui il donne des armes. Vigilance c’est une fusillade organisée, un massacre diffusé à une heure de grande écoute pour vendre des lunettes infrarouges et des fusils d’assaut, des monte-escaliers et le rêve américain. Car après tout, si les gens sont près à regarder d’autres gens se faire abattre sur un stream dégueulasse, autant que ça rapporte de l’argent, non ?

    Seul dans l’ascenseur, John McDean ferme les yeux, écoute le bourdonnement de la machinerie et passe mentalement en revue le résultat de ses recheches.
    Sa Personne Idéale a entre soixante-quatre et quatre-vingt-un ans. Son actif net moyen est de 202 900 dollars, c’est un homme blanc dont les factures médicales ne cessent d’alourdir la dette.
    Conditions de vie, pense-t-il.
    La Personne Idéale de McDean est incontestablement de banlieue proche ou lointaine, habite depuis plus de dix ans un environnement résidentiel rigoureusement planifié (deux arbres sur chaque pelouse de devant, lotissement sécurisé, six styles de briques différents), dans un pavillon d’une surface de 200 à 600m² – en d’autres termes, elle n’est pas en quoi que ce soit « urbaine » dans le sens « citadine », et elle est incontestablement isolée.
    Changement de variable, pense-t-il. Mariage.

    Glaçant, non ? Je ne te le fais pas dire. Et diablement efficace. Robert Jackson Bennett situe sa novella à quelques années de nous, à peine. Les États-Unis sont en plein effondrement, le pays est ruiné et brûle de toute part, la jeunesse s’est fait la malle. Le développement des IA a permis un bon de géant dans la reconnaissance et la définition de profils, pour le plus grand bonheur du capitalisme et son bras armé : le marketing. La « morale » (ouais, je sais, ça pique) de Vigilance, l’émission, est simple : si tu es un bon américain, tu sauras te défendre face à l’irruption d’une menace armée, d’un tueur préparé. Sinon, dommage. Un bon américain est armé et sait faire face à l’imprévu pour protéger sa famille et son pays.

    En à peine 200 pages, l’auteur nous dessine un tableau aussi sidérant qu’il est (terriblement) réaliste. Nous suivons alternativement McDean dans le lancement et le déroulement du nouvel épisode de Vigilance, et Delyna, jeune femme afro-américaine, serveuse de son état et loin de la cible visée par le programme télé. Elle assiste, médusée, à la hype qui précède le début de l’épisode. Les frémissements des gens, entre crainte d’être dans la zone et excitation de faire ses preuves, puis le glissement vers l’analyse et le jugement du comportement des gens qui sont en train de se faire buter sous leurs yeux. Ils auraient fait mieux, eux, c’est sûr, ils sont prêts, ils sont vigilants.

    200 pages dans l’Amérique de Trump, ça ne fait pas envie, ce n’est pas agréable, mais sur le papier (et surtout en ce moment) c’est indispensable.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gilles Goullet
    Éditions Le Bélial’
    165 pages

  • Les oiseaux du temps – Amal El-Mohtar & Max Gladstone

    Bleu et Rouge sont deux combattantes d’une guerre temporelle millénaire qui oppose les armées de la Commandante et celle de Jardin. Sautant d’une époque à une autre, chacune tente de déjouer les ruses de l’armée ennemie afin de faire basculer la victoire dans son propre camp. Mais un jour, un échange épistolaire se tisse entre les deux adversaires, qui, au fil des temps et des mots, deviendra une histoire d’amour passionnée et interdite qui cherchera une manière d’exister au milieu de ce conflit interminable.

    C’est une lutte intemporelle entre la technologie et la nature dont les combattants sautent d’époque en époque pour orienter et manipuler le destin des personnes et renforcer leur camp. Dans ce conflit manichéen, Bleu, du camp de Jardin, et Rouge, du camp de la Commandante, sont deux guerrières surdouées et ultra-entraînées. Rusant pour déjouer les desseins de l’autre, elles entament une correspondance secrète. D’abord provocantes, elles s’ouvrent et se confient progressivement l’une à l’autre, interrogeant leurs envies, leurs désirs, leur place dans ce conflit qui veut décider de la destinée de l’humanité.
    Élevées et augmentées pour le combat, elles découvriront au fil des lettres un autre monde par les yeux de l’ennemi et s’imprègneront de cette altérité qu’elles ignoraient jusqu’alors. Une altérité qui s’enflammera pour laisser place à un amour d’autant plus fort qu’il est impossible, la découverte ne serait-ce que de l’existence de ces lettres les condamnant par leur camp à une mort certaine pour trahison. Il n’y a que ces lettres, leur sincérité, leurs interrogations à cœur ouvert. Mais l’expérience de cette altérité ne va-t-elle pas remettre en cause le sens même de leur existence ?

    Quand Rouge gagne, il ne reste qu’elle.
    Le sang nappe ses cheveux. Elle exhale de la vapeur dans la dernière nuit de ce monde mourant.
    C’était amusant, songe-t-elle, mais cette pensée la gêne aux entournures. C’était propre, au moins. Remonter les fils du temps vers le passé pour s’assurer que personne ne survivrait à cette bataille et ne contrarierait les futurs prévus par son Agence – des futurs dans lesquels l’Agence règne, dans lesquels Rouge elle-même est possible. Elle est venue nouer ce brin d’histoire et le brûler jusqu’à ce qu’il fonde.

    Nous entrons dans un monde bien étrange. Bleu et Rouge sautent de brin en brin pour tenter d’influer sur le cours du temps et prendre l’armée adversaire de vitesse, dans une guerre qui semble n’avoir ni début ni fin. Au milieu de ce conflit sanglant et immuable, les deux combattantes se rencontrent à travers leurs mots, leurs sensations et la curiosité de découvrir cet ennemi omniprésent.
    Nous passons d’un point de vue à l’autre. L’une va découvrir, au cours d’une mission, la lettre laissée par l’autre, et nous la découvrirons avec elle. Ces lettres, personnes d’autre ne doit les lire, et même les reconnaître en tant que telle. Elles déploieront des trésors d’imagination afin de maintenir leur histoire secrète, tout en se délectant des charmes de la correspondance.
    Sur cette guerre au long cours, nous n’en saurons guère plus. Ici, ce qui intéresse les auteurices tient à cette nouveauté pour Bleu et Rouge qu’est la découverte de l’autre et la naissance des sentiments. C’est aussi la place de l’individu dans une communauté et l’expression d’une individualité au cœur de celle-ci. C’est finalement l’expérience d’une altérité et d’une humanité dans toute sa complexité, raconté avec une grande poésie et beaucoup d’émotion.

    Une superbe novella très originale et émouvante qui met au premier plan avec beaucoup de poésie et de délicatesse la naissance d’un amour fort et le questionnement de ce qui nous rend unique et multiple dans un monde sombre et dual. À découvrir absolument !

    Traduit de l’anglais par Julien Bétan
    Éditions Mnémos – Label Mu
    192 pages

  • La porte de cristal – N.K. Jemisin

    Les livres de la Terre fracturée, tome 2

    Alerte : si tu n’as pas lu le tome 1, lectrice, lecteur et que tu y penses, ne lis pas cette chronique (ainsi que la 4ème de couverture du tome 2, tu te priverais d’une partie du plaisir du 1er tome !)

    La cinquième Saison qui commence semble partie pour durer et ne laisser aucun être humain vivant derrière elle.

    Essun, anciennement Syénite, précédemment Damaya, a trouvé refuge dans la comm’ souterraine de Castrima. Elle y retrouve Albâtre, son ancien mentor et amant (et tant d’autres choses) qu’elle n’avait plus revu depuis la tragédie de Meov. À moitié pétrifié et complètement responsable du rift qui déchire la planète en deux, il assure connaître une solution pour que le monde ne vive plus de saisons. Il s’agirait de rapatrier la Lune, un satellite perdu, et apaiser enfin la colère du père Terre.
    Parallèlement à tout ça, Jija, le père infanticide, caracole toujours plus vers le Sud avec sa fille Nassun. Objectif pour le père : sauver sa fille de cette orogénie qui la détruit pour la rendre normale. Il existerait un lieu pour cela, paraît-il.

    Après un premier tome qui ne nous laissait pas beaucoup le temps de respirer, entre la découverte du Fixe, son fonctionnement et les aventures de nos héroïnes, pour fusionner vers ce sidérant climax final, pas facile de rester à niveau. Essun, donc, après environ un an sur les routes à la poursuite de son mari et de sa fille, rejoint la comm’ orogène-friendly de Castrima. Elle y fera des retrouvailles et des découvertes surprenantes, continuera d’apprendre à maitriser et comprendre son orogénie, mais aussi celle des autres. Car Castrima a besoin des orogènes pour subsister (rien n’est jamais gratuit), et la plupart des présent·es n’a jamais reçu l’éducation du Fulcrum sur la question. Essun va donc non seulement apprendre à vivre en communauté avec des Fixes en assumant qui elle est, mais aussi explorer et accepter la grande diversité de la communauté orogène et des différentes pratiques qu’elle recoupe.

    À côté de ça, nous suivons Nassun et son père. Il n’a de cesse d’espérer sauver sa fille de ce péché qui la ronge. Elle essaie de survivre et de comprendre ces sentiments contradictoire d’amour/haine à l’égard de ce père qui l’a toujours tant protégé et qui serait désormais capable de la tuer en un instant, mais aussi pour sa mère, toujours si dure, si froide, si brutale. Aux côtés d’autres jeunes orogènes et sous l’encadrement de Schaffa (que de revenants !), elle mesurera l’étendue de sa puissance et devra se positionner dans le grand plan qui se tisse, bien au-dessus d’elle, pour l’avenir du monde. Nassun doit se construire en opposition à ses parents qui ne l’ont jamais compris, arqués qu’ils étaient, chacun à leur manière, sur leurs a priori et leurs certitudes, et semble trouver dans un Schaffa métamorphosé un allié et un protecteur tel qu’elle n’en a jamais connu.

    Hum. Non. Je ne raconte pas comme il faut.
    Après tout, chacun est à la fois lui-même et d’autres. Ce sont les relations d’une créature qui cisèlent sa forme ultime. Je suis moi et vous. Damaya était elle-même, plus la famille qui l’avait rejetée, plus les gens du Fulcrum qui l’avaient ciselée jusqu’à en faire une lame aiguisée. Syénite était Albâtre et Innon et les malheureux habitants d’Allia et de Meov, les comms disparues. Vous êtes maintenant Tirimo et les gens qui parcourent les routes couvertes de cendres et vos enfants morts… et l’enfant vivante qu’il vous reste.
    Que vous récupérerez.

    S’il reste encore de nombreuses zones mystérieuses et surprenantes dans cet univers, ce second tome nous en apprend beaucoup et continue de creuser et analyser les questions sociétales. L’acceptation de soi reste un thème central, qui s’enrichit considérablement en interrogeant non seulement le vivre-ensemble alter (les rapport orogènes-fixes prennent de l’épaisseur), mais aussi l’identité et la multiplicité de celle-ci dans un groupe que l’on pouvait imaginer homogène. Les orogènes, persecuté·es et exclu·es, ont développé des manières différentes d’être, de vivre et d’exister avec leurs pouvoirs, leurs particularités. Essun, sortie du moule institutionnel, avec un droit de vie légal, se situe malgré tout encore du point de vue des bourreaux. Elle devra s’arracher à ces certitudes, partager avec sa communauté, leur apprendre et apprendre d’elles et eux.

    Un deuxième tome qui m’a bien happée et qui maintient le suspense sur la suite. Un excellent page-turner qui continue à nous interroger et se montre donc aussi addictif qu’intelligent. Vivement la suite (et la fin… !)

    Traduit de l’anglais par Michelle Charrier
    J’ai lu
    493 pages

  • La cinquième saison – N.K. Jemisin

    La Terre, ou une planète qui y ressemble, dans un futur relativement lointain. Les continents se sont rapprochés jusqu’à retrouver une structure pangéenne que les habitants appellent le Fixe. Ce qui est cocasse, car on découvre très rapidement que ce continent est un peu trop fréquemment traversé par des tremblements de terre. Parsemé de villes plus ou moins grandes appelées des comms, les habitants sont reconnus par leur ascendance qui leur donne bien souvent leur place dans la société. Parmi eux, les Orogènes, qui ont le pouvoir de « sentir » la terre, de pouvoir la contrôler, la calmer quand elle tremble, ou de l’agiter.

    Nous allons y suivre Essun, Damaya et Syénite, trois Orogènes, à des moments charnière de leur vie et à trois époques différentes.
    Essun quitte sa comm à la poursuite de son mari qui s’est enfui avec leur fille, orogène comme sa mère, et a tué leur fils de trois ans, qui commençait à montrer les premiers signes d’orogénie. Le tout alors que commence une cinquième saison.
    La jeune Damaya, elle, est recueilli par un Gardien pour être emmené au Fulcrum, «l’école» des Orogènes à Lumen.
    Syénite est une jeune femme quatre-anneaux (l’équivalent des étoiles militaires en gros, qui indique le niveau de maîtrise d’un orogène sur ses pouvoirs) à qui le Fulcrum confie deux missions : partir avec Albâtre, le plus puissant des orogènes, seul dix-anneaux, à Allia pour un travail précis, et se reproduire avec le même Albâtre, pour obtenir un enfant puissant.

    Commençons pas la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant.
    D’abord une fin personnelle. Une pensée lui tournera dans la tête encore et encore, les jours suivants, quand elle s’imaginera la mort de son fils en essayant de trouver un sens à ce qui en est aussi foncièrement dépourvu. Elle posera sune couverture sur le petit corps brisé d’Uche – sans lui cacher le visage, parce qu’il a peur du noir – et elle s’assiéra à côté de lui, engourdie, indifférente au monde qui, dehors, touche à sa fin. Il l’a déjà atteinte en elle, et ce n’est pas la première fois qu’il en arrive là, ni dehors ni en elle. Elle a l’expérience de ce genre de choses. Voilà ce qu’elle pense à ce moment-là et plus tard : au moins, il était libre« 

    Tout cela est un peu perturbant ? Ce n’est pas complètement faux… Reprenons du début, déplions nos cartes et chaussons nos lunettes.

    Ce continent appelé le Fixe est soumis à des mouvements telluriques soudains et dévastateurs qui, de temps en temps, prennent une ampleur imprévue et se termine souvent par l’apparition d’un super-volcan dont l’éruption va provoquer pluies acides, nuages de cendres, incendies… dont la persistance peut aller de quelques mots à plusieurs décennies. Une cinquième saison désigne donc cette période de survivalisme qui suit une énorme catastrophe naturelle dont les conséquences causent non seulement des milliers de morts immédiats, mais transforment également la planète et les manières de vivre des populations.

    Autant dire que la vie est plutôt rude. Surtout pour les Orogènes. En effet, ces femmes et hommes doté·es de ce pouvoir de ressentir et influer sur les mouvements terrestres sont perçus comme des monstres par le reste de la population et sont bien souvent, dans certaines régions, réduits en esclavage voire assassinés sans qu’il n’en soit dit quelque chose. Les plus chanceux seront repérés et emmenés au Fulcrum, un centre de formation à l’orogénie situé à Lumen, la capitale. Mais là-aussi, aucun n’est vraiment libres, et la moindre faiblesse ou erreur est puni de mort par la main d’un Gardien. Ils sont envoyés et répartis, selon leur puissance, à différents endroits du continent pour y apaiser et contrôler la terre.

    Comment des personnes dont le pouvoir peut rendre aux autres une certaine insouciance quotidienne peuvent-ils être traités de la sorte ? C’est là l’un des points principaux de ce roman (et sans doute de la suite, celui-ci étant le 1er d’une série de 3). En effet, la force principale de cette histoire tient aux propos forts et engagés de l’autrice sur de nombreuses thématiques, avec beaucoup de finesse et d’intelligence. On peut voir, à travers la répression à l’encontre des orogènes, la ségrégation de nombreux peuples et minorités. Elle traite dans ce premier volet ce rejet et cette violence sous plusieurs axes qui nous apportent une vision plus générale des croyances des populations. Elle y met également en avant les dogmes qui rythment la vie des différentes comms. Le quotidien pouvant s’effondrer à n’importe quel moment, chaque instant de la vie, voire de la journée, est marquée par une sentence de la lithomnésie, un dogme faits de proverbes et maximes égrenés comme un chapelet et gravés dans le marbre qui annonce la bonne conduite à tenir pour survivre. Nos protagonistes, déjà confrontés à la violence de leurs contemporains et de la société qui les exploite, vont progressivement s’interroger sur la cohérence de ce qui est présenté comme une sagesse ancestrale qui a permis à l’humanité de survivre à de nombreuses cinquièmes saisons. Est-ce vraiment le seul chemin, la seule manière de vivre ?

    La cinquième saison est un premier tome brillant, original et passionnant qui nous immerge dans un univers sombre et dur (âme sensible, fais attention, des fois c’est vraiment pas rigolo du tout) et questionne ses personnages et ses lecteurs sur ce dans quoi il les embarquent. Un roman très immersif et remuant qui arrive à parler directement de sujets complexes sans les dénaturer ou les caricaturer. Une très grande réussite !

    Traduit de l’anglais par Michelle Charrier
    J’ai Lu
    543 pages