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  • Portrait huaco – Gabriela Wiener

    Gabriela Wiener, journaliste et écrivaine péruvienne, vient de perdre son père. Elle qui vit en Espagne depuis des années retourne donc à Lima auprès de sa famille pour dire adieu au paternel, qui n’était pas un homme simple. En effet, Raúl Wiener menait une double vie, d’une part « l’officielle » avec sa femme et ses deux filles dont Gabriela, et d’autre part la « parallèle » auprès de sa maîtresse et d’une autre enfant. Et puis à ce père elle doit ce nom de famille tout à fait étranger de Wiener, elleux qui sont les descendant·es de Charles Wiener, explorateur juif autrichien naturalisé français qui a visité (et pillé) le Pérou à la fin du XIXème siècle.
    Être la (potentielle) descendante d’un explorateur-pilleur-de-tombes-, qui a profité de son passage au Pérou pour faire un enfant à une femme et emporter avec lui celui d’une autre, mais qui a raté le Machu Picchu, faut-il en rire ou enrager ?

    Ce qu’il y a de plus étrange à être seule ici, à Paris, dans la salle d’un musée ethnographique, presque sous la tour Eiffel, c’est de penser que toutes ces statuettes qui me ressemblent ont été arrachées au patrimoine culturel de mon pays par un homme dont je porte le nom.
    Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. Un arrière-arrière-grand-père est à peine un vestige dans la vie de quelqu’un, mais pas lorsque cet ancêtre a emporté en Europe rien moins que quatre mille pièces précolombiennes. Et quand son plus grand mérite est de ne pas avoir trouvé Machu Picchu, mais d’avoir été à deux doigts de le faire.
    Le Musée du quai Branly est dans le VIIe arrondissement de Paris, au milieu du quai qui porte le même nom, et c’est un de ces musées européens qui renferment d’importantes collections d’art non occidental en provenance d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Autrement dit, ce sont de très beaux musées érigés sur des choses très laides. Comme s’il suffisait de peindre les plafonds avec des motifs aborigènes australiens et d’installer plein de palmiers dans les couloirs pour que nous nous sentions un peu chez nous et oubliions que tout ce qui se trouve à cet endroit devrait être à des milliers de kilomètres de là. Moi y compris.

    Pas facile, donc. D’autant que si papa Wiener est un Blanc, maman, elle, est une chola, Gabriela est donc porteuse des gènes du pilleur et des pillé·es. Ce retour au Pérou est le début d’un grand bouleversement, de beaucoup d’interrogations qui couvaient dans l’existence du père et se retrouvent désormais sans contenant. Il y a son rapport au pays quitté, elle immigrée péruvienne en Espagne, pays colonisateur ; son lien avec son ancêtre et l’histoire familiale qu’il transporte ; sa gestion de cette double vie paternelle, elle qui, partie du Pérou avec Jaime son mari aussi cholo, vit désormais en couple polyamoureux et partageant leur lit et leur vie avec Roci une Espagnole, autre incarnation peut-être dans sa vie de la colonisation. La boucle est bouclée ?

    C’est un grand bond introspectif que fait ici notre narratrice. Un bond ? Un saut, une chute, car rien ne semble vraiment contrôlé, quand bien même l’autrice travaille ces questionnements depuis longtemps. Un jeune journaliste séduisant dans les rues de Lima et c’est le coup de canif dans le contrat polyamoureux ; un bandeau sur un œil et le père devient celui d’un autre ; un chercheur français ayant écrit sur Wiener devient dépositaire de la vérité filiale. Tout vacille et Gabriela doit reconstruire sa réalité pour avancer de nouveau. Elle compose, rencontre, assume, écrit, jalouse, baise, écrit, pleure, recherche, jalouse encore, elle se meut par cette nécessité impérieuse de comprendre ce passé composé pour être capable de continuer à imaginer la suite, retrouver les éléments et le sens de tout ce qui la fait elle, parmi le monde.

    Questionnement intime et enquête historique et social, dans ce « roman » Gabriela Wiener passe en revue les sujets majeurs qui traversent sa vie et irriguent en débordant la société. La décolonisation des vies est-elle un doux rêve ? C’est surtout un travail brutal qui ne cesse jamais et qui remet et est constamment remis en question pour la narratrice, qui passe par l’histoire de son pays, l’histoire familiale, celle de ses propres amours et de sa sexualité.

    Un récit drôle (oui oui), incisif, qui sème ses remous dans le corps et le regard, morcèle, recolle et fissure pour que chacun·e puisse y prendre ce qui colmatera les failles pour former une nouvelle carte, inconnue, chemin après chemin.

    Traduit de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    160 pages

  • Les bâtardes – Arelis Uribe

    Deux cousines séparées par une dispute entre mères se retrouvent quelques années plus tard ; une chienne seule dans une rue, la nuit ; une passion naissante entre deux jeunes femmes qui n’ont rien en commun ; les premières amours virtuels qui prennent corps, parfois qu’on le veuille ou non et sans que l’on ne sache quel sera ce corps ; une visite bouleversante dans une école du sud ; une question irrépondue sur le stockage des heures perdues en attendant le 29 février ; deux amies inséparables séparées, qui, peut-être vont se retrouver.

    Quand j’étais petite, avec ma cousine, on s’embrassait. On jouait à la poupée Barbie, à manger de la terre ou à frapper dans nos mains en chantant. Je passais un week-end sur deux chez elle. On dormait dans son lit. Parfois, on enlevait le haut de nos pyjamas et on jouait à plaquer nos tétons les uns contre les autres, à l’époque ce n’était que deux taches rosées sur un buste plat. On avait toujours été ensemble. Nos mères étaient tombées enceintes à deux mois d’intervalle. Elles nous avaient allaitées en même temps, changées en même temps, on avait eu la varicelle en même temps. Il était presque évident que plus tard on habiterait ensemble et qu’on jouerait à la dînette et à la poupée, cette fois dans la vie réelle. Je croyais que ce serait toujours elle et moi. Mais les adultes abîment tout.

    Huit nouvelles pour raconter le Chili à hauteur de jeunes filles et femmes dont le quotidien, morne, semble se limiter à une vie de banlieue grise, un lycée triste et décrépi, des amitiés fortes vouées à se dissoudre dans des injonctions sociales strictes, des amours écrasées par les classes sociales et les avenues qui séparent les quartiers populaires des résidences bourgeoises de Santiago. À l’ombre de la cordillère, le Pacifique n’existe pas et Santiago est une île au milieu d’un Chili lui-même insulaire. Pas de misérabilisme, de défaitisme, de grandes tragédies ici, seulement une vie quotidienne que les narratrices habitent en ayant l’impression qu’une autre vie leur échappe. La vie des établissements privés inatteignables, seule porte vers la réussite sociale, le beau mariage avec un homme blanc, les voyages en Europe. Avec leurs airs de journaux intimes, de confessions sous un arbre à l’oreille d’une amie dont on aurait presque honte du contenu tellement il nous paraît insignifiant et peu intéressant, les nouvelles d’Arelis Uribe racontent les jours ignorés de celles que le Chili met de côté. L’insécurité des rues la nuit qui pousse une jeune étudiante à se reconnaître dans cette petite chienne qui trottine à ses côtés, inconsciente, contrairement à la narratrice, du danger qui la guette. Les écoles délabrées, dans les quartiers populaires de Santiago, de l’Araucanie et d’ailleurs, là où la beauté renversante du paysage tranche avec la pauvreté, le racisme et la violence sociale qui enserrent les filles. La grossesse adolescente qui vient tuer le jeu de l’enfance, les possibilités d’un rêve qui n’existait pas et ancre l’enfermement dans un schéma qui n’en finit plus de se répéter.
    En racontant ce qui, pour elles, sont des petites déceptions de la vie, les premiers flirts déçus, le mépris pour les peuples autochtones et les métis qui se glissent jusque dans les conversations d’enfants, elles prennent voix, elles trouvent une parole jusqu’alors étouffée et qui, peut-être, a rejoint le cri de l’estallido social de 2019 dans un souffle rageur. Car les héroïnes d’Arelis Uribe comprennent, consciemment ou non, qu’elles sont prisonnières d’un ogre, de ce système néo-libéral autoritaire dont le Chili ne parvient pas à se libérer, d’un monde dans lequel, pour la majorité, la Bolivie est un ailleurs lointain et l’Araucanie une histoire médiatique de violences. Il suffirait peut-être d’une entorse, d’un coup de tête et de possibles retrouvailles pour prendre en main, ne serait-ce qu’un instant, un peu de pouvoir sur sa vie.

    Arelis Uribe donne un porte-voix à ces jeunes femmes, métisses, pauvres ou juste pas assez fortunées pour pouvoir prétendre à autre chose, amoureuses déçues d’avance qui perçoivent leur vie comme insignifiante, et y apporte tout son sens. Elle leur donne, enfin, leur place et leur importance.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon
    Postface de Gabriela Wiener
    Quidam éditeur
    113 pages