Étiquette : isabelle gugnon

  • Kentukis – Samanta Schweblin

    Une nouvelle mode commence à s’étendre à travers le monde. Mignons, étranges, connectés et équipés d’une caméra, les Kentukis font fureur. Ils peuvent être dragons, taupes, lapins ou corbeaux, ils sont choupinous et plutôt muets. Et grâce à eux, les êtres humains ont une autre possibilité de tester les limites de leur curiosité et de leur propension au voyeurisme…

    La première chose qu’elles firent, c’est montrer leurs seins. Elles s’assirent toutes les trois au bord du lit, face à la caméra, retirèrent leurs T-shirts et, l’une après l’autre, dégrafèrent leurs soutiens-gorge. Robin n’avait presque rien à montrer mais elle le fit quand même, plus attentive aux regards de Katia et d’Amy qu’au jeu en soi. Si tu veux survivre à South Bend, avaient-elles dit un jour, il vaut mieux que tu sois du côté des forts.
    La caméra était installée dans les yeux de la peluche qui tournait parfois sur les trois roulettes dissimulées à sa base, avançait ou reculait. Quelqu’un la dirigeait depuis un autre endroit, elles ignoraient qui. C’était un petit panda simple et élémentaire, mais il avait plus l’air d’un ballon de rugby dont l’une des extrémités aurait été tronquée, ce qui lui permettait de rester debout. Quelle que soit la personne qui se tenait de l’autre côté de la caméra, il les suivait en tâchant de ne rien rater, et c’est pourquoi Amy souleva le panda et le posa sur un tabouret pour que leurs poitrines soient à son niveau. Il appartenait à Robin, mais tout ce que possédait cette dernière était aussi à Katia et à Amy : tel était le pacte de sang qu’elles avaient passé le vendredi, qui les liait pour le restant de leurs jours. Et à présent, chacune devant faire son petit numéro, elles se rhabillèrent.

    Le fonctionnement de ces petites peluches connectées est aussi simple qu’étonnant. D’un côté, une personne acquiert le charmant animal, le ramène à son domicile et le branche. Elle doit veiller à ce que la batterie reste chargée. Le kentuki, équipé de roulettes et d’une caméra, reste ensuite inanimé en attendant son activation. Quelque part ailleurs, n’importe où, n’importe qui, achète de son côté un numéro de série. En s’identifiant sur une interface, il prend le contrôle d’un kentuki et peut donc observer et se déplacer dans la demeure du propriétaire de l’objet.
    C’est ainsi qu’une dame péruvienne se retrouve dans l’appartement d’une jeune allemande ; qu’un jeune garçon guatémaltèque se retrouve quelque part en Suède ; qu’un italien partage son salon avec une taupe bien silencieuse ou qu’un Pékinois et une Tapeïenne se croisent dans le salon bourgeois d’une fratrie lyonnaise.

    Tu imagines bien, lectrice, lecteur, mon regard en coin, tout ce qui pourrait arriver. Imagine avoir cette peluche muette à roulettes chez toi, qui te suit, t’observe à travers son œil fixe, qui acceptera ou pas d’entrer en communication avec toi. Cette créature inhumaine mais vivante, qui comprend ce que tu fais sans jamais interagir avec toi. Comment te comporterais-tu ? Et si tu étais de l’autre côté ? Si tu pouvais voir quelqu’un vivre sans forcément te considérer, en t’intégrant immédiatement dans son quotidien. Elle cuisine, mange, boit, se lave, ramène des gens, fait l’amour. Elle te traite comme… un humain ? un animal ? Un meuble ? Une absurdité ? Et si… il lui arrivait quelque chose ? Et si… tu voyais quelque chose d’anormal. D’ailleurs qu’as-tu vraiment vu ?

    Samanta Schweblin, grande voix de la nouvelle génération d’autrices latino-américaine, n’a pas son pareil pour nous déporter légèrement à côté de la normalité. Légèrement, mais suffisamment pour que ça gratte, que ça pince. Veut-on voir ou être vu ? Se montrer ou regarder ? à travers un canevas de situations et de personnages, elle explore les motivations conscientes ou non de l’un comme de l’autre, poussant le jeu jusqu’aux limites. Toucher la neige pour la première fois, protéger quelqu’un que l’on ne connaît pas. Torturer une machine en omettant que, derrière la caméra, quelqu’un regarde. Les dérives sont nombreuses, on les découvre au fil des ouvertures de boîtes et des premières connexions. Celleux qui en ont les moyens profiteront de ce que d’autres sélectionnent pour eux des destinations de rêves : qui veut vivre dans un appartement luxueux au Qatar ? Dans un penthouse des Caraïbes ? Une favela pour une immersion réaliste dans les quartiers chauds de Rio ? L’exploration de ce réseau mondial est vaste et complexe entre voyeurisme et attachement sincère, dans une relation qui ne fait finalement que se heurter à la lentille de la caméra de la petite bête.

    Après le très bon recueil Des oiseaux plein la bouche et le très dérangeant court roman Toxique, Samanta Schweblin continue de nous montrer ce qu’il y a sous le voile de nos sociétés en nous laissant nous demander si ce sont vraiment ses histoires qui sont dérangeantes…

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions Gallimard
    265 pages

  • La maison de la lagune – Rosario Ferré

    Buenaventura Mendizábal débarque à Porto Rico en 1917. Originaire d’Estremadure, il fera fortune sur l’île en vendant des produits d’épicerie de son Espagne natale et du monde, fournissant les tables des caciques et notables de l’île les saveurs les plus fines. Des années plus tard, son fils Quintín épouse Isabel Monfort. Tandis que l’île se déchire sur son statut et son avenir, la famille Mendizábal vit son chant du cygne. Isabel, sans n’en rien dire, décide de raconter son histoire et celle de la famille de son époux, intrinsèquement liées à celle de Porto Rico.

    Ma grand-mère disait toujours qu’avant de s’amouracher de quelqu’un il valait mieux regarder sa famille à deux fois, car on n’épouse pas seulement son petit-ami mais ses parents, ses grands-parents, ses arrières-grands-parents et toute leur kyrielle d’ancêtres. Bref, selon elle, à bon chien, chasse de race. Je refusais de l’écouter malgré ce qui s’était passé lorsque Quintín et moi étions à peine fiancés.
    Ce soir-là, Quintín était venu me rendre visite dans notre maison de Ponce. Assis sur le canapé en rotin, nous flirtions sous la véranda comme tous les amoureux de l’époque, quand un malheureux garçon de seize ans poussa une romance de l’autre côté de la rue. Le chanteur, fils d’une famille connue, s’était secrètement épris de moi. Je l’avais quelquefois rencontré à Ponce ou dans des fêtes, mais nous n’avions pas été présentés et il ne m’avait jamais adressé la parole. Il avait découvert mon nom en bas de la photo annonçant mes fiançailles avec Quintín Mendizábal dans le journal local. Ponce était une petite ville où tout le monde se connaît, trouver mon adresse lui fut un jeu d’enfant.
    En apprenant que j’étais déjà fiancée, le garçon sombra dans une grave dépression. Il n’en sortait que pour se poster sous le chêne rouvre en face de chez nous, rue Aurora, et chanter Quiéreme mucho d’une voix qui semblait descendre du ciel. C’était la troisième fois qu’il venait mais, ce soir-là, Quintín était à mes côtés sur le canapé recouvert d’une cretonne à motifs d’hibiscus.

    Isabel commence donc, en secret, l’écriture d’un roman familial qui couvre plusieurs décennies et générations. Mais Quintín découvre le manuscrit et, en secret également, le lit et enrage. Car cette histoire c’est celle d’un homme, son père, qui a fait fortune de manière pas toujours très honnête, en trompant et trahissant, qui a épousé une femme dont il a bridé les désirs artistiques et enfermé dans un rôle de mère aliénant. Issu d’une famille pauvre d’Espagne, Buenaventura n’aura de cesse de monter les échelons et de préserver sa fortune et son statut. Mais dans la société portoricaine, qui va devoir choisir entre l’indépendance, l’union définitive avec les États-Unis ou le maintien de son statut comme état libre associé, plus que l’origine sociale compte la couleur de peau. Dans de grands livres tenus par l’évêché on note la teinte du sang. Porto Rico est pourtant un sacré melting-pot de cultures : espagnols, italiens, français, corses, états-uniens y côtoient des arrivants des pays caribéens et latino-américains. Adossée aux États-Unis, l’île a bénéficié d’aides qui l’ont transformé en petite Suisse des Caraïbes. Pour les nantis, l’indépendance serait une catastrophe, la porte ouverte à la décadence comme en Haïti ou à Cuba, et seul le rattachement au grand frère du Nord permettrait de maintenir leurs privilèges et leurs bonnes conditions.
    Les familles d’Isabel et Quintín ont traversé et traverseront chaque grande étape de cette histoire. Immigrés venus y chercher un rêve caribéen, paysans ayant pu profité qui d’un mariage, qui d’un héritage, d’une terre, pour faire fortune, les vies vont et viennent au fil des événements. On y trouvera autant les piliers rigides d’une culture catholique inamovible que les traditions toujours vivantes des descendant-es d’esclaves, représenté-es ici par Petra Avilés, la domestique fidèle qui, malgré sa relégation dans la cave de l’immense maison de la lagune construite par Buenaventura sur la source d’eau qui a lancé sa fortune, marquera la famille Mendizábal de sa présence et son empreinte, elle et les siens vivant tout autant les fortunes et les malheurs de leurs riches employeurs.

    Fresque historique, romanesque, féministe et sociale, La maison de la lagune arrive à raconter avec élan et passion les combats politiques, la ségrégation, les carcans religieux et familiaux. Les annotations de la lecture secrète de Quintín montrent comment ces castes réagissent à tous ces chamboulements tant sociétaux que familiaux. Combats entre frères et sœurs, reniement filial, manipulation, contrebande, amours déçues ou perdues, c’est une saga familiale passionnante qui nous apprend toute la complexité de la société portoricaine.

    Traduit de l’espagnol et de l’anglais (Porto Rico) par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil
    404 pages

  • Mangeterre – Dolores Reyes

    Mangeterre est bien jeune lorsque sa mère meurt, sous les coups de son père. Elle est à peine plus âgée lorsque sa professeure, Ana, disparaît. Mais Mangeterre a un don, et grâce à celui-ci, la police retrouve le corps d’Ana. Lorsqu’elle goûte la terre foulée par les disparu·es, elle les voit, elle voit ce qui leur est arrivé. Mise au ban par les autres, c’est pourtant une foule de personnes qui vient, jour après jour, déposer une bouteille du sol de leurs proches évanoui·es devant la maison qu’elle habite avec son frère.

    -Les morts ne traînent pas chez les vivants, il faut que tu comprennes ça.
    -Je m’en fous, Maman est toujours ici, chez moi, dans la terre.
    -Arrête ton char, tout le monde t’attend.
    S’ils ne veulent pas m’écouter, j’avale de la terre.
    Avant, je l’avalais pour moi, parce que j’étais en pétard, que ça les dérangeait et que ça leur faisait honte. Ils disaient que la terre était sale, que j’allais avoir le ventre gonflé comme un crapaud.
    -Lève-toi maintenant. Et va te laver.
    Après, je me suis mise à manger de la terre pour d’autres qui voulaient parler. D’autres qui étaient déjà partis.
    -À ton avis, pourquoi il y a des cimetières ? Pour enterrer les gens. Allez, va t’habiller.
    -Je me fous des gens. Maman est à moi, elle reste ici.

    Il y a cette mère dont le fils handicapé mental a disparu, ce frère, policier, qui cherche sa sœur, cet autre frère qui sonde le Paraná de las Palmas. Et tous les autres. En Argentine, le terme disparu·es a depuis longtemps une résonnance particulière, terre dont la terre et la mer garde en son sein précieux, comme ailleurs en Amérique latine, les desaparecidos de la dictature de Videla.
    Ici, ce sont d’autres victimes. Des femmes, beaucoup, des enfants aussi, tou·tes arraché·es au sol par la violence des hommes. Mangeterre la connaît, cette violence qui lui a pris sa mère. Alors qu’elle grandit, elle sait qu’elle y va à grands pas, vers cet affrontement inéluctable.
    En attendant, après son renvoi de l’école, elle traînasse chez elle, avec son frère et ses potes. Ils boivent de la bière, jouent à la Play, se cherchent. Et elle regarde ces bouteilles de tristesse et d’espoir meurtri qui s’accumulent. La douleur de leur consommation jamais n’est compensée par le soulagement de la vérité, toujours insoutenable. Elle choisit donc ses combats et plonge dans la mémoire du sol souillé pour rendre aux mort·es leur dernière vérité, et peut-être un peu de justice.

    On décompte en moyenne 258 féminicides par an en Argentine (212 au 31 octobre 2022, probablement 248 sur l’année. Source : feminacida / Ahora que sí nos ven). Ce fléau, faute d’autre mot, est combattu pied à pied par des militantes, là-bas et ailleurs en Amérique Latine. La jeune Mangeterre grandit au cœur de ce drame. La brutalité des gens et de la société est son quotidien, et la violence une rengaine désagréable. Sa distance et sa froideur, qui pourraient la faire passer pour désabusée, sont avant tout une protection, car elle ressent la peur, le mépris et le froid de la lame dans sa chair lorsqu’elle ingère cette terre humide chargée d’une histoire invisible plus lourde qu’elle.
    Elle aurait de quoi vouloir y disparaître volontairement, dans cette terre. Mais c’est là le tour de force de Dolores Reyes dans cette histoire forte et rugueuse. Si elle n’est jamais dupe, Mangeterre garde, consciemment ou non, quelque rempart en elle, et avance. Les premières amours, les amitiés, les projets, même. Avec son frère à ses côtés, fidèle malgré le danger et l’étrangeté quand tous s’en vont, la terre ne se contente pas de porter la parole des morts, elle peut aussi soutenir le poids des vivantes.

    Un premier roman d’une grande puissance qui pousse les voix des disparu·es et effrite la terre, en attendant qu’elle tremble suffisamment pour les libérer toutes, celles qui y étouffent encore, jusqu’à ce que leurs cris soient entendus.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions J’ai Lu
    250 pages

  • Mortepeau – Natalia García Freire

    Lucas vit avec son père, Juan, sa mère, Josephina et leurs 4 domestiques/nourrices dans une grande maison du paramo équatorien entourée d’un jardin luxuriant. Un soir, deux hommes se présentent à la porte du manoir. Juan les accueillera à bras ouverts et les installera chez lui, et avec eux la lente décrépitude de sa famille.
    Après un temps d’exil, Lucas revient chez lui et s’adresse à son père, mort et enterré dans le jardin. Il va lui raconter comment il a perçu et vécu l’irruption de ces deux hommes, la déchéance familiale et ses retrouvailles avec ce lieu autrefois paradisiaque.
    Felisberto et Eloy, les deux énigmatiques visiteurs, semblent sortis de nulle part. Nul ne sait ce qu’ils ont dit à Juan pour le convaincre de les recevoir, ces deux voyageurs crasseux et repoussants. Accueillis comme des invités de prestige, ils ne tardent pas à faire peser sur la maisonnée une atmosphère de crainte et de dégoût, mêlée d’une séduction malsaine.  Josephina, passionnée par ses fleurs, son jardin et toute la vie qu’il habite, femme sensible et atypique proche du blasphème dans cette société cadrée par la morale catholique, va être la première à subir les effets de l’aura malfaisante des visiteurs, qui va rapidement toucher, en suivant les rhizomes qui relient chaque être de la maisonnée, tout ce qui vit.

    Je ne crois pas que mon défunt père m’observe. Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d’araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes. Peut-être même qu’un scorpion s’est posé près de son visage à moitié décomposé, et tous deux évoquent les dessins qui ornent les tombeaux des pharaons égyptiens.
    Nous l’avons enterré à proximité de l’endroit où je m’allonge, derrière ces statues de pierre. Si je creuse toute la nuit, je pourrai le trouver, qui sait si j’attraperai en premier ses mains, ses pieds ou le bas du pantalon de son costume noir. Qui sait comment son cadavre s’est installé pour reposer en paix. Nous l’avons mis en terre sans prendre la peine de changer le vieux complet qu’il portait, car son corps sentait déjà.

    C’est le récit d’une déchéance, d’un pourrissement que confie Lucas à l’oreille de son père en décomposition. Le récit, aussi, d’une fin brutale porté par une domination incompréhensible et inimaginable. Comment ces deux hommes, gigantesques et repoussants, puants, desquamant, ont pu ainsi séduire le père et détruire cette famille riche et établie, s’insinuant dans sa chair, dans sa tête, contaminant tout autour d’eux ? Lucas, abandonné et méprisé par son père, puis contraint à l’exil, à l’esclavage, maltraité, va se raccrocher à ce à quoi sa mère tenait le plus : la nature, les fleurs, les insectes. Cette vie qui grouille, qui se glisse et rampe, qui pourrait nous recouvrir tous, devient le monde du jeune homme. Face à la putréfaction provoquée par Felisberto et Eloy, il se range du côté de ceux qui vivent et survivent dans l’humus, qui se l’approprient. Contre la morale catholique des édiles du village qui a pris parti pour le père et les deux envahisseurs il plonge dans les traditions andines et au-delà, se créé un panthéon païen, terrien, dont les dieux, les déesses et les idoles ont 6, 8 ou 1000 pattes, rampent, gluent, crépitent et fouissent.

    Macabre et poétique, Mortepeau est aussi dérangeant qu’il est fascinant, comme une araignée énorme qui tisse sa toile beaucoup trop près et dont on ne peut détacher le regard. Natalia García Freire nous plonge dans un gothique lyrique pour nous conter la fin d’une famille, la fin d’un monde, aussi, et l’envie viscérale d’une vengeance. La beauté du texte est amplifiée par sa noirceur dérangeante. Comme les insectes qui fascinent et accompagnent Lucas, on sent le fourmillement des mots sur notre épiderme, sans pouvoir, ni vouloir, y faire quoi que ce soit.

    Traduit de l’espagnol (Équateur) par Isabelle Gugnon
    Éditions Bourgois
    160 pages