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  • Tè mawon – Michael Roch

    Joe débarque à Lanvil depuis Nouvelle-Marseille à la recherche de sa copine, Ivy, qui n’a pas donné signe de vie depuis un bail. À peine arrivé dans la mégalopole caribéenne, il rencontre Patson, qui va l’aider à retrouver sa belle, et l’embringuer dans une galère et un combat que Joe n’imagine même pas.
    Ézie et Lonia, frangines, travaillent Anwo Lanvil, pour Babel S.A. comme codeuses et traductrices de la blockchain caraïbe. Inséparables de par leurs compétences et malgré (aussi ?) par la haine que voue Ézie à sa sœur, elles participent au cœur vibrant de Lanvil tout en remettant en cause sa direction.
    Pat, de son côté, après de longues années de lutte syndicale et un retrait radical de la scène, mène depuis Anba Lanvil une nouvelle quête pour bousculer l’ordre établi, et surtout retrouver ses racines, la vraie terre, le Tout-Monde.

    Lanvil, mégalopole caribéenne construite sur l’asséchement de la mer et l’aplanissement de la terre, court de Cuba (CUB) au Venezuela (VNZ) en prenant toutes les îles de l’archipel des Antilles. Centre technologique, culturel et politique de la planète suite à la chute des anciennes puissances sous le joug des extrêmes-droite, des pandémies et autres catastrophes naturelles, Lanvil impulse une nouvelle dynamique au monde, et la Caraïbe en est donc son centre. Mais malgré tous ses beaux rêves et ses idéaux, n’est-elle pas en train de sombrer, à son tour, sous son hyper-développement ?
    Dirigées par des corpolitiques, la ville se veut un havre, un lieu d’émancipation et de progrès. Le transhumanisme ouvre des possibilités folles à qui le veut/peut et le développement de la cité doit continuer à œuvrer pour le rapprochement des peuples. D’ailleurs, Lanvil est une ville métissée, créolisée. On y parle français, anglais, mandingue, un créole antillais qui s’enrichit des mots de chaque personne qui vient s’y réfugier. Pourtant, elle n’échappe pas à la violence économique, et chacun se répartit géographiquement selon sa caste : Anwo la richesse et le progrès, Anba les parias, les trafics et la violence.
    Et chacun de nos protagonistes, quelle que soit sa localisation, ressent un manque brûlant, tabou, celui de retrouver, sous les façades de verres et de nanobots, la terre ancestrale.

    PAT. Anba Lanvil
    Demain, Pat, tu renverses le monde tjou pou tet. Demain, tu retournes Lanvil, tu creuses ses piliers, à l’ancienne, tu retrouves la terre des zansèt et tu libères le peuple. Dis-toi ça, Pat : t’y es presque. T’arrives au bout du combat. Lagoumen, c’est bientôt fini. Demain, peut-être un peu plus, quelques jours, deux semaines, tu déclenches la révolution et tu fais tomber Babilòn, pour de bon. Levé’w ! Tiré kò’w ! Sonjé Tout-Moun : pense à cette terre qui t’attend. Elle est ta force.
    Et maintenant plonge ta main, Pat. Une dernière fois. Plonge ta main dans la douleur élektrik.

    Dans ce très riche et bouillonnant roman choral, la première chose qui te happe, lectrice, lecteur, ma belle, c’est cette magnifique langue. On change de langue à chaque personnage et pourtant l’unité est là, la compréhension aussi, qui s’enrichit d’une immersion d’autant plus forte dans cette ville-monde au détour des ajouts d’anglais et d’espagnol au français ou au créole martiniquais. Chacun vient apporter sa variation à la langue, qui devient multiple et partagée, montrant ainsi la diversité des origines et cultures et la manière forte et si évidente de se comprendre tout en existant : ces mots sont les miens, surtout utilise-les.
    Rien n’est manichéen dans ce roman, on ne se déshumanise pas en s’augmentant technologiquement, on y trouve autre chose ; l’Anwo n’est pas foncièrement contre l’Anba, il s’est construit ainsi, car pour que les choses changent vraiment, il faut agir dessus, il faut en prendre conscience et accepter, peut-être que le changement ne se fera pas exactement comme on l’avait imaginé. Il faut aller loin, creuser, se relier, parler, se mêler, sans crainte de se perdre, ou, au contraire, en acceptant de se perdre un peu, de donner et de recevoir. Car sous les tours vertigineuses et immaculées de Lanvil, il existe un peuple qui n’attend que de se mettre à vif pour laisser éclater ce besoin de se connaître, soi-même et parmi les autres, parmi le monde.
    Michael Roch s’empare et partage avec nous une très belle et profonde réflexion sur les notions complexes et pourtant décisives de Tout-Monde et de créolisation d’Édouard Glissant, autour desquelles se construit son roman. Lieu véridique ou concept à redécouvrir, le Tout-Monde est l’objet de tous les fantasmes, conscients ou cachés.

    Il nous propose ici une SF caribéenne et créolisante audacieuse et riche, complexe et foisonnante qui nous glisse sur la langue avec délectation et nous amène à nous interroger sur notre destin commun.

    […] traduire est bien plus que comprendre l’autre. C’est aussi saisir sa nuance, s’emparer de son esprit, se l’approprier, le faire sien. Cela demande de faire fi de sa peur de l’autre et de ce qu’on projette sur lui. […] Accepter la complexité du monde revient à ne pas traduire mais à transcender, à s’abstraire. Dépasser la traduction et entrer en relation.

    La Volte
    215 pages

    Si tu veux en apprendre plus sur Édouard Glissant et sa pensée, je te conseille cette très intéressante série d’émissions sur France Culture, que tu trouveras ici !

  • Trafalgar – Angélica Gorodischer

    Trafalgar Medrano est un voyageur de commerce vivant à Rosario, en Argentine. Habitué du café le Burgundy, il y retrouve régulièrement ses amis pour tailler le bout de gras. Car dans sa profession, on se balade pas mal et on en voit, des choses étonnantes et des gens étranges. Multi-produits, Trafalgar n’a de limite que ce que ses clients peuvent acheter et remplit le coffre de sa guimbarde de bois, de kaolin, d’ampoules, de matériel de lecture… Bref, tant que ça s’achète, ça vend !

    Et les amis de Trafalgar adorent quand il raconte ses histoires. Si la réserve de café et de cigarettes brunes est suffisante, alors il n’y a plus qu’à le laisser parler et n’en pas croire ses oreilles. Car Trafalgar travaille dans une vaste zone, qui dépasse la région de Rosario et l’Argentine. Il livre dans tout l’univers, sur des planètes et auprès de peuples que lui seul connaît et dont personne n’a jamais entendu parler. Une planète sans aucune lumière tant son soleil est faible, une autre est dirigée d’une main de fer par mille femmes, celle d’après est comme la Terre, mais quelques 500 ans plus tôt.

    C’est donc à chaque fois avec beaucoup de curiosité, d’impatience et un soupçon de moquerie, quand même, pour les manières et les habitudes de Trafalgar, que ses amis attendent ses récits. Et ce sont elles et eux, donc, qui vont nous les conter à leur tour. Au premier rang de ses fréquentations, l’autrice elle-même, Angélica Gorodischer, et quelques autres. Le récit initial étant raconté pas un tiers plutôt que Trafalagr (à une exception), la narration prend des libertés et les échanges avec Trafalgar, son comportement, son rapport aux autres et à sa vie prennent autant d’importance que l’anecdote qu’il confie devant ses cafés. C’est non seulement le récit qui compte, mais aussi la manière dont il est partagé, les rituels qui l’accompagne.

    « À dix heures moins le quart, la sonnette a retenti. C’était un jeudi d’un de ces insidieux printemps typiques de Rosario : le lundi, ç’avait été l’hiver, le mardi l’été, le mercredi ça s’était couvert au sud et dégagé au nord, et maintenant il faisait froid et tout était gris. Je suis allée ouvrir et c’était Trafalgar Medrano.
    – On est mal, lui ai-je dit, je n’ai pas de café
    – Ah non, m’a-t-il répondu, garde tes menaces pour toi. Je vais en acheter. Au bout d’un moment, il est revenu avec un paquet d’un kilo. Il est entré et s’est assis à la table de la cuisine tandis que je faisais chauffer de l’eau. Il a dit qu’il allait pleuvoir et je lui ai dit encore heureux qu’on ait fait tailler les troènes de Chine la semaine précédente. La chatte est arrivée et s’est frottée contre ses jambes. »
    Des navigateurs

    Ces récits présentés comme des nouvelles se lisent comme un roman (et il nous est demandé de conserver l’ordre des histoires pour la lecture, ce serait en effet dommage de s’en priver !) et joue avec toutes les facettes de la science-fiction. Gorodischer connaît son sujet et nous le montre avec talent et humour. Le voyage dans le temps, l’exploration de ruines, le gouvernement matriarcal, les multivers… Elle parsème également ses récits de références aux auteurs classiques et aux thématiques communes de la science-fiction et joue avec tout cela, tordant, détournant renversant les poncifs et y jetant Trafalgar, ses clopes, son café (et son intérêt très marqué pour les belles femmes) pour voir ce qui se passe.

    On gardera en tête que Trafalgar a été écrit en 1979, pendant la dictature. S’il était déjà aisé de voir quelques critiques et analyses sociales dans les récits voyageurs, cela devient d’autant plus fort pris sous cet angle. Des sociétés de castes meurtrières, des morts qui empêchent l’évolution d’une société, une reine en fuite pour d’obscure raisons, la conquête de l’Amérique Centrale et du Sud par les espagnols… On peut lire beaucoup sous les aventures rocambolesques de Trafalgar, donnant une dimension poignante et profonde à ces nouvelles truculentes.

    J’avais cette autrice en tête depuis un bon moment, et c’est une vraie belle découverte. Malheureusement peu traduite par chez nous, remercions La Volte grâce à qui nous pouvons découvrir cette grande dame de l’imaginaire et des lettres argentines.

    215 pages
    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré
    La Volte

  • Les affaires du club de la rue de Rome, Janvier-Août 1891 – Adorée Floupette

    À la fin du XIXème, dans le Paris décadent, les artistes les plus en vogue se retrouvent rue de Rome, chez Stéphane Mallarmé, roi des poètes et hôte des célèbres Mardis de la rue sus-nommée. Mais en plus de dandys décadents qui donnent le pouls du Paris de Montmartre, le Maître s’occupe aussi d’occultisme et combat avec acharnement le fanatisme. Tête pensante et grand organisateur mystérieux, il déploie ses équipes aux quatre coins de la ville pour déjouer les plus terribles complots ourdis par des créatures démoniaques, arrachés aux mœurs dissolues ou au folklore et nous emmenant, la peur au ventre et l’aventure au cœur, dans les tréfonds des rues et des sous-sols du Paris hausmannien.

    De tous les mystères qui entourent la vie et l’œuvre d’Adorée Floupette (1871?-1949), le plus grand est certainement l’ampleur de sa bibliographie romanesque, qui mêle à des livres publiés sous son nom de naissance quantités d’autres parus sous des identités d’emprunt.

    Pour en savoir plus sur Adorée Floupette, je te renvoie, chère lectrice, cher lecteur, à cette fabuleuse séance de Mauvais Genre, en plus de la préface de l’ouvrage ici évoqué. Sache que derrière cette plume mystérieuse, tu ne trouveras rien de moins que la cerise sur le gâteau de la littérature : Léo Henry, Raphaël Eymery, luvan et Johnny Tchekhova.
    Si je maitrise mal Raphaël Eymery (mais son méfait ici donne envie de se pencher sur son œuvre précédente), j’avais découvert Johnny Tchekhova par son œuvre sonore Loubok, que tu peux découvrir ici.

    Faut-il encore présenter les deux autres ? Léo Henry, prolifique auteur et merveilleux co-réateur de l’inoubliable Yirminadingrad, qui nous régale à chaque sortie par son imagination et son inventivité. luvan, poétesse parmi les écrivain.e.s, artiste aux talents multiples, le maniements des mots et leur intrication n’était pas parmi les moindres. En ces temps pandémiesques pendant lesquels on ne peut pas compter sur grand-chose, un texte de Léo Henry ou luvan est comme une étreinte rassurante et chaleureuse, nous rappelant que quelque part des choses meilleures nous guettent.

    4 nouvelles donc, qui vont nous faire parcourir Paris aux côtés d’Alphonse Allais, Gustave Moreau, Ernest Dowson et Octave Mirbeau. Ces grands noms de l’art français seront accompagnés de side-kick comme Jane Avril, Berthe Weill, Maria Iakountchikova, side-kick qui, comme il se doit, se révéleront bien plus malignes et efficaces que leurs augustes et paternalistes partenaires. Entre cauchemar gothique et créatures mythiques, vengeances, complots ou expériences, les enquêtrices et enquêteurs de la rue de Rome nous entraînent dans la frénésie créatrice de la fin du XIXème, ses cabarets, sa misère et sa colère qui gronde dans l’industrialisation crépitante, ses abus et ses excès portés par la fée verte.

    Chacun.e ici parvient à nous immerger dans son univers avec ses intérêts et son style, tout en contribuant à la cohérence générale de l’ouvrage. Il en ressort un recueil qui se dévore d’une traite comme un roman, formidable de bout en bout. On en espère d’autres !

    Éditions La Volte
    400 pages

  • Susto – luvan

    Le réchauffement climatique a poussé les populations du monde à fuir, et nombre d’entre elles ont trouvé refuge en Antarctique. Sur l’île de Ross a été fondée la ville de Susto. Sur la brèche, la ville vit suspendue à la respiration de l’Erebus et aux palpitations de sa population.


    Susto est une ville cosmopolite, on y retrouve des grecs, des japonais, des russes… Tout ce beau monde, descendants des migrants climatiques qui prirent pénates au pied de l’Erebus, échange en espéranto, aime, se bat, s’exploite, cherche du sens, cherche d’autres survivants, plus loin après l’océan. Les frustrations, les rêves et les peurs couvent et grondent et l’Erebus s’en fait l’écho.

    Les protagonistes de Susto, héro.ïne.s involontaires d’une destinée incontrôlable, tentent de trouver de la lumière et de l’air dans l’ombre du volcan. Malgré la présence lointaine d’autres colonies de réfugiés sur les terres de Victoria et de Dumont-d’Urville, ils sont seuls, vestiges de sociétés disparues, sourds et aveugles à ce qui peut être advenu sur les continents abandonnés depuis longtemps. Des prophétesses et des vengeurs, des colporteurs et des mineurs, des grands-mères et des petits-enfants, chacun porte en lui son rapport à Susto, à son impermanence, les espoirs et le futur que l’on pourrait y projeter se briseront, quand il le décidera, sur les flancs flamboyants de l’Erebus.

    Roman choral poétique, Susto se raconte par tous les moyens possibles : mots, verbes, pages, signes et blancs. La toile de ses habitants nous emmène des hauteurs volcaniques aux profondeurs minières, entremêle les souvenirs de révoltes populaires et d’éruption destructrices, qui, faisant table rase, semble autant une chance de renouveau qu’une chute vers le recommencement. Chacun est porté par ses obsessions : le volcan, des histoires, une filature, un ailleurs, le volcan, une révolution, le pouvoir, l’amour, le volcan. Car c’est bien l’Erebus qui se fait l’exutoire de toute cette vie. Nommé d’après l’expédition Ross, l’Erebus se fait le pouls de cette ville inquiète, en proie à toute sorte d’angoisse qui tantôt la fige et tantôt la pousse à vivre. Signe constant de vie et menace incessante, l’Erebus sera peut-être le châtiment et la libération, qui poussera enfin les Sustoïtes à affronter leurs peurs et leurs désirs.

    Ça pourrait commencer aujourd’hui.
    Waldmann n’a pas terminé de compiler les mesures du spectromètre.
    Le soleil rasant du printemps grlel, qui projette à son tour, sur le cahier noirci de chiffres, un filtre couleur boue.
    À l’horloge, c’est déjà l’aube. Laure a oublié son briquet. Waldman l’empoche, s’étire, saisit sa tass et lance un regard hébété à la cour du Cloître, aka l’Université Schakleton.
    Dehors, des corneilles. Des feuilles mortes, sur le gravier, raclent comme le couteau contre une pierre à aiguiser.

    La Volte
    320 pages