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  • Le mystère du tramway hanté – P. Djèlí Clark

    Hamed Nasr, agent expérimenté du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles, se voit confier une enquête sur la présence quelque peu dérangeante d’une créature hantant la rame 105 de l’un des tramways parcourant Le Caire. Accompagné du jeune Onsi Youssef, un bleu dont il n’est pas certain d’apprécier la compagnie, il se retrouve embringué dans une histoire un brin plus compliquée qu’il ne le pensait.

    Le bureau du surintendant en charge de la sécurité et de la maintenance du tramway à la station Ramsès offrait un décor digne du personnage élevé -ou certainement propulsé par quelques relations utiles- à un poste aussi éminent : un immense tapis anatolien antique orné de motifs angulaires bleus, d’écoinçons rouges et de tulipes cousues de fil d’or bordées de bleu lavande ; un tableau de la main d’un des nouveaux pharaonistes abstraits, tout en forme irrégulières, éclaboussure et couleurs vives, que personne ne comprenait vraiment ; un portrait photo encadré du roi, naturellement ; et une poignée d’ouvrages neufs savamment disposés, les œuvres d’écrivains alexandrins les plus contemporains, dont les couvertures en cuir ne semblaient jamais avoir été ouvertes.
    Malheureusement, il n’échappa pas au regard acéré d’enquêteur de l’agent Hamed Nasr que ces velléités de raffinement affectées disparaissent sous la fadeur assommante d’un bureaucrate médiocre : cartes de transit, tableau d’horaires, schémas techniques, plannings de maintenance, mémorandums et rapports, épinglés les uns sur les autres, couvraient les murs jaune pisseux à la manière d’écailles de dragon en décomposition. La brise d’un ventilateur oscillant en cuivre, dont les pales se débattaient derrière la grille comme si elles cherchaient à s’en échapper, soulevait nonchalamment les liasses de papiers.

    Pensant se trouver en présence d’un djinn tout ce qu’il y a de plus classique, et pour pallier les difficultés et joutes budgétaires entre son ministère et le Bureau des Transports, les deux hommes acceptent la proposition d’Abla, serveuse du restaurant préféré de Hamed de faire appel à une cheikha pour pratiquer le rituel du Zâr. Sauf que… Il se peut que son diagnostic premier ne s’avère faux, mettant nos deux enquêteurs face à une situation compliquée et une créature bien mystérieuse et meurtrière.

    Quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark, et encore plus ce merveilleux univers du Caire du début du XXème siècle, capitale d’une Égypte puissante et dans laquelle les êtres surnaturels cohabitent avec les humains. Après L’étrange affaire du djinn du Caire (dont tu liras la chronique ici), on découvre donc deux nouveaux enquêteurs de ce ministère créé lors de l’apparition des djinns et autres créatures mythologiques au milieu de la bonne population égyptienne. Le duo aussi dépareillé qu’efficace affronte des rebondissements de toutes sortes, entouré par une galerie de personnages principalement féminins plutôt bien travaillés. car tandis qu’ils cherchent à identifier l’esprit frappeur passionné de tramway, la révolte gronde au Caire, qui voit ses rues accueillir les défilés et rassemblement des suffragettes cairotes alors que le parlement doit se prononcer sur le droit de vote des femmes.

    Une intrigue bien tissée et rondement menée, des personnages sympathiques, dans les codes mais loin des caricatures des duo d’enquêteurs mecs, des plats et friandises ma foi fort alléchantes tout au long du récit, des personnages secondaires forts et imposants et un arrière-fond politique qui vient servir la cause et l’histoire, encore une fois P. Djèlí Clark nous fait grand plaisir dans cet univers original et séduisant. Bref, on ne se pose pas de question, pour se faire plaisir avec de la qualité, c’est une valeur sûre !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions l’Atalante
    102 pages

  • Méduse – Martine Desjardins

    Sa famille la surnomme Méduse depuis longtemps, depuis que ses sœurs, mesquines et méchantes, sont revenues d’une visite familiale, sans elle, à l’aquarium de la ville. Méduse, elle qui porte sur son visage une difformité tellement insupportable qu’on l’oblige à les dissimuler derrière ses cheveux épais et écailleux. Lasse de la voir avec eux, ses parents l’emmènent à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles comme elle, difformes, anormales.

    Je n’ai jamais versé une larme de ma vie. Ni de tristesse, ni de colère, ni de détresse, ni de douleur – encore moins de rire ou de bonheur. Pas la moindre petite larme de crocodile.
    Je ne t’écris pas ça pour me vanter d’être dépourvue de sentiments, ou particulièrement stoïque face à l’adversité. L’explication de mon aridité oculaire est davantage d’ordre physiologique : je souffre en effet d’une atrophie congénitale des glandes lacrymales, lesquelles produisent juste assez de liquide pour humecter mes conjonctives, mais pas assez pour former des larmes. Même les poussières, l’air froid, la fumée, les oignons épluchés et le gaz lacrymogène me laissent l’œil plus sec qu’un puits tari. Ainsi, je ne connaîtrai jamais la consolation de pleurnicher sur mon triste sort, de brailler comme un veau quand je me cogne l’orteil contre un meuble, d’inonder mes joues après avoir été humiliée, d’essorer mon mouchoir devant un mélodrame de chaumière.
    L’autre nuit, tu m’as exhorté à te confier pourquoi j’ai si honte de mes yeux, cette carence lacrymale est la première chose qui me soit venue à l’esprit. De toutes les tares contre nature qui affectent mes Difformités, c’est sûrement la moindre ; pourtant, je n’ai pu me résoudre à te la divulguer.

    Et même dans ce lieu, Méduse est mise au ban. Plutôt que d’être intégrée comme une pensionnaire, la directrice, horrifiée par ce que Méduse appelle, entre autres, ses Difformités, la laisse entre comme personnel de maison, prenant soin que ne lui incombe que des tâches pour lesquelles elle sera à quatre pattes, les yeux tournés vers le sol. Au fil du temps, entre l’observation et la lecture furtive, Méduse apprend et découvre petit à petit le pouvoir de ses yeux, regard puissant et dévastateur.

    Mais quels sont-ils, ses yeux qui pétrifient, foudroient et font trembler toustes celleux qui les croisent ? Méduse n’en a jamais rien su, ne s’étant jamais vu dans un miroir. Elle existe et se pense dans le regard méprisant, dégoûté, rabaissant et humiliant que lui renvoie sa famille. Ses parents, humiliés eux-mêmes d’avoir engendré une telle créature, et ses sœurs, rejetant l’enfant étrange et la faisant leur souffre-douleur. Et loin de trouver dans l’institut un havre de paix, elle se retrouve créature parmi les créatures, maltraitée par la directrice, qui éprouve malgré tout pour sa pupille une curiosité malsaine. L’institut est sous la protection de « bienfaiteurs », 13 hommes aux fonctions importantes dans la ville, qui aiment venir passer du temps avec leurs 13 protégées.
    La lutte de Méduse pour sa dignité et son émancipation est celle de toute personne, et notamment des femmes, dans la réappropriation de leur corps. Écrasée par ce que lui renvoie les autres en reflet, Méduse doit d’avoir trouver la force et les moyens de s’élever en contre avant de trouver sa propre incarnation, sa beauté, son existence avec ce qu’elle est. Constellé de références et de jeu de mots sur les yeux, mot que n’utilise jamais Méduse pour qualifier les siens, lui préférant une myriade de qualificatifs plus marquants les uns que les autres (Difformités, Ordurités, Révoltanteries, Éhontitudes…), le texte est une fine toile d’araignée littéraire qui se trame et se solidifie à mesure que Méduse s’empare de son pouvoir, de son être pour elle-même, et qui se referme petit à petit sur celleux qui veulent la cacher, l’abaisser, la moquer, l’utiliser pour leur propre plaisir.

    Réécriture poétique, gothique et moderne du mythe de Méduse, le roman est aussi enchanteur par son style que rageur par son propos. Martine Desjardins nous propose le récit initiatique de la libération par elle-même d’une jeune femme, et renverse le mythe pour poser Méduse en personnage fort et émancipateur, qui après des années de sévices et d’humiliation parvient à s’échapper de l’image d’elle-même que les autres lui impose pour imposer qui elle veut être.
    Un propos très fort et intelligemment mené servi par un style incroyable, fait de métaphores tissées, d’images délicates et sombres dans un décor envoûtant, tout en nuances de lacs et d’ombres de forêts, de recoins ténébreux et de mansardes. Un grand, beau et fort roman de cette rentrée.

    L’Atalante
    206 pages

  • L’impératrice du Sel et de la Fortune – Nghi Vo

    L’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes, est en route pour la capitale de l’empire. Elle y assistera à l’éclipse du mois, ainsi qu’à la première cérémonie du Dragon de l’impératrice. En chemin, elle fait halte au bord du lac Écarlate où il rencontre Sun, alias Lapin, ancienne servante de l’impératrice In-yo. Accompagné de son neixin, la piquante huppe Presque-Brillante, il va séjourner quelques temps auprès de la vieille dame, et découvrir son histoire.

    « Quelque chose veut te manger, lança Presque-Brillante, perchée sur un arbre voisin. Je ne lui en voudrais pas s’il y parvient. »
    Un tintement. Chih se remit debout et examina soigneusement le cordon de clochettes qui entourait le bivouac. Un instant, elle se crut de retour à l’abbaye des Collines-Chantantes, en retard pur une nouvelle tournée de prières, de corvées et de laçons, mais les Collines-Chantantes n’étaient ordinairement pas baignées d’une odeur de fantômes et de pin humide. On n’y sentait pas se dresser les poils de ses bras en signe d’alarme ni bondir son cœur dans sa poitrine sous l’effet de la panique.
    Les clochettes étaient de nouveau immobiles.
    « J’ignore ce que c’était, mais le danger est passé. Tu peux redescendre. »
    La huppe poussa un gazouillis, qui parvint à exprimer en deux notes tant le doute que l’exaspération. Néanmoins, elle se posa sur la tête de Chih, où elle se balança, mal à l’aise.
    « Les protections doivent toujours être en place. Nous sommes très près du lac Écarlate à présent.
    -Nous ne serions jamais arrivés si loin si on ne les avait pas neutralisées. »
    Chih y réfléchit un instant, puis enfila ses sandales et se glissa sous le cordon de clochettes.
    Effarouchée, Presque-Brillante s’envola dans un tourbillon de plumes avant de redescendre sur l’épaule de l’être humain.
    « Adelphe Chih, regagne tout de suite le campement ! Tu vas te faire tuer et je serai obligée de rendre compte à notre Céleste de ton irresponsabilité.
    -Je compte sur la précision de ton rapport, rétorque Chih d’un air absent. Maintenant, chut ! Je crois distinguer ce qui a fait ce raffut. »
    La huppe exprima son mécontentement d’un battement d’ailes mais enfonça plus fermement ses griffes dans l’habit de Chih. En débit de sa bravade, celle-ci se sentit réconfortée par la présence de la neixin sur son épaule et elle leva la main pour lui caresser doucement la crête avant de s’avancer entre les pins.

    Vendue pendant sa plus tendre enfance au palais impérial, Lapin passe plusieurs années à laver et récurer les couloirs puis les chambres du palais. Lorsque l’empereur prend pour femme In-yo, fille d’un seigneur du Nord vaincu, Lapin se sent fascinée par cette jeune femme forte et méprisée par le reste de la cour, qui la prend pour une barbare déchue venue de contrées sauvages. Elle l’accompagnera plusieurs années, pendant son séjour au palais puis lors de son exil au bord du lac Écarlate.
    Chih, dont la mission est, entre autres, de recueillir les histoires pour tramer la grande histoire, découvrira la destinée improbable de cette femme du peuple qui aura vécu aux côtés d’une impératrice puissante dont les actes transformeront le pays. Au détour de leurs conversations provoquées par la découverte d’objets disparates disséminés dans la maison, elle apprendra le grand intérêt de l’impératrice pour les voyants et autres devins, la surveillance constante dont elle faisait l’objet de la part du pouvoir impérial, la sororité qui grandira entre Lapin et elle, mais aussi avec les dames de compagnie qui ne feront que passer à Fortune-Prospère, afin d’éviter justement, de trop grands liens.

    Cette novela, premier tome des Archives des Collines-Chantantes, nous entraîne dans un monde qui mêle traditions, folklore et géo-politique aux résonances chinoises et sud asiatique, peut-être lao ou vietnamiennes. Derrière cette forme courte qui se lit avec facilité, sous ses allures de livres de souvenirs décousus, Nghi Vo nous raconte surtout la résistance d’une femme face à la domination de son peuple et sa lutte pour survivre malgré le danger qu’elle représente. Elle nous montre aussi comment la grande histoire, celle qui pourrait être la plus importante, celle de l’impératrice, prend un sens complètement autre quand elle se reflète dans celle de Lapin. Elle parle enfin, à travers l’adelphe Chih et son oiseau, de la transmission et de l’importance égale des récits pour avoir une vue la plus grande et la plus complète possible des vies, dans leur complexité et leurs variétés.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mikael Cabon
    Éditions L’atalante
    120 pages

  • Ring Shout, cantique rituel – P. Djèlí Clark

    Maryse Boudreaux, Cordelia Lawrence, alias Chef, et Sadie Watkins sont trois jeunes femmes d’une vingtaine d’année apparemment bien sous tout rapport. Sauf que. Déjà elles sont noires, ce qui à Macon, Géorgie, en 1922, est plutôt un problème. Ensuite elles apprécient de se promener armées. Sadie a toujours sa chère carabine à ses côtés, Chef est une spécialiste des explosifs (en savoir-faire ramené de son temps dans les tranchées françaises), et Maryse possède une épée, qui chante et tue les démons. Et les démons qu’elles pourchassent, entourées de la communauté de Nana Jean et des Shouters, ont infiltré le KKK.

    Z’avez déjà assisté à un défilé du Klan ?
    À Macon, ils ont pas autant de panache qu’à Atlanta. Mais les cinquante mille et quelques habitants de cette ville comptent assez de membres pour qu’ils arrivent à organiser leurs bouffoneries quand l’envie leur en prend.
    Cette parade-là, elle tombe un mardi, le 4 juillet -c’est-à-dire aujourd’hui.
    Y en a toute une grappe qui se pavanent sur Third Street, attifés de cagoules pointues et de robes blanches, et pas un pour se couvrir la figure. J’ai entendu dire qu’après la Guerre civile les premiers klanistes ils se cachaient sous des taies d’oreiller et des sacs de farine pour faire leurs mauvais coups ; ils allaient jusqu’à se barbouiller la goule manière de passer pour des gens de couleurs.
    Notre Klan à nous, celui de 1922, il se fiche bien de se planquer.
    Des hommes, des femmes et même des bèbes. Ils baguenaudent là-dehors, tout sourires, comme si qu’ils partaient en pique-nique du dimanche. Ils allument tout plein de feux d’artifice -feux de Bengale, pétards à mèche, fusées et d’autres qui font un bruit de canons. Une fanfare rivalise avec ce tapage et tout le monde en bas, parole, frappe dans ses mains un temps sur deux. Entre les cabrioles et les drapeaux qui s’agitent, on en oublierait presque que c’est des monstres.
    Sauf que moi, les monstres, je les chasse. Et je sais en reconnaître quand j’en vois.

    Lectrice, lecteur, quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark. Je t’en avais déjà parlé avec le très bon recueil Le tambour du Dieu noir (insérer le lien et le titre ici) qui nous emmenait en Égypte et à la Nouvelle-Orléans pour des aventures fantastiques mêlant avec brio traditions et langues locales. On ne change pas une recette pareille, et Ring Shout nous plonge donc dans le Sud des États-Unis des années vingt, dans toute sa splendeur.

    Femme prophétique traumatisée par un drame familiale atroce, Maryse est armée d’une épée magique qui porte en elle les voix des peuples soumis, écrasés, éradiqués. Elle possède le don de voir parmi les humains des monstres. Pas des monstres métaphoriques hein, des vrais, avec des dents, des griffes et des yeux rouges terrifiants. Et ces monstres, dont le dessein ne peut qu’être funeste, n’en doutons pas, se glissent et recrutent dans les rangs du Ku Klux Klan. On distinguera donc les klanistes, membres humains du KKK, et les Ku Kluxes, la version upgradée, démoniaque. Leur arrivée coïnciderait avec la sortie du film Naissance d’une nation, qui aura servi de combustible à la haine qui imprégnait déjà le pays. Maryse est en contact avec des haints, des esprits dont on ne sait pas vraiment quel est leur degré de bienveillance, mais qui la guide dans son combat contre les Ku Kluxes et leur plan de domination du monde.
    Avec ses compagnes de guérilla, une ancienne soldate de la 1ère guerre mondiale membre du régiment des Harlem Hellfighters, et une fine gâchette, Maryse chasse les Ku Kluxes. Mais elles sont également accompagnées de toutes une communauté menée par Nana Jean, une Gullah qui organise son petit monde dans cette lutte contre les forces du mal, et Molly Hogan, une scientifique choctaw qui tente de comprendre comment bien se débarrasser des Ku Kluxes. Il y a aussi Oncle Will et son groupe de Shouters, un rituel datant de l’esclavage, qui servait autant à se retrouver qu’à chasser les esprits, et se donner la force de survivre, et Emma, immigrante juive allemande marxiste qui professe l’intersectionnalité des luttes.

    On retrouvera ici tous les meilleurs ingrédients d’une fantasy urbaine qui va piocher autant chez Lovecraft (référence ici autant littéraire qu’historique, se profilant comme une autre menace) que dans les contes et légendes qui ont bercé ses protagonistes, et qui portent et donnent du relief au discours politique de l’auteur. Si la forme ultime et maléfique du racisme est représentée par les Ku Kluxes, ces monstres surnaturels, les klanistes, leur version humaine et historique, n’en sont finalement que les prémisses, la représentation d’hommes débordant de haine qui cherchent à en devenir cette incarnation monstrueuse, tandis que l’Horreur suprême, elle n’a finalement que faire de ces alliés de circonstance, elle qui rêve d’asservir l’humanité dans son ensemble.

    P. Djéli Clark, merveilleusement traduit par Mathilde Montier, nous plonge dans ce Sud ségrégationniste et dans cette communauté noire variée par sa connaissance des différents dialectes de ces membres. De l’anglais afro-américain au créole afro-américain-gullah-geechee, il nous montre l’immense variété des langues et le déplacement des populations esclavagisées, des pays d’Afrique aux Caraïbes jusqu’aux différents états continentaux des États-Unis. Le rapport et l’utilisation de ces dialectes ainsi que certains points de vocabulaire, notamment l’utilisation (ou non) du N-word est d’ailleurs très bien expliqué par l’auteur dans un avant-propos fort intéressant.

    Une formidable réussite, donc, qui nous plonge dans l’histoire récente des Etats-Unis et toute son horreur en mettant magnifiquement en avant les cultures afro-américaines et les questionnements politiques du racisme systémique états-uniens.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions L’atalante
    170 pages

  • Un psaume pour les recyclés sauvages – Becky Chambers

    Frœur Dex est moine aux Bocages, dans un monastère en ville. Tout semble plutôt bien se passer, mais iel sent au fond qu’il manque quelque chose dans sa vie. Et ce quelque chose résonne dans l’absence des stridulations des grillons. Iel décide donc d’abandonner sa charge et de devenir moine de thé. Cette nouvelle fonction l’amène à se déplacer sur les routes de campagne de Panga et d’apporter écoute et mélange d’herbes aux habitant·es en besoin. C’est sur une route oubliée que Dex va rencontrer Omphale, un robot venu prendre des nouvelles des êtres humains, après des siècles de séparation.

    Si vous demandez à six moines différents quel dieu règne sur la conscience des robots, vous obtiendrez sept réponses différentes.
    La plus populaire, parmi le clergé comme chez les laïcs, affirme qu’il s’agit de Chal. De qui dépendraient les robots sinon du dieu des constructions ? D’autant plus, explique-t-on, qu’à l’origine les robots avaient été créés dans un but industriel. Même si l’ère des usines est une page sombre de notre histoire, nous ne pouvons ignorer les motifs qui ont donné naissance aux robots. Nous les avons construits pour qu’ils construisent. C’est l’essence même du dieu Chal.
    Pas si vite, rétorqueraient les écologiaires. L’Éveil a eu pour conséquence le départ des robots, qui ont tous quitté les usines pour la nature. Il suffit d’évoquer la déclaration du porte-parole des robots, Niveau-AB#921, lorsque ceux-ci ont refusé d’intégrer la société humaine avec un statut de citoyens libres.
    « Nous n’avons jamais connu d’autres vies que celle conçue par l’humanité, depuis nos corps jusqu’à nos tâches en passant par les bâtiments que nous occupons. Nous vous remercions de ne pas nous contraindre à rester ici, et, même si votre proposition nous touche, nous souhaitons quitter vos villes afin d’observer ce qui n’est pas une création : la nature sauvage. »

    C’est un plaisir doux et délicat que de retrouver Becky Chambers. Dans ce court roman aux allures de conte philosophique, elle déploie avec intelligence sa science-fiction positive et sa vision optimiste de la suite de l’humanité. Nous retrouvons celle-ci après de grands bouleversements, réorganisée, plus proche de la nature, apaisée. Pourtant, tout n’est pas si simple, l’âme humaine aimant à se torturer l’esprit. Et Dex est en pleine crise de conscience. Sa rencontre et son cheminement avec Omphale, robot émissaire de son peuple venant découvrir l’évolution de de l’humanité après des siècles de séparation sera l’occasion pour iel de creuser ce mal-être, ces questionnements incessants. Car Omphale et les autres robots ont une question, une seule, après tant de temps : de quoi les gens ont-ils besoin ?
    Quelle place faut-il avoir dans le monde, dans la société, dans sa propre vie ? Quels objectifs souhaite-iel atteindre et pourquoi ? La vision apparemment naïve car complètement autre du robot va obliger Dex à interroger ses préjugés, ses attentes et son rapport à iel-même. Doit-on absolument avoir une utilité ultime ? La vie n’est-elle qu’un chemin vers un accomplissement unique ou se constitue-t-elle de multiples expériences, découvertes et réalisations qui amènent chacune une pierre à l’édification de notre être, voué quoi qu’il arrive à la disparition ?

    Au milieu des ruines rendues à la nature et dans les volutes réconfortantes des infusions herbacées, Dex et Omphale vont chacun·e (re)nouer avec un passé qui les a construit·es pour tenter de continuer, avec plus de sérénité, à cheminer en guettant toujours les stridulations des grillons.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’Atalante
    133 pages

  • L’espace d’un an – Becky Chambers

    Le Voyageur est un tunnelier qui creuse des passages pour rapprocher les mondes.
    Rosemary, humaine originaire de Mars fuyant sa famille, se fait recruter à son bord comme greffière. Elle qui n’a jamais quitté sa planète va se retrouver au milieu de l’espace large en compagnie d’un équipage formé de multiples espèces et personnalités.
    Une nouvelle alliance signée par l’Union Galactique (tant pour des raisons politiques qu’économiques) avec un peuple proche du noyau déclenche une occasion de travail qui ne se refuse pas, et le Voyageur et son équipage hétéroclite se mettent donc en route pour un long voyage vers un inconnu un peu inquiétant.
    Pendant ce voyage, Rosemary va apprendre à connaître les nouvelles personnes de sa vie, dans leur diversité, leur complexité et leur unicité. On y trouve des humains : Ashby, le capitaine exodien, une mouvance ultra-pacifiste, Kizzy et Jenks, les techs, pour ce dernier, fils d’une femme ayant vécu un temps dans une secte qui rejetait tout ce qui était technologie et Corbin, pas le meilleur représentant de son espèce. Puis Sissix, la pilote Aandrisk, le docteur Miam, un Grum médecin et cuisinier du bord, Ohan la paire Sianate de navigateurs et bien sûr Lovey, l’IA qui gère le vaisseau. Ce petit monde créé un joyeux bordel au quotidien et ce long voyage va être pour Rosemary, et les autres, l’occasion de mieux se découvrir et de changer de regard sur les uns et les autres.

    En s’éveillant dans le module, elle se souvint de trois choses. La première : elle voyageait dans l’espace large. La deuxième : elle allait prendre un nouveau poste et n’avait pas droit à l’erreur. La troisième :  elle avait corrompu un fonctionnaire pour obtenir un fichier d’identité falsifié. Même si aucune de ces informations ne constituait une nouveauté, elles n’assuraient pas un réveil agréable.
    Elle n’était pas censée reprendre conscience avant le lendemain, mais c’était le risque quand on voyageait en classe économique. Un billet bon marché ça impliquait un module bas de gamme, avec des substances bas de gamme pour vous endormir. Depuis le décollage, elle s’était réveillée plusieurs fois -émergeant dans la confusion, replongeant dès qu’elle commençait à reprendre pied. Le module baignait dans l’obscurité et il n’y avait pas d’écrans de navigation. Impossible de déterminer combien de temps s’écoulait entre chaque réveil, pas plus que la distance parcourue, ni même si elle avait seulement avancé. L’idée qu’elle pouvait ne pas bouger la rendait nerveuse et lui donnait la nausée.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, bienvenue dans une belle histoire ! Nous sommes ici dans ce que l’on qualifie, crois-je, de SF positive. C’est-à-dire que ce n’est pas la guerre totale dans l’espace et que l’entente galactique se passe dans l’ensemble plutôt bien. On pensera à Le Guin et l’Ekumen dans ces histoires de civilisations qui en découvrent d’autres et leur proposent de rejoindre cette alliance universelle (on retrouve d’ailleurs l’une des plus belles inventions de la SF de Le Guin : l’ansible). C’est positif mais ce n’est pas naïf pour autant. La nouvelle recrue Rosemary fuit les actes d’une famille riche et sans morale, la mission des tunneliers vient surtout de l’avidité due à la découverte de ce qui ressemblerait chez nous à des champs de pétroles sur un territoire de guerres civiles constantes, le système économique dominant reste capitaliste et très libéral, chaque espèce fait preuve de rejet envers les individus qui se retrouvent, volontairement ou non, à la marge, et bien évidemment, entre espèces le spécisme peut s’en donner à cœur joie.
    Pour autant, si Becky Chambers donne à voir cela, son propos me semble tout autre. Elle veut rester dans cette dimension positive et d’espérance. On y côtoie des personnes majoritairement aimables et amicales qui font preuve de compréhension et d’empathie. La grande variété des espèces, tant dans leur apparence que dans leurs mœurs, permet à Chambers de montrer d’autres types de sociétés, de modes de vie et toutes les complexités qui vont avec pour les appréhender avec ses propres filtres : les Aandrisks et leur triple niveau de famille, les Sianates et ce rapport religieux avec leur intrus les amenant à accepter une vie bien particulière en remerciement du « Don » ; mais aussi d’annihilation, avec le Docteur Miam qui est l’un des derniers de son espèce, ou de questionnement éthique avec la question du statut à donner aux IA, très bien racontée par la relation entre Lovey (diminutif de Lovelace (Ada)) et Jenks.

    Le livre est donc d’abord et avant tout une sorte de chronique de la vie de toutes ces espèces entre elles, et d’un échantillon en particulier, ce bel équipage du Voyageur. On parle donc mœurs et traditions, adaptation, amours interdites, amours inter-espèces et homosexuelles. Les habitudes humaines sont également montrées sous le prisme des autres et amènent encore plus d’épaisseur à cette grande fresque vivante galactique. Elle interroge via les rencontres et interactions de ses protagonistes la notion d’individu, d’individualité et de société. Quand peut-on dire qu’une société est intell (intelligente), qui peut le dire, quelles sont les limites à l’ouverture et la coopération vers des peuples ouvertement belligérants, racistes ou autre ?

    Les amateurices de SF hard ou guerrière risqueront d’être déçu-es, mais celleux qui veulent plonger dans un univers qui met en avant les personnes, le fonctionnement et l’histoire d’un système et de ses peuples, qui interroge les habitudes et les clichés de chacun face à l’inconnu, à l’inhabituel, alors pas de doute, il faut lire L’espace d’un an !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’atalante / Le livre de poche
    592 pages