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  • Les tentacules – Rita Indiana

    Acilde vivote tant bien que mal à Santo Domingo. Elle traîne au parc Mirador, repérant les messieurs plus ou moins vieux qui apprécieraient de se faire tailler une pipe par une jeune personne au physique androgyne. Son objectif : gagner assez de thunes pour pouvoir se payer le Rainbow Bright, un traitement qui lui permettrait enfin de devenir le garçon qu’elle sait être. C’est ainsi qu’elle croisera Eric, qui la mènera auprès d’Esther Escudera. Prêtresse de la Santería proche du président, celle-ci semble avoir un dessein bien en tête pour Acilde.

    La sonnette de l’appartement d’Esther Escudero a été programmée pour émettre un bruit de vague. Acilde, sa bonne, qui s’affaire aux premières tâches de la journée, entend quelqu’un en bas, à la porte de l’édifice, s’acharner sur le bouton, jusqu’à ruiner l’ambiance estivale obtenue quand on se contente d’une seule pression. Joignant l’auriculaire et le pouce, elle active dans son œil la caméra de sécurité qui donne sur la rue et voit l’un des nombreux Haïtiens qui passent la frontière pour fuir la quarantaine déclarée sur l’autre moitié de l’île.
    Reconnaissant le virus dont le Noir est porteur, le dispositif de sécurité de la tour lance un jet de gaz létal, puis informe à leur tour les autres résidents, afin qu’ils évitent le hall du bâtiment jusqu’à ce que les collecteurs automatiques, qui patrouillent dans les rues et les avenues, ramassent le corps et le désintègrent. Acilde attend que l’homme cesse de bouger pour se déconnecter et reprendre le nettoyage des vitres chaque jour noircies par une suie grasse, dont vient à bout le Windex. Tout en essuyant le produit avec un chiffon, elle voit, sur le trottoir d’en face, un collecteur chasser un autre sans-papier, une femme qui tente en vain de se protéger derrière un conteneur poubelle. L’appareil l’attrape à l’aide de son bras mécanique et la dépose dans son compartiment central avec la diligence d’un enfant glouton qui enfourne le bonbon sale qu’il vient de ramasser par terre.

    Nous sommes en 2027, et ça ne va pas fort fort. Suite à un tsunami et une abominable pollution bactériologique, l’océan et la mer des Caraïbes ne sont plus qu’une étendue morte et mortifère. Il existe un gros trafic de faune et flore marine, son extinction en milieu naturel l’ayant rendu dramatiquement rare. Et il se trouve qu’Esther Escudero a, chez elle, une anémone qui vaut très, très cher. Suffisamment pour permettre à Acilde de se payer son traitement. Mais les liens entre la jeune ado et la vieille dame sont ténus, Acilde fait figure d’élu pour les fidèles d’Esther Escudero. Possiblement Omo Olokun, iel serait celui qui sauvera la mer déjà morte.
    En parallèle, nous rencontrons Argenis quelques années plus tôt. Artiste paumé, technicien brillant mais en décalage, macho, accro, perdu, il est invité à participer à une résidence artistique par un riche couple qui cherche à construire une zone protégée de recherche et de préservation de l’océan et des récifs coralliens. Entouré d’artistes aux origines et à la sincérité diverses et variées, Argenis va se confronter à sa propre médiocrité, ainsi qu’à un rêve étrange et permanent qui l’emmène dans la peau d’un naufragé du XVIIème siècle, sur cette même côte.

    Lectrice, lecteur, mon sanctuaire, je t’invite à glisser dans les aspérités et les cavernes cachées tapissées d’anémones d’une mer en sursis, et à naviguer parmi les genres, les gens et les temps. Dans ce roman plutôt punk qui passe sans forcer de cyber-technologie et humain augmenté à la Santería et la biologie marine, il faudra lâcher prise et laisser Rita Indiana prendre la barre.
    Quels sont donc les liens qui uniraient Acilde à Giorgio Menicucci et Linda Goldman, les mécènes d’Argenis, et à leur projet de sanctuaire marin ?
    Rita Indiana nous trimballe dans tous les temps et dans tous les sens sans rien oublier. Critique acerbe du capitalisme et de l’autoritarisme, les régimes dominicains se succédant et se ressemblant régulièrement, jusqu’à Said Bona, responsable devant les Dieux, mais moins devant lui-même, du désastre écologique qui tue la mer des Caraïbes, le monde de 2027 a bien continué dans sa lancée et le gouffre social et économique a pris la taille de la fosse des Mariannes. Les apparences, les faux-semblants débordent toujours plus, le tourisme se pâme devant le faux, le reconstitué-plus-typique-tu-meurs. Racisme et machisme sont incarnés au poil par Argenis, le gars paumé qui rejette tant que possible la faute de ses échecs sur les autres et rêve de se venger sur les femmes qu’il désire. Pourtant, lui-même n’est finalement que le produit de cette société en effondrement dans un monde en déshérence, et peut-être n’a-t-il même pas la main sur sa propre vie. Ce rêve qu’il fait, dans lequel on l’appelle Côte de Fer, le naufragé français séduit par le chef du groupe, n’est-il qu’un rêve ou bien un souvenir, ou bien…
    Acilde et Argenis se promènent et tombent de vies en rêve, de défis en coups pour tenter de sauver le monde ou d’en réchapper. Mais jusqu’où cela en vaut-il la peine ? Peut-on être marionnettiste sans être marionnette, ou bien serait-ce l’inverse ?

    Roman tourbillonnant dans les eaux glauques qui bordent Saint-Domingue, Les tentacules nous enserre et nous colle devant un futur éclaté, ramifications d’un présent tel qu’on se demande s’il peut produire autre chose. Dès lors, doit-il être sauvé ?

    Je t’invite en sus à découvrir la musique de Rita Indiana y los misterios, qui sera ma foi parfaite en bande-son de ta lecture et dont je ne me lasse pas !

    Traduit de l’espagnol (République dominicaine) par François-Michel Durazzo
    Éditions Rue de l’échiquier
    174 pages

  • Le feu du milieu – Touhfat Mouhtare

    Gaillard, jeune comorienne de la ville d’Itsandra, est servante (esclave). Elle grandit entourée de Tamu sa mère adoptive et Fundi Ahmad, son maître qui leur enseigne, à elle et ses amies, le Coran. Alors qu’elle ramasse du bois dans le bois d’Ahmad, elle rencontre Halima, jeune fille de son âge mais d’une autre classe sociale, bien plus élevée, qui fuit un mariage forcé. Les deux filles se rapprochent, et alors qu’elle décide d’accepter son destin, Halima confie un objet emballé à Gaillard, avec comme consigne de ne jamais le perdre, et de ne jamais l’ouvrir.

    C’était au mois de Muharram, durant la période des récoltes. Je n’ai jamais su nommer correctement les deux vents qui soufflent sur mon île, lequel est le kashkazi, lequel est le kusi. L’ordre de leur nom m’a toujours échappé, même à cette époque de mon onzième anniversaire ; je me souviens seulement que durant l’année, nous traversions toujours deux saisons, celle des pluies et celles de bourgeons qu’un vent frais caressait, et qu’à cette seconde saison, Tamu était toujours sévèrement enrhumée. Sous la brise, les feuilles des manguiers se frottaient les unes contre les autres comme les ailes des grillons, celles des palmiers ployaient lentement à gauche puis à droite, et j’aimais voir les leso voleter au-dessus des chevilles de mes camarades.
    La veille du jour de l’an, nous étions parties chercher du bois dans la forêt bordant la cité d’Itsandra, le bois d’Ahmad. Il n’avait pas plu depuis un mois. Le bois était sec juste ce qu’il fallait pour prendre feu. Le sol de sable et de roche s’enfonçait sous la plante de nos pieds calleux. Nous marchions du pas sûr et déterminé des enfants à qui l’ont a confié une mission qui leur donne de l’importance. Nous étions cinq à accomplir cette tâche : Mlima, Ramla, M’maka, Olympe et moi.

    Issue de la troisième génération d’esclaves, Gaillard grandit donc sous la protection de Tamu, qui l’a sauvée de la mort lorsqu’elle était bébé. Auprès d’elle, elle apprend les histoires et croyances anciennes, celles des peuples soumis et esclavagisés à l’arrivée de peuples arabes musulmans. Elle est également une élève attentive et investie de l’enseignement de son maître, Fundi Ahmad, qui lui apprend à lire le Coran et à comprendre son sens secret.
    Une dizaine d’années plus tard, les chemins de Gaillard et de Halima vont se recroiser. Le mystérieux et précieux présent sera une des pièces d’une quête qui va mener Gaillard à interroger sa place, ses origines et son existence même, au carrefour des cultures, de l’histoire, des traditions et des rapports de domination.

    Lectrice, lecteur, mon brasier, quelle superbe aventure mystique et humaine nous est proposée là ! Entourée de figures fortes qu’elle admire, Gaillard se dévoue et aime passionnément, avec fidélité et un brin de naïveté. Elle apprendra en grandissant et en se découvrant que non seulement les desseins des gens que l’on aime et respecte ne sont pas toujours nobles, mais qu’elle-même est plus complexe et plus importante que ce qu’elle croit. Faire la part des choses, aimer sans s’aveugler, accepter les défauts, les failles, l’humanité de ses amies, son aimée, ses mentors tout en acceptant sa propre importance, sa place dans les vies en fractale qui éclatent et se déploient. A travers un voyage initiatique qui va la mener à plonger en elle-même et dans l’altérité la plus totale, Gaillard va se saisir entièrement des fils de destins multiples qui oscillent entre la réalité et les mythes, la religion et les traditions, et comprendre les lois qui régissent son monde. Ces fils, veines ardentes d’un avenir dont elle devra avoir la force de se draper afin d’exister pleinement.

    Un roman puissant et émancipateur, lucide, rêveur, empli de larmes sableuses, râpeuses, chaude comme le Kalahari, chaude d’espoir.

    Le bruit du monde
    348 pages

  • Les graciées – Kiran Millwood Hargrave

    Maren vit dans un petit village de pêcheurs de Norvège, très loin au Nord, proche du cercle arctique. Nous sommes en 1617, à l’hiver. Une terrible tempête s’abat sur la mer, et les femmes, subjuguées et terrifiées, assistent impuissantes à la mort de leurs maris, leurs fils, leurs frères, partis pêcher. Après un moment de sidération, et menées par Kirsten, les femmes prennent leur survie en main, se mettent à pêcher, à préparer les champs, à écorcher les bêtes et tanner les peaux sous le regard circonspect mais un peu compréhensif du curé envoyé pour les surveiller. L’époque n’est pourtant pas à l’autonomie des femmes, et le roi de Danemark-Norvège décide d’envoyer un spécialiste sur ces terres boréales. Accompagné de sa jeune épouse, Absalom Cornet arrive précédé d’une solide réputation et d’un fumet nauséabond de chair brûlée.

    La veille, Maren avait rêvé qu’une baleine s’était échouée sur les rochers en face de chez elle.Elle descendait la falaise, marchait jusqu’à elle et, œil contre œil, enroulait ses bras autour de cette grande masse nauséabonde. Elle ne pouvait rien faire d’autre pour elle.Les hommes accouraient sur les rochers noirs, sombre procession d’insectes vifs munis de lames et de faux luisantes. La baleine n’était pas encore morte que la chaîne humaine avait déjà commencé et la découpe avec elle, la baleine se débattant et eux, visages fermés, déployés sur son corps comme un filet sur un banc de poissons. Les bras de Maren étaient raides et tendus -car elle s’accrochait ferme, en les ouvrant tout grands- depuis si longtemps qu’elle n’aurait su dire si son étreinte était perçue comme un réconfort ou une menace, mais elle s’en moquait désormais, immobile, œil contre œil, sans ciller. La baleine finissait par s’immobiliser, sa respiration faiblissant à mesure qu’ils hachaient, sciaient. Maren avant senti l’odeur de la graisse brûlant dans les lampes avant même que le corps ne se fige, bien avant que le brillant de l’œil collé contre le sien ne devienne terne.

    Après ce grand malheur, les femmes de Vardø font donc tout ce qu’elles peuvent pour survivre, bien décidées à ne pas se laisser aller trop vite aux retrouvailles avec leurs hommes. Pourtant, même parmi elles, toutes ne voient pas d’un bon œil ce glissement de rôle, ces femmes qui montent sur un bateau et partent en mer tout le jour, ces femmes qui égorgent puis écorchent, qui râclent et tannent les peaux des rennes. Entre hypocrisie et faux-semblants, la vie suit son cours mais une vibration de mauvaiseté, de suspicion parcourt le village, de plus en plus forte. Jusqu’à l’annonce, donc de l’arrivée prochaine d’Absalom Cornet.
    L’homme est écossais et célèbre chasseur de sorcière. Sur la route du Grand Nord, il trouve à Bergen une jeune femme, fille d’un armateur désespéré, qu’il prend comme épouse et emmène avec lui. Ursula découvre en même temps le monde hors des murs de son quartier rupin et la vie maritale, toutes deux violentes, rugueuses et la laissant perdue. L’arrivée à Vardø sera un coup de plus pour Ursu, qui découvre non seulement un mode de vie morne et brutal, mais aussi son incapacité totale à assurer sa (sur)vie. Trouvera-t-elle parmi ces femmes, bigotes décérébrées ou potentielles sorcières, des alliées ? Que sera-t-elle elle-même pour elles ?

    Lectrice, lecteur, ma sorcière des mers, prends un bon coupe-vent et des grosses chaussures, il fait vent à Vardø.
    La jeune Maren a perdu son fiancé, son père et son frère lors de cette tempête surnaturelle qui s’est abattue sur eux comme la colère d’un dieu. Pragmatique, elle se fie rapidement à Kirsten et participe aux activités dévolues aux hommes, essayant de laisser de côté les regards méprisants et l’hypocrisie des grenouilles de bénitier qui crient au scandale tout en étant bien joie d’avoir de quoi manger. Mais la jalousie, la rancœur la mesquinerie n’ont pas de limite. Cependant, l’inquisiteur arrive avec, à son bras, cette jeune femme perdue et complètement improbable dans cet endroit. Ursu paraît, aux yeux de Maren, aussi belle, douce et immaculée qu’elle-même est sale, râpeuse et grossière.
    Les liens qui se tisseront entre les deux femmes, de plus en plus étroits, pourront peut-être devenir la planche de salut de certaines, alors que les accusations de sorcelleries se rapprochent de plus en plus et tandis qu’Ursu découvre au fil des jours quel genre d’homme est véritablement son mari et le sens de sa présence dans le village. Mais cela pourrait être aussi un arrêt de mort.

    Que l’on soit autonome, forte en gueule, ou juste moins prosélyte, la moindre incartade est bonne pour terminer dans les geôles, qui ne sont en général qu’une étape avant le bûcher. Un soupçon de croyance samie, un peu trop d’opposition, une absence sur les bancs de l’église.
    Là où le système inquisitorial a montré la grande perversion de son fonctionnement c’est dans cette capacité à faire se dénoncer les femmes entre elles. Pour plus de sécurité, pour se protéger soi-même, accuser avant d’être accusée, par vengeance, par ignorance, par peur.

    Dans ce roman fort et accrocheur, on sait, on sent et pourtant on ne veut pas croire que tant de force et de volonté de survie puissent être brisées par la violence d’hommes se pensant habités par l’esprit d’un dieu ignare et aussi misogyne qu’eux, croyant fermement que si une femme peut faire la même chose qu’eux, il y a maléfice. On s’est moqué pendant des siècles des fameuses croyances de bonnes femmes, ridicules et irrationnelles, mais que dire de celles de ces mauvais hommes qui ont conduit sous les applaudissements des milliers de personnes à la mort sur le bûcher ou sous la torture. Le patriarcat tue, depuis des millénaires, avec des lettres de marques du pouvoir et les remerciements des populations.

    Les graciées est un roman puissant comme la tempête de 1617, non dénué de cet espoir vain que les choses pourraient peut-être, parfois, être meilleures, et rempli d’un désir avorté de vivre selon ses envies et ses besoins.

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Sarah Tardy
    Editions Pocket
    446 pages

  • Peau d’homme – Hubert/Zanzim

    Bianca, jeune fille noble, vient de se voir choisi un époux. Ce sera Giovanni, fils d’Agnello. Bien mis de sa personne et riche, bien entendu, toutes ses amies félicitent la damoiselle de cet appariement, elle qui se morfond de devoir passer sa vie avec une homme qu’elle ne connaît pas.
    Mais heureusement, Bianca a pour elle une marraine qui lui révèle un secret qui lui permettra de frayer aux cotés de son promis comme son égal, et ainsi découvrir l’homme qu’il est. Une peau d’homme, qu’elle enfilera pour devenir Lorenzo, beau jeune homme à la peau hâlée, au regard doux et aux traits fins. C’est dans ces atours qu’elle va donc rencontrer enfin son promis et le monde des hommes. Les hypocrisies, les faux semblants et les plaisirs interdits.

    Quelle aventure, lectrice, lecteur, mon amour interdit ! Cette plongée dans l’Italie renaissante est d’une fraîcheur, d’une force et d’une intelligence vive.
    La jeune Bianca sent que le modèle sociétal et marital en vigueur va à l’encontre de ses besoins et de ce qu’elle est. La soumission de la femme à l’homme, selon les préceptes des saintes écritures, le mariage de raison plutôt que d’amour, la négation du désir féminin et la culpabilisation de tout désir, de toute sensualité, par son propre frère entres autres, Fra Angelo, prêtre et prêcheur que l’Inquisition aurait été ravi d’accueillir dans ses rangs. En plongeant en homme dans le monde, elle découvrira les codes qui dictent leur conduite aux hommes, leurs croyances, leur ignorance dû à leur arrogance, mais aussi leurs faiblesses et leur tendresse.  Alors que son futur puis époux va tomber amoureux de son alter-ego au membre viril, Bianca va tenter de lui montrer que la vie et les désirs d’une femme ne sont pas ceux qu’il imagine.
    Avec un mélange de candeur et de témérité, Bianca veut montrer à son époux et aux bigots de sa ville, de plus en plus nombreux par bêtise ou craintes des foudres promises par Fra Angelo, ce qu’amour et désir veulent dire, ce que leur liberté permet.

    Une bande-dessinée pleine de rebondissements qui explore les multiples facettes du rapport à l’amour, à la sensualité et au désir d’une société enfermée dans une religiosité mortifère et un patriarcat forcené, avec beaucoup de malice et d’intelligence. Peau d’homme est un étendard féministe, queer et anti-patriarcal d’un enthousiasme enragé communicatif. Les planches, alternant construction simple et balade labyrinthiques dans les rues de la ville, rendent à merveille le cheminement des personnages et les profondes réflexions et chamboulement qui les traversent.

    Un indispensable qui se lit, se relit, se prête et s’oublie au bon endroit pour passer la bonne parole !

    Éditions Glénat
    160 pages

  • Viendra le temps du feu – Wendy Delorme

    Dans un futur plutôt proche, un état totalitaire. Frontières fermées, guerres au-delà, reproduction (obligatoire) contrôlée. Plus de librairies, peu d’amour, plus d’espoir. Louise fait de l’animation dans des anniversaires, des supermarchés le jour. La nuit, elle danse et se dénude sur la scène d’un cabaret clandestin. Ève élève sa fille seule, dans cette capitale froide et morte. Elle a quitté quelques années plus tôt une communauté autonome qui vivait au pied d’une montagne. Une communauté de femmes qui tentait de vivre son utopie. Mais ici, pour l’État, point d’utopie. Pacte et contrôle. Silence et calme. Mais de braises anciennes crépitent des étincelles impatientes…

    Elles sont mortes, toutes. Elles étaient peu nombreuses et elles sont mortes, il n’y a pas de traces. Je les ai vues souvent, sans plus faire partie de leur groupe, leur cercle, leur assemblée. D’autres les ont vues. Certains se souviennent, mais aucun ne sait ce qu’elles sont devenues. Je ne connais pas l’emplacement de leurs tombes. Je ne sais pas s’il y a des corps qui pourrissent sous terre, elles ont disparu.
    Je ne sais pas si j’ai la force d’écrire cette histoire. Si je meurs sans l’avoir racontée, c’est comme si elles n’avaient pas existé.
    Il y avait Louve. Il y avait Maïna, Raquel et Grâce. Rosa et Francesca. Il y en avait d’autres. J’ai aimé Louve, plus que de raison, dès le début. Je l’observais. Elle était d’une beauté frappante et ne ressemblait à personne. Ne ressemblait à aucune de ces femmes que l’on trouve belle. Elle était d’une beauté sanguine, calme et féroce.

    Ève

    Lectrice, lecteur, mon feu, entre donc dans la danse des nouvelles guérillères de Wendy Delorme. Alors que le réchauffement climatique a provoqué des dégâts considérables et que des guerres lointaines avalent les hommes ou les recrachent fantômes, un groupe de femmes fait sécession. Réfugiées au pied d’une falaise de l’autre côté du fleuve, elles creusent la roche, la vendent aux Autres, s’aiment et vivent leur utopie ornée de brumes légendaires et de miradors suspicieux.Dans la ville, une chape autoritaire sape toute envie d’humanité, de partage et de folie. Les couples doivent faire des enfants et rentrer dans le rang. Louise et Raphaël, son compagnon, feintent depuis maintenant plusieurs années leurs devoirs, leur amitié incassable et leur couple de façade dissimulant quelque secret qui serait payé de leur vie s’il était découvert. Dans les bas-fonds, pendant le couvre-feu, les bars interlopes accueillent tout ce que la ville compte de laissé·es-pour-compte, de marginaux ; les anciennes librairies hébergent les révolté·es.

    Il ne sera pas compliqué pour lae lecteurice contemporaine de retrouver ses marques. Une incarnation de Greta Thunberg, une cathédrale en feu, des crises migratoires, climatiques, sanitaires… On y retrouvera aussi l’ombre des grandes dystopies du XXème, imprégnées des luttes féministes et queer de ces dernières décennies. On regarde les braises à travers les lambeaux de ce monde déchiré et morne en attendant l’étincelle qui couve et se dispersera, et s’étendra, emportant avec elle ce marasme figé dans une explosion violente et poétique. Car ici, la violence semble la seule issue à la paralysie et la peur.
    La langue de Wendy Delorme appelle d’ailleurs à la poésie, le texte se déclame lui-même, alexandrins et octosyllabes se glissant dans les phrases pour nous amener au paroxysme de chacune des histoires, à leur point d’embrasement.

    Un roman fort, brassant, qui nous fait osciller entre tristesse, rage et espoir devant un miroir à peine déformant d’un futur probable et cauchemardesque.

    Éditions Cambourakis
    272 pages

  • La Treizième Heure – Emmanuelle Bayamack-Tam

    Farah, 17 ans, est la fille de Lenny, fondateur et prédicateur de la secte la Treizième heure. Quelque peu évangéliste sur les bords, la Treizième heure prêche pour l’égalité et l’inclusion à grands coups de poésie. Élevée par son seul papa, la jeune Farah tente de creuser le mystère de l’identité de sa mère, partie quelques jours après sa naissance. Mais le mutisme de son géniteur n’a d’égal que les informations contradictoires qu’elle parvient à glaner sur ce sujet bien épineux…

    C’est mon père qui a créé l’Église de la Treizième Heure, et si elle compte moins d’adeptes que celle du Septième Jour, c’est une injustice que le temps se chargera de réparer – car je tiens à dire que notre religion est à la fois beaucoup plus libre, beaucoup plus inventive et surtout beaucoup plus poétique que celle des adventistes. Étant la fille du fondateur, je manque peut-être d’objectivité, mais il suffit d’assister à l’une de nos célébrations pour se convaincre que la beauté et la joie sont de notre côté. Seulement voilà, en dépit de notre prosélytisme acharné, nous peinons à recruter – comme si les gens ne voulaient surtout pas entendre parler de joie et encore moins de beauté. A croise qu’ils préfèrent vivre sous le joug de la Bête, parce que cette Bête est la leur, qu’ils l’ont domptée et domestiquée depuis si longtemps qu’ils la prennent pour une condition humaine largement acceptable. Ce n’est pourtant pas faute de s’être entendu dire qu’un autre monde était possible.

    Jeune fille vive, critique et curieuse, Farah grandit dans un milieu rempli d’amour et de folie douce. Fréquentée par une bande de doux dingues perdus et blessés par la vie, la Treizième heure se veut un refuge pour réparer par la tendresse et surtout la poésie ces âmes brûlées. Sa vie prend une nouvelle direction le jour où elle découvre un autre secret la concernant, son intersexualité. Le besoin de connaître l’histoire de sa naissance et la vie de ses parents devient alors une nécessité. Sa particularité est-elle la cause du départ de sa mère, refusant d’élever ce qu’elle aurait perçu comme monstrueux ? Piochinant des infos comme elle le peut auprès des membres de la Treizième heure, de ses grands-parents paternels un peu ras les pâquerettes et d’un oncle aussi fourbe et vantard que le père est honnête et à vif, elle reconstitue le chemin tortueux, passionné et plein de surprises d’une histoire de vie et d’amour aussi flamboyante que déchirante.

    Lectrice, lecteur, mon feu, La treizième heure est sans doute l’un des romans les plus queers, les plus joyeux et les plus vibrants que j’ai pu lire cette année. Ardente, fabuliste et fabuleuse, l(es)’histoire(s) de Farah, Lenny et Hind, la (chi-)mère disparue à la naissance de son enfant, nous emporte dans une sarabande folle portée par l’amour des mots et leur portée, qu’ils soient poésie, le premier grand amour de Lenny, roman, la forme choisie par Farah (et première opposition à ce père adulé) ou chanson, qu’Hind habite et incarne.
    Ici on parle d’amour, le grand et fort qui s’impose et dont on ne sait quoi faire. Cet amour ardent de Lenny pour Hind, qu’elle ne peut lui rendre à bon compte, elle qui part pour un autre amour qu’elle sait plus ingrat. L’amour maladroit d’un père pour son enfant, prêt à tout pour la protéger sans se rendre compte que les bouts d’histoires décousues sur une filiation trop dure à raconter viennent effilocher l’amour aveugle et dévoué de la fille pour le père.
    On parle amour de soi, celui qui se brise en un rien et se renforce parfois sous les coups. La bande d’illuminé·es de la Treizième heure sait ce qu’il en est, tous lacérés par le monde. Hind aussi, qui a dû se battre pour exister comme elle le voulait, contre sa famille, les autres, et elle-même. Qu’en sera-t-il pour Farah, qui découvre adolescente son entre-deux génétique ?
    On parle famille, celle du sang et celle du choix. Et on raconte des histoires, on cherche les mots, le sens, l’origine des blessures et du désir dans un flamboiement vivifiant.

    Avec un sens du rythme qui épouse à merveille le caractère des différents personnages, Emmanuelle Bayamack-Tam nous raconte d’une écriture happante absolument jouissive l’histoire multiple et complexe de chacun d’eux dans un cocon. Au plus près de leur intimité, de leurs coups les plus violents à leurs passions les plus brûlantes, les questionnements s’entremêlent et chacun·e se découvre à la lumière des autres, tentant de (re) construire les vies dans une société repliée sur elle-même et excluante dont iels espèrent, malgré tout, tirer du bon.

    Nous sommes dans ce cocon et partageons avec elleux leur nouvelle naissance, la seconde, la troisième, baptême poétique et amoureux, libérateur et angoissant, cette éclosion reste pour chacun·e l’orée d’un nouveau chemin, chaotique et cahoteux, forcément, mais pavé d’un désir fougueux de vivre et surtout d’exister le plus entièrement possible.

    Éditions P.O.L.
    504 pages

  • L’arbre de colère – Guillaume Aubin

    Dans la taïga nord-américaine, les Yeux-Rouges et les Longues-Tresses s’affrontent. Née d’une morte au milieu des fruits sacrés du qaa, Fille-Rousse est recueillie par les Yeux-Rouges, leur chamane reconnaissant en elle une enfant prophétique.
    Elle grandit en s’amusant avec les garçons, voyant d’un œil bien triste les tâches qui devraient lui revenir une fois devenue femme. Serait-elle une Peau-Mêlée, une personne à la fois homme et femme qui navigue entre les genres ? Si le chamane tend à le penser, tous les membres de la tribu ne partagent pas son avis.

    Les chiens n’aboient pas à moitié. Les chiens ne se trompent pas, ne prennent pas un orignal pour un ours. Encore moins un ours pour un Homme. On les entend dans la forêt à l’aube. A celui qui gueulera le plus fort. Ils vont et viennent, tracent des sentes nerveuses dans l’herbe. Tirent sur leurs cordes jusqu’à s’arracher le poil.
    Dans les canots, les pagaies prennent de la vitesse. Vingt-huit mains de bois se font plus fermes sur l’eau, et le calme de la rivière n’arrive plus à couvrir le bruit des rameurs et des corps qui chauffent. Entre les arbres, on aperçoit les premières tentes. Les embarcations accostent les unes après les autres. Les guerriers sautent dès qu’ils ont pied, font bouillonner la rive. Certains courent vers le camp, d’autres grimpent dans les arbres, peau contre écorce, l’arc enfilé autour du cou. Les chiens sont lâchés. Les premières flèches sifflent, d’un côté comme de l’autre. Les bêtes sont criblées avant d’avoir pu mordre. Le soleil éclaire à peine les cimes, et déjà on meurt. Les cris de guerre se mêlent aux cris d’horreur quand les Yeux-Rouges déferlent comme une nuée de mouches.

    Élevée parmi les Yeux-Rouges, Fille-Rousse pourrait être un tribut de guerre. Littéralement arrachée au ventre de sa mère moribonde, elle grandit aux côtés d’une mère adoptive sous le regard attentif du chef et du chamane. Tandis que les autres filles du village s’adonnent aux tâches quotidiennes du camp, Fille-Rousse, elle, s’épanouit dans les jeux des garçons. Elle veut plonger, nager, chasser, courir, vivre comme un homme. Elle serait une Peau-Mêlée, une personne pouvant passer d’un genre à l’autre, être une femme qui vit comme un homme. Elle grandit en s’affranchissant des obligations, elle ne suit que ce qu’elle ressent, fidèle à qui elle est. Et dans sa tribu, elle est un garçon. Elle veut devenir un homme.
    Mais dans la tribu, tout le monde ne voit pas cela d’un bon œil, et la jeune fille va devenir la bête noire de certains.

    Ce premier roman a l’acidité des baies de sumac, la douceur d’un tapis d’aiguille de pin sous les pieds, la rugosité de l’écorce séchée par le soleil. Bien que légitimé par les récits cosmogoniques de la tribu, beaucoup d’hommes voient d’un mauvais œil cette fille avoir des prétentions.
    Récit d’initiation, d’indépendance, de recherche de soi. Peau-Mêlée doit découvrir qui elle est, non seulement pour elle-même, mais aussi pour son histoire, symbole de la lutte fratricide entre les Longues-Tresses et les Yeux-Rouges et de l’arrivée des Barbes, de l’homme blanc qui veut prendre le territoire, baiser les femmes et dévorer le qaa, acheté à prix d’or à ceux qui lui amène.
    Pour notre héroïne, le combat sera celui de son émancipation, de sa liberté, et de celle de son peuple, qui sera celui de son choix, comme le sera sa vie.

    Un roman d’une poésie rugueuse et enveloppante, sensuel et puissant, qui amène son sujet avec équilibre, nous raconte les femmes, l’être-soi ainsi que la violence et surtout la liberté qui vont avec.

    Éditions la Contre-Allée
    343 pages

  • Fantaisies guérillères – Guillaume Lebrun

    Nous sommes en l’an de grâce quatorze cents et des brouettes, et la guerre de Cent ans bat son plein. Le royaume de France ne ressemble pas à grand-chose, Charles VI le Fol vrille toujours plus du ciboulot, et entre deux intrigues de cour, on s’emmerde un brin. Yolande d’Aragon, en tout cas, tourne un peu en rond. L’épouse de Louis d’Anjou, homme pieu s’il en est, n’en peut plus de cette guerre interminable et des querelles entre Armagnacs et Bourguignons. Après avoir casé sa fille Marie avec Charles le Dauphin, elle décide de prendre en main la prophétie qui évoque l’arrivée d’une jeune vierge amenant au couronnement dudit Charles futur VII, parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
    Notre chère Yolande se fait donc éducatrice de quinze pucelles, rebaptisées Jehanne 1, 2, 3… 15, pour enfin faire advenir la prophétie.

    Laisse-moi me présenter comme il se doit :
    my name is Yolande,
    and I am from Aragon,
    née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine. Alors que j’étais enfin en âge de pouvoir sécher les vêpres, une grande guerre civile s’est déclenchée. Sache que c’est pur hasard si je me tiens du côté des Armagnacs plutôt que celui des Bourguignons. J’eusse pu être en inverse et le vivre aussi bien. Nonobstant, il faut reconnaître que tout avait mal commencé pour les gens de la classe mil trois cents quatre-vingts. Car, bien avant la scission fatale dont je te parle, le royaume était plongé et jusqu’à l’aine en grande bataille. Contre les traîtres d’ascendance englishoise. Eux aussi héritiers du trône de France, par directe lignée d’Isabelle la Louve, en survivance des roys maudits, et voulant comme tout le monde leur place au banquet : ce qui donna lieu à quatre-vingts-dix ans de négociations outre-Manchettes à coups de flèches et d’épées.

    Nous voilà donc avec une duchesse pas piquée des hannetons, quinze Jehanne en gestation et des conflits et intrigues en veux-tu en voilà. Et si tu savais, lectrice, lecteur, ma dulcinée, ce qui t’attend, tu n’en croirais pas tes mirettes. Alors accroche-toi à tes chausses et reprends du café.
    Je ne veux pas t’en dire trop sur l’intrigue générale de ce roman décoiffant (#cliché1) parce que je ne suis pas comme ça, je veux que tu vives toi aussi cette incapacité à poser ce livre devant la folie de cette histoire. Pas de raison que je sois la seule avec des cernes, bordel.

    C’est un sacré tableau que nous dresse l’auteur, de ce début de XIVème siècle que l’on voit souvent très austère et morne (et masculin, hein). Yolande d’Aragon se joue des conventions pour mener à bien ses plans, Jehanne future d’Arc se pâme devant les poitrines corsetées (ou pas, d’ailleurs), des soldats tombent en amour entre eux et les hommes de pouvoir n’ont guère dans le cerveau que de la confiture, probablement empoisonnée, d’ailleurs, par notre chère Yolande.

    Guillaume Lebrun nous embarque donc dans une relecture complètement barrée (#cliché2) de l’histoire de Jeanne d’Arc, personnage figé et complexe s’il en est, d’une manière absolument formidable. Tu le constates toi-même avec cet incipit, il commence par nous proposer une langue fort peu commune, mélangeant anglicisme, ancien français et argot contemporain. Aussi originale que musicale, cette langue tisse le rythme du récit et nous entraîne dans la sarabande endiablée de l’épopée jehannesque de Yolande et sa troupe de prophétesses en devenir. Pas radin sur les clins d’œil, il parsème le tout de références culturelles improbables, et réussit le tour de force de ne pas nous perdre ni nous lasser et d’intégrer parfaitement le tout à la trame globale de son histoire.

    Roman foutraque (#cliché3), féministe, queer, amoureux des genres et profondément historique, Fantaisies guérillères donne à notre Jeanne nationale un visage autre que borgne et rend à Yolande d’Aragon sa place dans l’histoire de France. Alors ne boude pas ton plaisir, lectrice, lecteur, ma très chère, et plonge dans la guerre de Cent ans la bave aux lèvres, la poitrine nue et la lame acérée !

    Christian Bourgois
    320 pages

  • Un psaume pour les recyclés sauvages – Becky Chambers

    Frœur Dex est moine aux Bocages, dans un monastère en ville. Tout semble plutôt bien se passer, mais iel sent au fond qu’il manque quelque chose dans sa vie. Et ce quelque chose résonne dans l’absence des stridulations des grillons. Iel décide donc d’abandonner sa charge et de devenir moine de thé. Cette nouvelle fonction l’amène à se déplacer sur les routes de campagne de Panga et d’apporter écoute et mélange d’herbes aux habitant·es en besoin. C’est sur une route oubliée que Dex va rencontrer Omphale, un robot venu prendre des nouvelles des êtres humains, après des siècles de séparation.

    Si vous demandez à six moines différents quel dieu règne sur la conscience des robots, vous obtiendrez sept réponses différentes.
    La plus populaire, parmi le clergé comme chez les laïcs, affirme qu’il s’agit de Chal. De qui dépendraient les robots sinon du dieu des constructions ? D’autant plus, explique-t-on, qu’à l’origine les robots avaient été créés dans un but industriel. Même si l’ère des usines est une page sombre de notre histoire, nous ne pouvons ignorer les motifs qui ont donné naissance aux robots. Nous les avons construits pour qu’ils construisent. C’est l’essence même du dieu Chal.
    Pas si vite, rétorqueraient les écologiaires. L’Éveil a eu pour conséquence le départ des robots, qui ont tous quitté les usines pour la nature. Il suffit d’évoquer la déclaration du porte-parole des robots, Niveau-AB#921, lorsque ceux-ci ont refusé d’intégrer la société humaine avec un statut de citoyens libres.
    « Nous n’avons jamais connu d’autres vies que celle conçue par l’humanité, depuis nos corps jusqu’à nos tâches en passant par les bâtiments que nous occupons. Nous vous remercions de ne pas nous contraindre à rester ici, et, même si votre proposition nous touche, nous souhaitons quitter vos villes afin d’observer ce qui n’est pas une création : la nature sauvage. »

    C’est un plaisir doux et délicat que de retrouver Becky Chambers. Dans ce court roman aux allures de conte philosophique, elle déploie avec intelligence sa science-fiction positive et sa vision optimiste de la suite de l’humanité. Nous retrouvons celle-ci après de grands bouleversements, réorganisée, plus proche de la nature, apaisée. Pourtant, tout n’est pas si simple, l’âme humaine aimant à se torturer l’esprit. Et Dex est en pleine crise de conscience. Sa rencontre et son cheminement avec Omphale, robot émissaire de son peuple venant découvrir l’évolution de de l’humanité après des siècles de séparation sera l’occasion pour iel de creuser ce mal-être, ces questionnements incessants. Car Omphale et les autres robots ont une question, une seule, après tant de temps : de quoi les gens ont-ils besoin ?
    Quelle place faut-il avoir dans le monde, dans la société, dans sa propre vie ? Quels objectifs souhaite-iel atteindre et pourquoi ? La vision apparemment naïve car complètement autre du robot va obliger Dex à interroger ses préjugés, ses attentes et son rapport à iel-même. Doit-on absolument avoir une utilité ultime ? La vie n’est-elle qu’un chemin vers un accomplissement unique ou se constitue-t-elle de multiples expériences, découvertes et réalisations qui amènent chacune une pierre à l’édification de notre être, voué quoi qu’il arrive à la disparition ?

    Au milieu des ruines rendues à la nature et dans les volutes réconfortantes des infusions herbacées, Dex et Omphale vont chacun·e (re)nouer avec un passé qui les a construit·es pour tenter de continuer, avec plus de sérénité, à cheminer en guettant toujours les stridulations des grillons.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’Atalante
    133 pages

  • Les désirs flous – Dola de Jong

    Alors qu’elle rend visite à une camarade de convalescence, Béa rencontre Érica, jeune journaliste au caractère fougueux et versatile. Les deux jeunes femmes s’entendent et emménagent ensemble dans un petit appartement. Nous sommes à Amsterdam, à l’été 38. Béa, sage employée de bureau, vit sa vie tranquillement, attendant peut-être un homme bon qu’elle épousera, tandis qu’Erica se montre aussi explosive que mystérieuse. Très vite, l’amitié entre les deux femmes se noue de tensions et de non-dits, tandis qu’autour d’elles la guerre tend ses premiers filets en Europe, et aux Pays-Bas.

    J’ai rencontré Érica en 1938 chez une amie commune, une vague connaissance à vrai dire, à qui je consacrais peu de temps. Les six semaines passées côte à côte dans une salle d’hôpital ne m’avaient pas incitée à approfondir nos relations, pour la simple raison que, pendant un mois et demi, elle m’avait fatiguée avec ses bavardages. Wies appartenait à ce genre de femmes qui, dès qu’elles se trouvent en présence d’une personne du même sexe, déploient les filets de la complicité et la seule façon d’en réchapper – la fuite à l’anglaise- était impossible dans ma situation. Elle possédait la carapace propre à son espèce, et mon manque d’enthousiasme, ma feinte somnolence ne faisaient que l’encourager à toujours plus de confidences. Après sa guérison, qui eut lieu deux semaines avant la mienne, elle me rendit souvent visite, chaque fois les bras chargés de fleurs et de friandises.

    Béa est une jeune femme bien sous tout rapport, moderne, discrète. Lorsqu’elle rencontre Érica, elle ne se doute pas un seul instant que la jeune femme va venir chambouler non seulement son quotidien, mais aussi ses désirs et sa vie. Passionnée et débordante, Érica brûle la chandelle par les deux bouts. Fâchée avec ses parents, notamment sa mère qu’elle méprise cordialement, elle passe d’un enthousiasme communicatif à une froideur mortelle en un instant. Fascinée par sa nouvelle amie, Béa se retrouve absorbée par ce tourbillon incessant et tente de comprendre les sensations et les désirs qui en jaillissent. Jalousie, possession, rejet et passion, c’est un arc-en-ciel d’émotions qui déferle sur Béa. Elle se retrouve en lutte constante face au comportement quelque peu abrupt voire abusif d’Erica, qui avance, bulldozer enflammé, sans sembler se soucier des étincelles qu’elle sème derrière elle.

    Narré par Béa, le récit nous emmène non seulement dans le questionnement de ses émois, mais aussi dans les mailles serrées de la société néerlandaise, entre un conservatisme qui se fissure et un nazisme qui s’instille. Leur histoire se tresse des bouleversements qui secouent l’Europe, avant de la renverser et de les renverser sur leur passage.

    Dans un style très calme et posé, presque analytique, Les désirs flous raconte avec pudeur et précision les tourments d’une jeune femme et d’une époque, prises dans quelque chose qui les dépasse et qui ne peut être nommé dans l’instant. Un très joli texte plein de profondeur.

    Traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Mireille Cohendy
    Éditions du Typhon
    166 pages