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  • La porte de cristal – N.K. Jemisin

    Les livres de la Terre fracturée, tome 2

    Alerte : si tu n’as pas lu le tome 1, lectrice, lecteur et que tu y penses, ne lis pas cette chronique (ainsi que la 4ème de couverture du tome 2, tu te priverais d’une partie du plaisir du 1er tome !)

    La cinquième Saison qui commence semble partie pour durer et ne laisser aucun être humain vivant derrière elle.

    Essun, anciennement Syénite, précédemment Damaya, a trouvé refuge dans la comm’ souterraine de Castrima. Elle y retrouve Albâtre, son ancien mentor et amant (et tant d’autres choses) qu’elle n’avait plus revu depuis la tragédie de Meov. À moitié pétrifié et complètement responsable du rift qui déchire la planète en deux, il assure connaître une solution pour que le monde ne vive plus de saisons. Il s’agirait de rapatrier la Lune, un satellite perdu, et apaiser enfin la colère du père Terre.
    Parallèlement à tout ça, Jija, le père infanticide, caracole toujours plus vers le Sud avec sa fille Nassun. Objectif pour le père : sauver sa fille de cette orogénie qui la détruit pour la rendre normale. Il existerait un lieu pour cela, paraît-il.

    Après un premier tome qui ne nous laissait pas beaucoup le temps de respirer, entre la découverte du Fixe, son fonctionnement et les aventures de nos héroïnes, pour fusionner vers ce sidérant climax final, pas facile de rester à niveau. Essun, donc, après environ un an sur les routes à la poursuite de son mari et de sa fille, rejoint la comm’ orogène-friendly de Castrima. Elle y fera des retrouvailles et des découvertes surprenantes, continuera d’apprendre à maitriser et comprendre son orogénie, mais aussi celle des autres. Car Castrima a besoin des orogènes pour subsister (rien n’est jamais gratuit), et la plupart des présent·es n’a jamais reçu l’éducation du Fulcrum sur la question. Essun va donc non seulement apprendre à vivre en communauté avec des Fixes en assumant qui elle est, mais aussi explorer et accepter la grande diversité de la communauté orogène et des différentes pratiques qu’elle recoupe.

    À côté de ça, nous suivons Nassun et son père. Il n’a de cesse d’espérer sauver sa fille de ce péché qui la ronge. Elle essaie de survivre et de comprendre ces sentiments contradictoire d’amour/haine à l’égard de ce père qui l’a toujours tant protégé et qui serait désormais capable de la tuer en un instant, mais aussi pour sa mère, toujours si dure, si froide, si brutale. Aux côtés d’autres jeunes orogènes et sous l’encadrement de Schaffa (que de revenants !), elle mesurera l’étendue de sa puissance et devra se positionner dans le grand plan qui se tisse, bien au-dessus d’elle, pour l’avenir du monde. Nassun doit se construire en opposition à ses parents qui ne l’ont jamais compris, arqués qu’ils étaient, chacun à leur manière, sur leurs a priori et leurs certitudes, et semble trouver dans un Schaffa métamorphosé un allié et un protecteur tel qu’elle n’en a jamais connu.

    Hum. Non. Je ne raconte pas comme il faut.
    Après tout, chacun est à la fois lui-même et d’autres. Ce sont les relations d’une créature qui cisèlent sa forme ultime. Je suis moi et vous. Damaya était elle-même, plus la famille qui l’avait rejetée, plus les gens du Fulcrum qui l’avaient ciselée jusqu’à en faire une lame aiguisée. Syénite était Albâtre et Innon et les malheureux habitants d’Allia et de Meov, les comms disparues. Vous êtes maintenant Tirimo et les gens qui parcourent les routes couvertes de cendres et vos enfants morts… et l’enfant vivante qu’il vous reste.
    Que vous récupérerez.

    S’il reste encore de nombreuses zones mystérieuses et surprenantes dans cet univers, ce second tome nous en apprend beaucoup et continue de creuser et analyser les questions sociétales. L’acceptation de soi reste un thème central, qui s’enrichit considérablement en interrogeant non seulement le vivre-ensemble alter (les rapport orogènes-fixes prennent de l’épaisseur), mais aussi l’identité et la multiplicité de celle-ci dans un groupe que l’on pouvait imaginer homogène. Les orogènes, persecuté·es et exclu·es, ont développé des manières différentes d’être, de vivre et d’exister avec leurs pouvoirs, leurs particularités. Essun, sortie du moule institutionnel, avec un droit de vie légal, se situe malgré tout encore du point de vue des bourreaux. Elle devra s’arracher à ces certitudes, partager avec sa communauté, leur apprendre et apprendre d’elles et eux.

    Un deuxième tome qui m’a bien happée et qui maintient le suspense sur la suite. Un excellent page-turner qui continue à nous interroger et se montre donc aussi addictif qu’intelligent. Vivement la suite (et la fin… !)

    Traduit de l’anglais par Michelle Charrier
    J’ai lu
    493 pages

  • Coming in – Élodie Font, Carole Maurel

    Quand on est homosexuel·le, en général, le grand moment, celui qui est décisif, qui fait peur, qui construit, c’est le coming out. Ce temps, souvent multiple, où l’on s’annonce au monde à voix haute. Quelles seront les réactions de la famille, des ami·e·s, puis-je le dire à mes collègues/camarades, comment gérer les émotions des autres en plus des miennes ? Mais pour en arriver à ce point fixe de nos vies, encore faut-il déjà se le dire à soi.

    Les amies d’Élodie le savent bien, elle est lesbienne, c’est évident. D’ailleurs, il n’y a pas que ses amies qui le pensent. Beaucoup d’autres filles lui ont fait la remarque. Mais qu’est-ce qu’elles en savent ? Comment pourraient-elles mieux connaître les désirs, les envies d’Élodie qu’elle-même ? Ce trouble à la vue de certaines femmes n’a rien d’ambigu. Cette envie d’être toute proche de cette fille, celle-là, ce n’est qu’une amitié profonde, fusionnelle peut-être, mais rien de plus. Élodie aime les garçons, et un jour elle en trouvera un bien, un beau, et avec viendront le chien, la maison, la barrière et bien sûr les enfants. Pourtant, l’amour hétérosexuel semble lui glisser entre les doigts, et décidément, cette fille, celle-là…

    Poursuivant la démarche entamée par son excellent podcast éponyme, Élodie Font, sous le dessin léger et lumineux de Carole Maurel, creuse cette partie bien silencieuse et pernicieuse de l’acceptation de soi qu’est le coming in. Car pour être capable d’assumer ce que l’on est devant les autres, encore faut-il en avoir conscience et accepter de laisser de la place à cette partie de soi que l’on maintenait étouffée très très loin. Il peut y avoir beaucoup de raison à cela. Penser que l’on doit renoncer à ce que le monde entier nous tend comme une vie normale et dire en cela que nous ne le sommes pas, normales. Croire qu’il va falloir se conformer à l’image déformée de ce qu’on nous dit être une lesbienne, car c’est bien connu, quand on est homo, il faut rentrer dans un moule caricatural pour rassurer les bonnes gens et se faire reconnaître facilement. Il faut réussir à sortir de ces peurs imposées, pour ensuite se dire, à soi, que la vie sera légèrement différente, peut-être, mais qu’elle sera la nôtre, vraiment, entièrement. C’est violent, c’est douloureux, c’est intense. C’est une nouvelle naissance pour exister à soi et vivre, finalement.

    Le récit d’Élodie Font, subtil et sans fard, raconte avec beaucoup d’émotions ce parcours qui parlera à beaucoup. Magnifiquement illustré par les dessins de Carole Maurel, qui joue sur les textures et les couleurs pour exacerber les pensées, les doutes et les vagues d’émotions qui renversent la narratrice. Profond et drôle, Coming in prend au ventre et montre que s’accepter c’est un combat, parfois long, compliqué, qui demande de la force, mais qui doit être mené pour avoir la chance de se rencontrer.

    Pour prolonger : le podcast original, sur Arte Radio
    On peut aussi écouter Élodie Font avec Klaire fait Grr, toujours sur Arte Radio, avec la merveilleuse série des Mycose the night, et aussi toute seule dans le très intéressant et fouillé Double vie (toujours sur Arte radio, parce que c’est bien, Arte Radio)

    143 pages
    Payot graphic / Arte Éditions

  • La cinquième saison – N.K. Jemisin

    La Terre, ou une planète qui y ressemble, dans un futur relativement lointain. Les continents se sont rapprochés jusqu’à retrouver une structure pangéenne que les habitants appellent le Fixe. Ce qui est cocasse, car on découvre très rapidement que ce continent est un peu trop fréquemment traversé par des tremblements de terre. Parsemé de villes plus ou moins grandes appelées des comms, les habitants sont reconnus par leur ascendance qui leur donne bien souvent leur place dans la société. Parmi eux, les Orogènes, qui ont le pouvoir de « sentir » la terre, de pouvoir la contrôler, la calmer quand elle tremble, ou de l’agiter.

    Nous allons y suivre Essun, Damaya et Syénite, trois Orogènes, à des moments charnière de leur vie et à trois époques différentes.
    Essun quitte sa comm à la poursuite de son mari qui s’est enfui avec leur fille, orogène comme sa mère, et a tué leur fils de trois ans, qui commençait à montrer les premiers signes d’orogénie. Le tout alors que commence une cinquième saison.
    La jeune Damaya, elle, est recueilli par un Gardien pour être emmené au Fulcrum, «l’école» des Orogènes à Lumen.
    Syénite est une jeune femme quatre-anneaux (l’équivalent des étoiles militaires en gros, qui indique le niveau de maîtrise d’un orogène sur ses pouvoirs) à qui le Fulcrum confie deux missions : partir avec Albâtre, le plus puissant des orogènes, seul dix-anneaux, à Allia pour un travail précis, et se reproduire avec le même Albâtre, pour obtenir un enfant puissant.

    Commençons pas la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant.
    D’abord une fin personnelle. Une pensée lui tournera dans la tête encore et encore, les jours suivants, quand elle s’imaginera la mort de son fils en essayant de trouver un sens à ce qui en est aussi foncièrement dépourvu. Elle posera sune couverture sur le petit corps brisé d’Uche – sans lui cacher le visage, parce qu’il a peur du noir – et elle s’assiéra à côté de lui, engourdie, indifférente au monde qui, dehors, touche à sa fin. Il l’a déjà atteinte en elle, et ce n’est pas la première fois qu’il en arrive là, ni dehors ni en elle. Elle a l’expérience de ce genre de choses. Voilà ce qu’elle pense à ce moment-là et plus tard : au moins, il était libre« 

    Tout cela est un peu perturbant ? Ce n’est pas complètement faux… Reprenons du début, déplions nos cartes et chaussons nos lunettes.

    Ce continent appelé le Fixe est soumis à des mouvements telluriques soudains et dévastateurs qui, de temps en temps, prennent une ampleur imprévue et se termine souvent par l’apparition d’un super-volcan dont l’éruption va provoquer pluies acides, nuages de cendres, incendies… dont la persistance peut aller de quelques mots à plusieurs décennies. Une cinquième saison désigne donc cette période de survivalisme qui suit une énorme catastrophe naturelle dont les conséquences causent non seulement des milliers de morts immédiats, mais transforment également la planète et les manières de vivre des populations.

    Autant dire que la vie est plutôt rude. Surtout pour les Orogènes. En effet, ces femmes et hommes doté·es de ce pouvoir de ressentir et influer sur les mouvements terrestres sont perçus comme des monstres par le reste de la population et sont bien souvent, dans certaines régions, réduits en esclavage voire assassinés sans qu’il n’en soit dit quelque chose. Les plus chanceux seront repérés et emmenés au Fulcrum, un centre de formation à l’orogénie situé à Lumen, la capitale. Mais là-aussi, aucun n’est vraiment libres, et la moindre faiblesse ou erreur est puni de mort par la main d’un Gardien. Ils sont envoyés et répartis, selon leur puissance, à différents endroits du continent pour y apaiser et contrôler la terre.

    Comment des personnes dont le pouvoir peut rendre aux autres une certaine insouciance quotidienne peuvent-ils être traités de la sorte ? C’est là l’un des points principaux de ce roman (et sans doute de la suite, celui-ci étant le 1er d’une série de 3). En effet, la force principale de cette histoire tient aux propos forts et engagés de l’autrice sur de nombreuses thématiques, avec beaucoup de finesse et d’intelligence. On peut voir, à travers la répression à l’encontre des orogènes, la ségrégation de nombreux peuples et minorités. Elle traite dans ce premier volet ce rejet et cette violence sous plusieurs axes qui nous apportent une vision plus générale des croyances des populations. Elle y met également en avant les dogmes qui rythment la vie des différentes comms. Le quotidien pouvant s’effondrer à n’importe quel moment, chaque instant de la vie, voire de la journée, est marquée par une sentence de la lithomnésie, un dogme faits de proverbes et maximes égrenés comme un chapelet et gravés dans le marbre qui annonce la bonne conduite à tenir pour survivre. Nos protagonistes, déjà confrontés à la violence de leurs contemporains et de la société qui les exploite, vont progressivement s’interroger sur la cohérence de ce qui est présenté comme une sagesse ancestrale qui a permis à l’humanité de survivre à de nombreuses cinquièmes saisons. Est-ce vraiment le seul chemin, la seule manière de vivre ?

    La cinquième saison est un premier tome brillant, original et passionnant qui nous immerge dans un univers sombre et dur (âme sensible, fais attention, des fois c’est vraiment pas rigolo du tout) et questionne ses personnages et ses lecteurs sur ce dans quoi il les embarquent. Un roman très immersif et remuant qui arrive à parler directement de sujets complexes sans les dénaturer ou les caricaturer. Une très grande réussite !

    Traduit de l’anglais par Michelle Charrier
    J’ai Lu
    543 pages

  • Les aventures de China Iron – Gabriela Cabezón Cámara

    Connaissez-vous Martin Fierro ? Figure littéraire argentine, il est l’incarnation du gaucho, le cow-boy argentin qui fait tourner ses bolas dans la pampa, seul parmi ses bêtes dans des kilomètres carrés de vastes espaces désertiques.
    Martin Fierro a été recruté pour aller combattre les indigènes. Il déserte et, à son retour chez lui, sa femme s’est fait la malle avec ses enfants. Martin en profite donc pour aller combattre les injustices de son pays, parce que quitte à être hors-la-loi autant y aller à fond.

    Et sa femme alors ? Où s’en est-elle allée ? C’est à elle que s’intéresse Gabriela Cabezón Cámara. Martin Fierro enrôlé, qu’advient-il d’elle ?

    Ici, Mme Fierro a 14 ans. Mariée de force à son gaucho de mari, elle lui a donné 2 enfants. Et lorsque l’armée l’emporte loin d’elle, elle y voit le chemin vers la reconquête de sa liberté. Laissant ses enfants à un couple de vieux du pueblo, elle part aux côtés de la britannique Elizabeth, Lisa, Liz, une rousse flamboyante qui part, elle, récupérer son écossais de mari indûment enrôlé de force dans l’armée argentine et, au passage, l’estancia qu’ils sont censés gérer.
    Pendant ce voyage, Mme Fierro va se construire un nom, d’abord, s’approprier ce sobriquet de China et le modeler à son image, tout comme le nom de son mari. Puis son corps, puis sa vie. En compagnie de Liz et d’Estreya le chiot, puis de Rosa, le gaucho solitaire croisé sur le chemin, elle va découvrir la pampa et ses habitants, humains, animaux, minéraux.

    Je te le dis tout de go, lectrice, lecteur de mon cœur, je n’ai pas lu la geste épique de Martin Fierro le gaucho. Déjà parce que les gestes épiques c’est pas trop ma came, je l’admets, et ensuite parce que je préfère sa femme, au gaucho. Et toi aussi, tu vas voir.

    China ne sait pas grand-chose du monde, ça elle le sait, mais elle le sent comme personne. Elle déborde d’amour, de curiosité et d’envie de comprendre, elle se gorge de la beauté et de la sensualité de ce qui l’entoure. Elle découvrira l’amour, le beau, l’enivrant, dans les bras de sa Liz. Avec elle, elle apprendra aussi la culture britannique, ces lointaines contrées humides et grises, fantasmatiques enveloppées de son smog mystérieux. Elle rencontrera d’autres hommes, le doux et atypique Rosa, d’abord, puis le colonel Hernandez, maître désobligeant d’une estancia. Enfin les indigènes, qui épousent ce paysage onirique et transperçant et l’habitent en communion.

    Initiation, découverte, fantastique, queer, ce roman se glisse par le chas de nombreux genres et nous les glisse tous entre les lèvres. Par son écriture d’une poésie chaude et charnelle, l’autrice nous imprègne des paysages incroyables et changeant de l’Argentine. Mais dans son voyage, China Iron n’est pas une jeune fille naïve à la recherche d’un but. L’esprit acéré, elle comprend très vite le monde qu’elle découvre, ses rapports de force, ses contraintes et ses espaces de liberté. Elle prend à gorgées pleines les plaisirs et la beauté des gens, des sites, des ciels qui la font danser comme elle crache aux pieds de ceux qui asservissent, contraignent, dominent et ignorent.

    C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre. 

    Les aventures de China Iron est un merveilleux conte qui interroge la place des mythes dans nos sociétés et qui, dans une explosion de rage vivifiante, de mots, d’éclairs et de morceaux de ciel, dissémine la passion et la liberté dans le moindre interstice du monde et de nos êtres. Et Saint-Nectaire sait qu’on en a bien besoin.

    Traduit par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    246 pages

  • L’année suspendue – Mélanie Fazi

    Après un premier essai-témoignage qui a inauguré la collection non-fiction des formidables éditions Dystopia dans lequel elle partageait son long cheminement personnel sur les normes sociétales de la vie amoureuse, sexuelle, en couple, qui l’ont amené à chercher et expliquer en quoi cela ne lui correspondait pas et pourquoi ce n’était pas anormal, Mélanie Fazi a confié à Dystopia un second cheminement, encore plus personnel, directement issu du premier.

    Se découvrir autiste à 40 ans. Étonnant, pourrait-on penser, tant les idées et images préconçues sur l’autisme sont nombreuses et chargées. Pourtant une proportion non négligeable de la population, surtout chez les femmes, seraient sur le spectre sans le savoir. Et Mélanie Fazi, après avoir été confrontée à cette éventualité, a décidé qu’elle voulait savoir. Après le long travail qui l’avait amenée à Nous qui n’existons pas et la libération de vivre enfin en se connaissant mieux, c’est une nouvelle plongée dans le flou auquel elle fait face. Et c’est ce très long parcours du combattant qu’elle partage désormais avec nous. Cette année suspendue doit, à terme, lui donner une réponse non seulement sur ce qu’elle est, une nouvelle fois, mais aussi expliquer comment elle est, ce qu’elle ressent, donner un sens à cette impression de vivre à côté des autres, sur un rythme décalé. Avec beaucoup de recul et une analyse quasi ethnographique, Mélanie Fazi nous décrit ses questionnements et la démarche qu’elle a suivi pendant un an, jusqu’au diagnostic.

    Ça ne va jamais s’arrêter. Ce fut, je crois, ma première pensée quand les mots furent prononcés.

    Ce récit très personnel, et qui se veut comme tel, prend néanmoins une dimension universelle sous sa plume. Comme dans Nous qui n’existons pas, Mélanie Fazi nous pousse à nous interroger sur notre rapport au monde, aux normes, aux autres. C’est aussi et surtout un témoignage précieux sur un trouble dont on parle beaucoup à tort et à travers, qui fait l’objet de nombreux clichés et d’idées reçues alors qu’il est à lui seul tout un univers et déploie son spectre sur de multiples échelles. C’est un récit important sur le parcours complexe et ardu qui mène au diagnostic, sur la prise en charge et la connaissance même de celui-ci par les corps médicaux.

    L’année suspendue est finalement une plongée en soi qui va au-delà de l’autisme. Avec ce regard extérieur sur elle-même, Mélanie Fazi nous fait don d’un beau récit sur l’altérité, le rapport aux normes et à l’intime qui parlera en creux à tout·e·s, nous rappelant nos différences et l’empathie dont nous rêvons au quotidien. Le monde est vaste, nous sommes foison, et de cette multitude naît notre humanité. Témoignage important et remuant, L’année suspendue met non seulement en lumière la difficulté de prise en charge et de suivi des personnes sur le spectre de l’autisme, mais nous propose aussi de regarder le monde d’un autre œil : le sien, le nôtre aussi, diffracté, celui de l’ami·e qu’on ne comprend pas toujours, du collègue étonnant… Tous ces regards ne seront jamais tout à fait les mêmes et apporteront leurs richesses à notre besoin de sens.

    297 pages
    Dystopia Workshop

  • Susto – luvan

    Le réchauffement climatique a poussé les populations du monde à fuir, et nombre d’entre elles ont trouvé refuge en Antarctique. Sur l’île de Ross a été fondée la ville de Susto. Sur la brèche, la ville vit suspendue à la respiration de l’Erebus et aux palpitations de sa population.


    Susto est une ville cosmopolite, on y retrouve des grecs, des japonais, des russes… Tout ce beau monde, descendants des migrants climatiques qui prirent pénates au pied de l’Erebus, échange en espéranto, aime, se bat, s’exploite, cherche du sens, cherche d’autres survivants, plus loin après l’océan. Les frustrations, les rêves et les peurs couvent et grondent et l’Erebus s’en fait l’écho.

    Les protagonistes de Susto, héro.ïne.s involontaires d’une destinée incontrôlable, tentent de trouver de la lumière et de l’air dans l’ombre du volcan. Malgré la présence lointaine d’autres colonies de réfugiés sur les terres de Victoria et de Dumont-d’Urville, ils sont seuls, vestiges de sociétés disparues, sourds et aveugles à ce qui peut être advenu sur les continents abandonnés depuis longtemps. Des prophétesses et des vengeurs, des colporteurs et des mineurs, des grands-mères et des petits-enfants, chacun porte en lui son rapport à Susto, à son impermanence, les espoirs et le futur que l’on pourrait y projeter se briseront, quand il le décidera, sur les flancs flamboyants de l’Erebus.

    Roman choral poétique, Susto se raconte par tous les moyens possibles : mots, verbes, pages, signes et blancs. La toile de ses habitants nous emmène des hauteurs volcaniques aux profondeurs minières, entremêle les souvenirs de révoltes populaires et d’éruption destructrices, qui, faisant table rase, semble autant une chance de renouveau qu’une chute vers le recommencement. Chacun est porté par ses obsessions : le volcan, des histoires, une filature, un ailleurs, le volcan, une révolution, le pouvoir, l’amour, le volcan. Car c’est bien l’Erebus qui se fait l’exutoire de toute cette vie. Nommé d’après l’expédition Ross, l’Erebus se fait le pouls de cette ville inquiète, en proie à toute sorte d’angoisse qui tantôt la fige et tantôt la pousse à vivre. Signe constant de vie et menace incessante, l’Erebus sera peut-être le châtiment et la libération, qui poussera enfin les Sustoïtes à affronter leurs peurs et leurs désirs.

    Ça pourrait commencer aujourd’hui.
    Waldmann n’a pas terminé de compiler les mesures du spectromètre.
    Le soleil rasant du printemps grlel, qui projette à son tour, sur le cahier noirci de chiffres, un filtre couleur boue.
    À l’horloge, c’est déjà l’aube. Laure a oublié son briquet. Waldman l’empoche, s’étire, saisit sa tass et lance un regard hébété à la cour du Cloître, aka l’Université Schakleton.
    Dehors, des corneilles. Des feuilles mortes, sur le gravier, raclent comme le couteau contre une pierre à aiguiser.

    La Volte
    320 pages

  • Trop semblable à l’éclair – Ada Palmer

    Mycroft Canner est un Servant. Reconnu coupable de crimes, la loi lui permet de payer sa dette envers la société en effectuant des travaux auprès de qui en a besoin, en échange de nourriture. Mais Mycroft n’est pas n’importe quel Servant. Il a l’oreille des bashs les plus importants, des administrateurs de Ruches et même de l’Empereur. Sa connaissance des conflits, de l’histoire et des personnes qui l’entoure et qui mène le monde en font un maillon indispensable bien que contestable (après tout, c’est un criminel) de la chaîne de pouvoir, et, qui sait, peut-être l’outil nécessaire à l’évitement d’une crise ?
    Quand la liste des personnalités influentes de l’un des journaux de la Ruche Mitsubishi est volée, que des tentatives de manipulations et de déstabilisation des jeux de pouvoir pointent, tandis que le bash Saneer-Weeksbooth, le grand ordonnateur des déplacements planétaires, cache un secret des plus miraculeux et inavouable, Mycroft commence à se dire que la semaine risque d’être assez longue…

    Trop semblable à l’éclair a débarqué avec grand bruit dans les rayonnages l’année dernière, et a amené avec lui moults enthousiasmes et quelques déceptions. Je vais, chère lectrice, cher lecteur, me ranger définitivement dans le rang des enthousiastes !

    L’univers proposé par Ada Palmer est de loin le point fort de ce roman (qui est un dyptique dans une série). Nous sommes au milieu du XVème siècle, trois cents ans après de terribles guerres. Les religions sont cantonnées au domaine privé, et les notions de citoyenneté et de famille sont complètement repensées. À la famille nucléaire succède le bash, un rassemblement d’une quinzaine de personnes qui se choisissent volontairement. Chaque bash se rattache à l’une des sept Ruche, qui représente ses pensées, sa philosophie, sa manière d’être. La notion de genre est elle aussi caduque, le « on et « ons » remplaçant notre détermination genrée des personnages. Si Mycroft, notre narrateur et guide utilise certains « il » et « elle » par moment pour nous rassurer, il en joue également pour déstabiliser les images que nous pourrions nous faire de certain.e.s protagonistes.

    Sis sur notre bonne vieille Terre à quelques siècles d’ici, Trop semblable à l’éclair nous présente une société qui, après être passée très près de l’annihilation, s’est réinventée et se propose presque comme un avenir paisible. Loin d’être parfait bien sûr, on notera la surveillance généralisée et banalisée, un système de classe toujours existant, entre autres choses, ce futur proche se propose comme une projection assez crédible de l’évolution de nos sociétés, due tant à son histoire qu’au développement d’une technologie de déplacement révolutionnaire qui rapproche les peuples et les continents et rend la notion de distance obsolète. On a beaucoup parlé de science-fiction positive pour Trop semblable à l’éclair, et, en effet, Ada Palmer crée un univers qui n’est pas en déliquescence, dans lequel les gens ne s’entretuent pas, et où la vie semble finalement plutôt agréable. On ne va pas se mentir, ça fait du bien quand même. Mais ne soit pas circonspect, lectrice, lecteur, ça ne va sans doute pas durer, et il y a fort à parier que ce joli monde va subir quelques chamboulements dans la suite du récit de Mycroft !

    Ah, lecteur ; vous allez me reprocher d’écrire dans un style que six longs siècles séparent des événements relatés, mais vous êtes venus à moi afin d’obtenir des éclaircissements sur les jours de transformation qui ont laissé notre monde tel qu’il est. Or la récente révolution est née du renouveau abrupte de la philosophie du XVIIIème siècle, grosse d’optimisme et d’ambition ; aussi n’est-il possible de décrire notre époque que dans la langue des Lumières, empreinte d’opinion et de sentiment.

    Trop semblable à l’éclair est un roman passionnant de bout en bout, dans un univers fascinant dont on attend de voir l’évolution avec impatience !

    Traduit de l’anglais par Michelle Charrier
    Le Bélial
    600 pages

  • Les abysses – Rivers Solomon

    Yetu est une Wajinru, un peuple de sirènes vivant dans les confins des océans. Et parmi son peuple, Yetu est l’historienne, elle est la gardienne de la mémoire de son peuple, toute sa mémoire. Au sens littéral. Elle est la seule, comme l’historien qui l’a précédé, à se rappeler pour tous l’origine de son peuple, ses souffrances, ses épreuves et son parcours. Tous les ans, lors de la cérémonie du Don de Mémoire, l’historien partage ses souvenances avec le reste des Wajinrus, pour que chacun se souvienne pendant un instant d’où il vient, puis il récupère les souvenances afin que le reste de son peuple puisse vivre l’esprit léger et vide toute la souffrance endurée par le passé.
    Mais Yetu, accablée par le poids de cette mémoire, va en décider autrement.

    Dans ce roman court et efficace, Rivers Solomon aborde de nombreux thèmes complexes de manière simple sans être simpliste et nous guide dans un cheminement à travers l’histoire de l’esclavage, dont sont issus les Wajinrus, la place de la mémoire collective et du devoir de mémoire dans une société qui pense avancer et se verrait comme résiliente alors qu’elle est aveugle à son passé. Comment se construire comme individu et en tant que peuple quand on ne sait pas d’où l’on vient ? Est-il préférable d’ignorer les sévices et les blessures, les guerres et les tortures subies par ses ancêtres pour conserver l’espoir et la joie d’un futur qui ne peut être inquiétant si le passé n’y jette pas son ombre ? Ce sont toutes ces questions que Rivers Solomon nous pose et iel apporte ses réponses à travers l’histoire de Yetu, ses peurs et ses rencontres. Car si les Wajinrus sont ignorants volontaires de leur passé, Yetu ne le connaît que trop bien et le vit chaque jour par chaque pore de sa peau, chaque nerf de son corps à vif, et cela devient insupportable. À travers un acte de rébellion et plusieurs rencontres, elle sera amenée à réfléchir à la meilleure façon de porter ce lourd fardeau, à équilibrer cette balance entre ignorance et rage, douleur et acceptation, pardon et vengeance.

    -C’était comme un rêve, dit Yetu.
    Elle avait mal à la gorge, elle pleurait sans arrêt depuis plusieurs jours, s’étant égarée dans la souvenance d’un des premiers Wajinrus.

    Ne te fie donc pas à la finesse de l’ouvrage, les 200 pages des Abysses sont un condensé très intelligent sur des sujets sensibles et pourtant primordiaux, et la vision que nous propose Rivers Solomon est indispensable !

    À noter : Les Abysses vient apporter sa pierre à un projet transmédia puisque à l’origine la mythologie selon laquelle les enfants nés des femmes esclaves jetées des bateaux négriers vient du groupe electro Drexciya, prolongé par le groupe de hip-hop clipping. et son album-concept The deep, qui aura inspiré Rivers Solomon pour son roman. C’est donc un univers en évolution permanente auquel se rattache Rivers Solomon, et je ne peux que vous inciter à aller écouter clipping. pour prolonger l’expérience.

    Traduit par Francis Guévremont
    Aux forges de Vulcain