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  • Vingt dieux…

    Tout ça depuis la dernière fois ? Vingt dieux… C’est qu’il s’en est passé des choses, depuis un an. Un déménagement, surtout, et un nouveau rythme à prendre. Mais ça y est, je suis dans mes pénates comme dans une cave à affinage. Et ça tombe bien, puisque j’ai installé mes livres dans le Jura. Pas le Haut, le plus bas, au pied, dans les contreforts. Mais il est beau déjà, ce Jura-là. Et puis il y a déjà beaucoup de choses bien intéressantes dans la catégorie fromage. Dans la catégorie terroir en général d’ailleurs. Et je pense bien que tu vas en entendre parler par ici, lectrice, lecteur, mon petit lactobacillus.

    Je ne vais pas tenter de te faire un rattrapage de mes lectures (finalement peu nombreuses cette année, il m’a fallu du temps pour m’y remettre après le déménagement), mais je vais te faire une petite listounette quand même des bouquins qui m’ont bien happés, parsemée de quelques informations assez indispensables, à mon humble avis.

    Les lances du crépuscules, Philippe Descola (Plon, Terre humaine)

    Une lecture logique vu mes précédentes, et qui me faisait de l’oeil depuis un moment tout en m’impressionnant. Descola y raconte son terrain chez les Achuar d’Amazonie, et c’est absolument passionnant. L’homme écrit divinement, et les analyses plus anthropologiques arrivent de manière progressive en alternance avec les descriptions et les histoires de leur vie, à lui et sa femme, dans le village de Capahuari, ce qui permet de ne pas se sentir perdue (moi en tout cas) trop vite. Le début du travail d’un homme dont l’influence ne se dément pas.

    Croire aux fauves, Nastassja Martin (Folio)

    Lu en camping, dans la forêt, avec paraît-il une meute de loups dans les parages (je n’en ai pas vu la queue d’un seul, bien sûr, mais je suis sûre que cet aboiement un peu chelou, un soir, c’était un loup. C’est sûr. Personne ne peut dire le contraire ^^). Nastassja Martin, lors d’une sortie sur son terrain dans le Kamtchatka, se fait attaquer par une ourse qui lui emporte une partie du visage. Opérée en urgence en Russie, elle est ensuite rapatriée en France, où la suite des soins devient un calvaire. Elle nous parle reconstruction et symbolisme, bien sûr, car une anthropologue attaquée par une ourse, ça ne peut pas ne pas y voir autre chose. Un récit bref et prenant comme un souffle givré, très fort, sur la guérison et l’altérité (et plein d’autres trucs mais j’ai dit que je faisais bref).

    Perspectives terrestres, Alessandro Pignocchi

    L’autre raison de lire Descola à la sortie de l’été. Philosophe (entre autre) très influencé par le travail du maître, Alessandro Pignocchi est connu pour ses BD (très drôles) dans lesquelles il décrit une Europe qui a décidé de vivre selon les principes animistes des Achuar. Dans Perspectives terrestres, il développe ses théories, idées, hypothèses, sur la manière de transformer la société pour retrouver une organisation plus proche du vivant dans son ensemble et, bien sûr, plus anarchiste. Une lecture très intéressante, parfois complexe mais qui provoque des petites explosions de plaisir et de joie dans le cerveau ^^

    Radium girls, Cy (Glénat)

    Dans les années 20, le radium c’est in et c’est surtout miraculeux. Aux États-Unis, on en fait la pub pour des crèmes hydratantes et anti-âge, des dentifrices des poudres magiques. Et on en met sur les montres pour qu’elles sont phosphorescentes. Pour ce faire, des ouvrières travaillent méticuleusement dans un tempo très précis : lèche (le pinceau), plonge (dans la très chère peinture au radium) et peint (les chiffres du cadran de la montre), et cela ad lib. On les reconnaît car elles aussi, elles brillent, à lécher et avaler du radium toute la journée. Et elles finissent par tomber malade et mourir aussi. Le combat des Radium girls pour faire reconnaître la responsabilité de leur employeur est restée célèbre, et la vie de ces femmes est racontée ici avec beaucoup de grâce et de force.

    Écrits sur l’Allemagne, 1932-1933, Simone Weil (Rivages)

    En 1932 Simone Weil part quelques temps à Berlin et raconte à travers une série d’articles publiés dans différentes revues (La revue prolétarienne, École émancipée) ses observations et analyses sur la montée du nazisme et ce moment crucial qui a vu Hitler être nommé chancelier. Dans un état où la classe ouvrière est l’une des plus cultivée d’Europe, avec des partis, syndicats et associations puissantes et une histoire de lutte prolétaire récente avec la révolution spartakiste, comment le parti nazi a-t-il réussi à se démarqué et devenir la seule option acceptée ? Une fois entrée dans le flot des phrases de Simone Weil, son regard est d’une acuité saisissante et ses analyses, alors même qu’elle a les deux pieds dedans, d’une certaine clairvoyance. La dépolitisation, la peur, la manipulation et la protection des intérêts sont certains des leviers qui ont joué et touché les trois grands blocs politiques en Allemagne, et nous ferions bien de ne pas l’oublier.

    La couleur du froid, Jean Krug (Critic)

    Mila Stenson est une grosse richou, du type milliardaire ou plus. La planète Terre s’est bien réchauffée, merci, et l’empire de Mila en profite pas mal de-ci, de-là. Mais les températures, étonnamment, commencent à baisser, et Mila, qui a hérité de cet empire et n’a jamais tellement interrogé son existence, est envahie de rêves étranges. Appelée dans l’un de ses centres, en Antarctique, suite à la découverte d’un message cryptée qui lui est adressée, elle se retrouve, avec 4 comparses, embringuée dans une aventure qui va venir bouleverser, bien sûr, sa vision du monde. Sur un pitch pas très original mais efficace, Jean Krug fait là un roman très prenant et très original. Les amoureux-es du froid et de la glace, comme moi, seront d’autant plus conquis^^

    La cité diaphane, Anouck Faure (Pocket)

    Roche-Étoile est une merveille de cité, dressée et saillante de la roche. Mais la ville sainte a été maudite plusieurs années auparavant, les eaux de son lac devenu poison mortel pour tout être vivant. Un archiviste y arrive un jour, pour découvrir et raconter ce qui s’y est passé. Il y croisera les derniers habitants fantomatiques, témoins et victimes, acteurices et observateurices d’une gloire et d’une chute, d’un amour et d’une ambition démesurée. Un roman formidable, sombre, moite et tranchant d’une grande beauté. Anouck Faure, illustratrice et graveuse de son état, nous comble de plus d’illustrations superbes au fil de la lecture.

    Ariosto Furioso, Chelsea Quinn Yarbro, traduit de l’anglais par Jean Bonnefoy (Folio SF)

    Renaissance italienne. L’Italia Federata est maîtresse du Nouveau Monde, et dans la Botte, le puissant de Medici lutte contre les manigances, complots et manœuvres qui visent à le déstabiliser. A ses côtés, Lodovico Ariosto, grand poète, l’aide et le soutient comme il le peut. En parallèle, il rédige une suite à sa grande œuvre, le fameux Orlando Furioso, dans laquelle il se projette lui-même en Ariosto, héros chevaleresque d’un combat contre le mal sur les terres américaines aux côtés des peuples autochtones.
    Pas besoin d’avoir lu l’Orlando pour se laisser porter par ce roman. Si la fin peut être un peu abrupte et si quelques facilités ou évidences percent de temps en temps, la lecture reste d’une grand plaisir, avec des moments de maestria très agréables.

    Hildegarde, Léo Henry (Folio)

    Tu le sais (ou pas) j’aime Léo Henry d’amour. L’homme semble savoir tout faire ou presque, et son Hildegarde en est une nouvelle preuve. A travers les récits de dizaines de personnes, la vie d’autres, les mythes germaniques et les croisades, il nous compte le Moyen-Âge et dessine derrière ces épopées de vies simples et ballotées par les vents sableux des puissants, des crimes, des batailles et des révélations, la vie d’Hildegarde de Bingen, visionnaire, moniale, abbesse, fondatrice du premier couvent uniquement féminin sur les rives du Rhin, qui avait l’oreille de Barberousse et nous a laissé traités d’herboristerie, de médecine, partitions et chants. Si on la cherche au début avec étonnement au milieu de ces autres vies que la sienne, l’abbesse est partout, même quand on ne parle pas d’elle, et nulle part à la fois, présence évanescente et imposante, esprit et symbole d’une époque aussi lumineuse que violente, mystique parmi les mystiques. Un chef-d’œuvre.

    Maître des djinns, P. Djèli Clark, traduit de l’anglais par Matilde Monnier (L’Atalante)

    Où l’on retrouve pour une grande enquête et pour notre plaisir, l’enquêtrice Fatma el-Sha’awari, ses incroyables tenues et son esprit vif dans les rues du Caire désormais peuplées par les esprits. On se souviendra que la porte séparant le monde des humains mortels de celui des esprits a été ouvert quelques décennies plus tôt en Égypte, permettant au pays de devenir le centre du monde, ou presque. Cette fois, Fatma enquête sur l’assassinat des membres éminents (et anglais) d’une société secrète vouant un culte à al-Jahiz, le libérateur des djinns, justement. Après plusieurs nouvelles de grande qualité dans cet univers flamboyant, le premier roman de P. Djèli Clark est un plaisir de page-turner, aussi cinématographique que ses autres œuvres. Les personnages sont toujours aussi attachants et stupéfiants, et l’enquête, pleine de rebondissements, ne lasse pas un instant. Bref, c’est super. Encore !

    Ravagés de splendeur, Guillaume Lebrun, Christian Bourgois

    Au IIIè siècle après Jésus-Christ (ou 1728 avant Cherilyn Sarkisian, c’est selon), l’empire romain se déchire une nouvelle fois après l’assassinat de Caracalla. Par des jeux d’alliances et de couteaux, c’est une branche syrienne des Sévère qui fait main basse sur le trône de César, et un jeune homme arrive à Rome pour régner. On lui connaît différents noms, mais le sien propre il le tient de son dieu sombre et se veut nommer Héliogabale. Après sa jubilatoire relecture de l’histoire de Jeanne d’Arc dont je te parlais ici, Guillaume Lebrun nous emmène dans l’histoire méconnue et manipulée de cet empereur romain au règle court, figure de la décadence de l’empire, à qui il redonne sa splendeur et sa magnificence. Entouré-e d’une vestale et d’un amant magnifique, Héliogabale irradie par sa liberté et sa sensualité, libéré-e de toute convention et refusant de plier devant celles et ceux qui le veulent plus romain, et aussi plus mort-e. Ravagés de splendeur se dévore dans un éclat de cœur et de corps.

  • Le mystère du tramway hanté – P. Djèlí Clark

    Hamed Nasr, agent expérimenté du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles, se voit confier une enquête sur la présence quelque peu dérangeante d’une créature hantant la rame 105 de l’un des tramways parcourant Le Caire. Accompagné du jeune Onsi Youssef, un bleu dont il n’est pas certain d’apprécier la compagnie, il se retrouve embringué dans une histoire un brin plus compliquée qu’il ne le pensait.

    Le bureau du surintendant en charge de la sécurité et de la maintenance du tramway à la station Ramsès offrait un décor digne du personnage élevé -ou certainement propulsé par quelques relations utiles- à un poste aussi éminent : un immense tapis anatolien antique orné de motifs angulaires bleus, d’écoinçons rouges et de tulipes cousues de fil d’or bordées de bleu lavande ; un tableau de la main d’un des nouveaux pharaonistes abstraits, tout en forme irrégulières, éclaboussure et couleurs vives, que personne ne comprenait vraiment ; un portrait photo encadré du roi, naturellement ; et une poignée d’ouvrages neufs savamment disposés, les œuvres d’écrivains alexandrins les plus contemporains, dont les couvertures en cuir ne semblaient jamais avoir été ouvertes.
    Malheureusement, il n’échappa pas au regard acéré d’enquêteur de l’agent Hamed Nasr que ces velléités de raffinement affectées disparaissent sous la fadeur assommante d’un bureaucrate médiocre : cartes de transit, tableau d’horaires, schémas techniques, plannings de maintenance, mémorandums et rapports, épinglés les uns sur les autres, couvraient les murs jaune pisseux à la manière d’écailles de dragon en décomposition. La brise d’un ventilateur oscillant en cuivre, dont les pales se débattaient derrière la grille comme si elles cherchaient à s’en échapper, soulevait nonchalamment les liasses de papiers.

    Pensant se trouver en présence d’un djinn tout ce qu’il y a de plus classique, et pour pallier les difficultés et joutes budgétaires entre son ministère et le Bureau des Transports, les deux hommes acceptent la proposition d’Abla, serveuse du restaurant préféré de Hamed de faire appel à une cheikha pour pratiquer le rituel du Zâr. Sauf que… Il se peut que son diagnostic premier ne s’avère faux, mettant nos deux enquêteurs face à une situation compliquée et une créature bien mystérieuse et meurtrière.

    Quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark, et encore plus ce merveilleux univers du Caire du début du XXème siècle, capitale d’une Égypte puissante et dans laquelle les êtres surnaturels cohabitent avec les humains. Après L’étrange affaire du djinn du Caire (dont tu liras la chronique ici), on découvre donc deux nouveaux enquêteurs de ce ministère créé lors de l’apparition des djinns et autres créatures mythologiques au milieu de la bonne population égyptienne. Le duo aussi dépareillé qu’efficace affronte des rebondissements de toutes sortes, entouré par une galerie de personnages principalement féminins plutôt bien travaillés. car tandis qu’ils cherchent à identifier l’esprit frappeur passionné de tramway, la révolte gronde au Caire, qui voit ses rues accueillir les défilés et rassemblement des suffragettes cairotes alors que le parlement doit se prononcer sur le droit de vote des femmes.

    Une intrigue bien tissée et rondement menée, des personnages sympathiques, dans les codes mais loin des caricatures des duo d’enquêteurs mecs, des plats et friandises ma foi fort alléchantes tout au long du récit, des personnages secondaires forts et imposants et un arrière-fond politique qui vient servir la cause et l’histoire, encore une fois P. Djèlí Clark nous fait grand plaisir dans cet univers original et séduisant. Bref, on ne se pose pas de question, pour se faire plaisir avec de la qualité, c’est une valeur sûre !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions l’Atalante
    102 pages

  • Ring Shout, cantique rituel – P. Djèlí Clark

    Maryse Boudreaux, Cordelia Lawrence, alias Chef, et Sadie Watkins sont trois jeunes femmes d’une vingtaine d’année apparemment bien sous tout rapport. Sauf que. Déjà elles sont noires, ce qui à Macon, Géorgie, en 1922, est plutôt un problème. Ensuite elles apprécient de se promener armées. Sadie a toujours sa chère carabine à ses côtés, Chef est une spécialiste des explosifs (en savoir-faire ramené de son temps dans les tranchées françaises), et Maryse possède une épée, qui chante et tue les démons. Et les démons qu’elles pourchassent, entourées de la communauté de Nana Jean et des Shouters, ont infiltré le KKK.

    Z’avez déjà assisté à un défilé du Klan ?
    À Macon, ils ont pas autant de panache qu’à Atlanta. Mais les cinquante mille et quelques habitants de cette ville comptent assez de membres pour qu’ils arrivent à organiser leurs bouffoneries quand l’envie leur en prend.
    Cette parade-là, elle tombe un mardi, le 4 juillet -c’est-à-dire aujourd’hui.
    Y en a toute une grappe qui se pavanent sur Third Street, attifés de cagoules pointues et de robes blanches, et pas un pour se couvrir la figure. J’ai entendu dire qu’après la Guerre civile les premiers klanistes ils se cachaient sous des taies d’oreiller et des sacs de farine pour faire leurs mauvais coups ; ils allaient jusqu’à se barbouiller la goule manière de passer pour des gens de couleurs.
    Notre Klan à nous, celui de 1922, il se fiche bien de se planquer.
    Des hommes, des femmes et même des bèbes. Ils baguenaudent là-dehors, tout sourires, comme si qu’ils partaient en pique-nique du dimanche. Ils allument tout plein de feux d’artifice -feux de Bengale, pétards à mèche, fusées et d’autres qui font un bruit de canons. Une fanfare rivalise avec ce tapage et tout le monde en bas, parole, frappe dans ses mains un temps sur deux. Entre les cabrioles et les drapeaux qui s’agitent, on en oublierait presque que c’est des monstres.
    Sauf que moi, les monstres, je les chasse. Et je sais en reconnaître quand j’en vois.

    Lectrice, lecteur, quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark. Je t’en avais déjà parlé avec le très bon recueil Le tambour du Dieu noir (insérer le lien et le titre ici) qui nous emmenait en Égypte et à la Nouvelle-Orléans pour des aventures fantastiques mêlant avec brio traditions et langues locales. On ne change pas une recette pareille, et Ring Shout nous plonge donc dans le Sud des États-Unis des années vingt, dans toute sa splendeur.

    Femme prophétique traumatisée par un drame familiale atroce, Maryse est armée d’une épée magique qui porte en elle les voix des peuples soumis, écrasés, éradiqués. Elle possède le don de voir parmi les humains des monstres. Pas des monstres métaphoriques hein, des vrais, avec des dents, des griffes et des yeux rouges terrifiants. Et ces monstres, dont le dessein ne peut qu’être funeste, n’en doutons pas, se glissent et recrutent dans les rangs du Ku Klux Klan. On distinguera donc les klanistes, membres humains du KKK, et les Ku Kluxes, la version upgradée, démoniaque. Leur arrivée coïnciderait avec la sortie du film Naissance d’une nation, qui aura servi de combustible à la haine qui imprégnait déjà le pays. Maryse est en contact avec des haints, des esprits dont on ne sait pas vraiment quel est leur degré de bienveillance, mais qui la guide dans son combat contre les Ku Kluxes et leur plan de domination du monde.
    Avec ses compagnes de guérilla, une ancienne soldate de la 1ère guerre mondiale membre du régiment des Harlem Hellfighters, et une fine gâchette, Maryse chasse les Ku Kluxes. Mais elles sont également accompagnées de toutes une communauté menée par Nana Jean, une Gullah qui organise son petit monde dans cette lutte contre les forces du mal, et Molly Hogan, une scientifique choctaw qui tente de comprendre comment bien se débarrasser des Ku Kluxes. Il y a aussi Oncle Will et son groupe de Shouters, un rituel datant de l’esclavage, qui servait autant à se retrouver qu’à chasser les esprits, et se donner la force de survivre, et Emma, immigrante juive allemande marxiste qui professe l’intersectionnalité des luttes.

    On retrouvera ici tous les meilleurs ingrédients d’une fantasy urbaine qui va piocher autant chez Lovecraft (référence ici autant littéraire qu’historique, se profilant comme une autre menace) que dans les contes et légendes qui ont bercé ses protagonistes, et qui portent et donnent du relief au discours politique de l’auteur. Si la forme ultime et maléfique du racisme est représentée par les Ku Kluxes, ces monstres surnaturels, les klanistes, leur version humaine et historique, n’en sont finalement que les prémisses, la représentation d’hommes débordant de haine qui cherchent à en devenir cette incarnation monstrueuse, tandis que l’Horreur suprême, elle n’a finalement que faire de ces alliés de circonstance, elle qui rêve d’asservir l’humanité dans son ensemble.

    P. Djéli Clark, merveilleusement traduit par Mathilde Montier, nous plonge dans ce Sud ségrégationniste et dans cette communauté noire variée par sa connaissance des différents dialectes de ces membres. De l’anglais afro-américain au créole afro-américain-gullah-geechee, il nous montre l’immense variété des langues et le déplacement des populations esclavagisées, des pays d’Afrique aux Caraïbes jusqu’aux différents états continentaux des États-Unis. Le rapport et l’utilisation de ces dialectes ainsi que certains points de vocabulaire, notamment l’utilisation (ou non) du N-word est d’ailleurs très bien expliqué par l’auteur dans un avant-propos fort intéressant.

    Une formidable réussite, donc, qui nous plonge dans l’histoire récente des Etats-Unis et toute son horreur en mettant magnifiquement en avant les cultures afro-américaines et les questionnements politiques du racisme systémique états-uniens.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions L’atalante
    170 pages

  • Les tambours du dieu noir – P.Djèlí Clark

    La Nouvelle-Orléans, 1880 (à peu près). Alors que la guerre de Sécession ne cesse pas vraiment, la Nouvelle-Orléans bénéficie d’un statut de territoire indépendant sur lequel l’esclavage n’a plus cours.
    La jeune LaVrille (Jacqueline, pour les taquins), orpheline de 13 ans, vit dans les rues de la ville en faisant délicatement les poches des passants. Un beau jour, elle surprend la conversation de soldats Confédérés et comprend que ceux-ci tentent de mettre la main sur une arme terrible : les tambours du dieu noir. C’est une course contre la montre qui va commencer pour LaVrille, Ann-Marie, la belle capitaine de dirigeable et sa troupe, pour arrêter les Confédérés avant qu’il ne soit trop tard.

    La Nouvelle-Orléans dort jamais, disait ma maman. Comme si la ville savait pas comment faire. Pour s’en mettre plein les mirettes, il suffit de prendre le funiculaire et de grimper au sommet d’un des grands murs, là où les dirigeables viennent s’amarrer toutes les heures. Ces immenses murailles de métal font le tour de la Big Miss. De là-haut, on voit la Nouvelle Alger sur la rive ouest, avec ses chantiers navals asphyxiés de fumées d’usine où les ouvriers grouillent comme des fourmis au milieu des squelettes de navires en construction. A l’opposé, y a les quartiers du centre-ville, piquetés de lampes à gaz qui scintillent comme des étoiles. On aperçoit le Mur est, près du lac Borgne, et celui au nord qui s’étire comme un croissant de lune autour du marais Pontchartrain – que la plupart des gens surnomment la Ville Morte.

    La Vrille est une jeune aventurière comme on les aime : vive, indépendante, connaissant les bas-fonds et les milieux interlopes de sa ville, et surtout la tête pleine de rêves. Frêle silhouette dansante dans les rues de Crescent City, elle ne craint rien que de devoir porter des jupes à froufrous, les soldats Confédérés, et les tempêtes noires. Car en plus des ouragans et autres cyclones, la Nouvelle-Orléans essuie une fois l’an des tempêtes terribles et quelque peu divines, écho incessant d’une arme utilisée par Haïti pour mettre en déroute les armées napoléoniennes vengeresses, les tambours de Shango, le dieu noir.
    Apprenant donc de manière fortuite les intentions des Confédérés, elle file mettre en branle son réseau et c’est accompagné d’Ann-Marie St Augustine, capitaine du dirigeable des Isles Libres Le détrousseur de Minuit, et son équipage, d’un réseau de nonnes surprenantes et d’Oya, la déesse des tempêtes arrivée d’Afrique avec ses ancêtres et qui lui tient compagnie, qu’elle tentera de sauver la Nouvelle-Orléans, et le monde !

    La Nouvelle-Orléans, de la magie, du steampunk, un bout de vaudou et des dirigeables, que demande le peuple ? Et bien pas grand-chose de plus, car cette novella va au bout des attentes qu’elle nous faisait ! Une histoire très bien menée, des personnages attachants et très bien posés en quelques lignes, un univers original et une écriture qui mêle créole caribéen et parler des rues néo-orléanaises. En une quatre-vingtaine de pages, P. Djèli Clark nous déroule son histoire avec vivacité, efficacité et sans fausse note. On se délecte de la traduction qui nous fait profiter de ce mélange des langues.

    Cette novella est suivie d’une autre, qui nous plonge dans une toute autre atmosphère, avec néanmoins quelques similitudes. L’étrange affaire du djinn du Caire nous emmène au début du XXème siècle dans une Égypte qui a vu revenir tout un tas d’êtres fantastiques parmi les humains. Agente du ministère de l’alchimie, des enchantements et des entités surnaturelles, Fatma el-Sha’arawi enquête sur la mort d’un djinn. Tout pousse à croire au suicide, mais divers éléments vont la pousser à chercher plus loin, et lever le voile sur une machination démoniaque.
    On retrouve ici, comme dans la précédente nouvelle, une bonne poignée de steampunk et de magie. L’arrivée de ces créatures puissantes a transformé le pays, lui donnant une nouvelle place dans le monde. La fusion des traditions locales, religieuses et folkloriques s’équilibrent parfaitement et notre protagoniste, Fatma el Sha’arawi, est posée en quelques lignes, forte, indépendante et moderne, une vision adulte, peut-être de ce que deviendra LaVrille ?

    Avec ces deux novellas, P. Djèlí Clark investit deux régions et cultures peu explorées et nous propose des histoires efficaces et prenantes peuplées de personnages attachants et d’idées magiques ! Une belle découverte qui en appelle d’autres ^^

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    L’Atalante
    137 pages