Étiquette : porto rico

  • La maison de la lagune – Rosario Ferré

    Buenaventura Mendizábal débarque à Porto Rico en 1917. Originaire d’Estremadure, il fera fortune sur l’île en vendant des produits d’épicerie de son Espagne natale et du monde, fournissant les tables des caciques et notables de l’île les saveurs les plus fines. Des années plus tard, son fils Quintín épouse Isabel Monfort. Tandis que l’île se déchire sur son statut et son avenir, la famille Mendizábal vit son chant du cygne. Isabel, sans n’en rien dire, décide de raconter son histoire et celle de la famille de son époux, intrinsèquement liées à celle de Porto Rico.

    Ma grand-mère disait toujours qu’avant de s’amouracher de quelqu’un il valait mieux regarder sa famille à deux fois, car on n’épouse pas seulement son petit-ami mais ses parents, ses grands-parents, ses arrières-grands-parents et toute leur kyrielle d’ancêtres. Bref, selon elle, à bon chien, chasse de race. Je refusais de l’écouter malgré ce qui s’était passé lorsque Quintín et moi étions à peine fiancés.
    Ce soir-là, Quintín était venu me rendre visite dans notre maison de Ponce. Assis sur le canapé en rotin, nous flirtions sous la véranda comme tous les amoureux de l’époque, quand un malheureux garçon de seize ans poussa une romance de l’autre côté de la rue. Le chanteur, fils d’une famille connue, s’était secrètement épris de moi. Je l’avais quelquefois rencontré à Ponce ou dans des fêtes, mais nous n’avions pas été présentés et il ne m’avait jamais adressé la parole. Il avait découvert mon nom en bas de la photo annonçant mes fiançailles avec Quintín Mendizábal dans le journal local. Ponce était une petite ville où tout le monde se connaît, trouver mon adresse lui fut un jeu d’enfant.
    En apprenant que j’étais déjà fiancée, le garçon sombra dans une grave dépression. Il n’en sortait que pour se poster sous le chêne rouvre en face de chez nous, rue Aurora, et chanter Quiéreme mucho d’une voix qui semblait descendre du ciel. C’était la troisième fois qu’il venait mais, ce soir-là, Quintín était à mes côtés sur le canapé recouvert d’une cretonne à motifs d’hibiscus.

    Isabel commence donc, en secret, l’écriture d’un roman familial qui couvre plusieurs décennies et générations. Mais Quintín découvre le manuscrit et, en secret également, le lit et enrage. Car cette histoire c’est celle d’un homme, son père, qui a fait fortune de manière pas toujours très honnête, en trompant et trahissant, qui a épousé une femme dont il a bridé les désirs artistiques et enfermé dans un rôle de mère aliénant. Issu d’une famille pauvre d’Espagne, Buenaventura n’aura de cesse de monter les échelons et de préserver sa fortune et son statut. Mais dans la société portoricaine, qui va devoir choisir entre l’indépendance, l’union définitive avec les États-Unis ou le maintien de son statut comme état libre associé, plus que l’origine sociale compte la couleur de peau. Dans de grands livres tenus par l’évêché on note la teinte du sang. Porto Rico est pourtant un sacré melting-pot de cultures : espagnols, italiens, français, corses, états-uniens y côtoient des arrivants des pays caribéens et latino-américains. Adossée aux États-Unis, l’île a bénéficié d’aides qui l’ont transformé en petite Suisse des Caraïbes. Pour les nantis, l’indépendance serait une catastrophe, la porte ouverte à la décadence comme en Haïti ou à Cuba, et seul le rattachement au grand frère du Nord permettrait de maintenir leurs privilèges et leurs bonnes conditions.
    Les familles d’Isabel et Quintín ont traversé et traverseront chaque grande étape de cette histoire. Immigrés venus y chercher un rêve caribéen, paysans ayant pu profité qui d’un mariage, qui d’un héritage, d’une terre, pour faire fortune, les vies vont et viennent au fil des événements. On y trouvera autant les piliers rigides d’une culture catholique inamovible que les traditions toujours vivantes des descendant-es d’esclaves, représenté-es ici par Petra Avilés, la domestique fidèle qui, malgré sa relégation dans la cave de l’immense maison de la lagune construite par Buenaventura sur la source d’eau qui a lancé sa fortune, marquera la famille Mendizábal de sa présence et son empreinte, elle et les siens vivant tout autant les fortunes et les malheurs de leurs riches employeurs.

    Fresque historique, romanesque, féministe et sociale, La maison de la lagune arrive à raconter avec élan et passion les combats politiques, la ségrégation, les carcans religieux et familiaux. Les annotations de la lecture secrète de Quintín montrent comment ces castes réagissent à tous ces chamboulements tant sociétaux que familiaux. Combats entre frères et sœurs, reniement filial, manipulation, contrebande, amours déçues ou perdues, c’est une saga familiale passionnante qui nous apprend toute la complexité de la société portoricaine.

    Traduit de l’espagnol et de l’anglais (Porto Rico) par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil
    404 pages

  • La maîtresse de Carlos Gardel – Mayra Santos-Febres

    Micaela Thorné est une vieille femme lorsqu’elle rappelle aux devants de ses souvenirs ce printemps qui a mis sur sa route et celle de sa grand-mère le grand, le célèbre Carlos Gardel. Le chanteur de tango argentin tourne sur la petite Porto Rico, et un secret qui le ronge de l’intérieur l’amène à faire appel à Mano Santa, célèbre guérisseuse de San Juan, et sa petite-fille, notre Micaela, alors jeune élève infirmière. Elle sera emportée le temps de cette tournée dans un tourbillon de désirs et d’amour, avant peut-être de choisir la direction qu’elle donnera à sa vie.

    Mon nom est Micaela Thorné et je suis une femme qui se souvient. Avant cela, j’ai été bien des choses : une jeune élève infirmière, la petite-fille d’une vieille guérisseuse, la protégée du docteur Martha Roberts de Romeu. J’ai aussi été la maîtresse de Carlos Gardel.
    Gardel a eu de nombreux amours. Six femmes se sont suicidées quand il a quitté ce monde. L’une d’elles, la Haïtienne, s’est immolée par le feu, voulant mourir pour celui qu’on surnommait le Morocho. Une autre, une Cubaine, a aussi choisi de mourir comme lui, dans les flammes. Moi, curieusement, je n’ai pas regretté son départ si brusque. Une autre mort est venue s’interposer, au milieu de ce chagrin. Une autre mort et une autre décision.

    Lorsqu’elle rencontre Gardel, Micaela est aux prises entre deux mondes, deux loyautés. D’un côté sa grand-mère, surnommée Mano Santa, qui connaît et travaille les herbes, racines, plantes médicinales de l’île comme personne, peut soigner des fièvres, apaiser les brûlures et libérer les femmes du risque ou d’une grossesse embarrassante. De l’autre le docteur Martha Roberts de Romeu avec qui elle travaille en parallèle de ses études et qui pourrait lui ouvrir les portes et la possibilités d’études médicales jusque-là fermées aux femmes, surtout quand elles sont noires. Mais le docteur Roberts aimerait connaître certains des secrets de Mano Santa, et Mano Santa n’a pas l’intention de les lui donner. Préservation d’un savoir séculaire, monnaie d’échange pour l’avenir de Micaela, problème d’éthique quant à l’utilisation de ces plantes aux propriétés puissantes, voire dangereuses dans les mains de personnes qui voudraient réguler l’accroissement de la population locale de Porto Rico. Les raisons sont nombreuses et la volonté de Mano Santa de fer. Micaela le comprend, et sait aussi ce que pourrait lui permettre une poursuite d’études. Alors quand Gardel, le Zorzal, atterrit dans sa vie et lui propose de l’accompagner pendant quelques jours, elle en profite, elle prend cette fuite qui fait d’elle ce qu’elle n’a encore jamais été, une femme désirée, qui joue autrement de son corps. Un corps de femme parmi d’autres qui sont l’enjeu de luttes, de conquête, de politique, d’émancipation. Consciente de n’être qu’un instant dans la vie de Gardel, elle le prend lui aussi comme une étincelle dans la sienne, une parenthèse pour sortir de ce déchirement intérieur, aussi douloureux et inéluctable que la toux qui fait trembler les bronches et le corps de sa grand-mère.

    Après le tourbillonnant Sirena Selena, Mayra Santos-Febres dresse à nouveau un portrait superbe tout en complexité et magie d’une jeune femme qui s’ouvre à sa multiplicité. Brillante, moderne, à l’esprit scientifique et lucide sur la société, elle cherche quoi prendre, à quoi se rattacher et vers quoi aller entre ses racines et les traditions dont elle est l’héritière et la nécessaire implication dans le tournant qui se précipite vers Porto Rico. Et au milieu, Carlos Gardel, l’enfant parti de France devenu homme en Argentine, chanteur en Uruguay, adulé dans le monde entier et qui, pour une raison qu’elle ignore se livrera à elle autant qu’elle se donnera à lui, l’emmenant sur ce nouveau chemin pavé des émotions incontrôlables, parfois innommables, qui fleurissent entre les doigts, entre les draps, entre deux âmes parmi tant d’autres.

    Un très beau roman qui mêle avec grâce passion, danse, révolution sociale et émancipation pour un tango à l’arrachée belle.

    Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo
    Éditions Zulma
    262 pages

  • Sirena Selena – Mayra Santos-Febres

    Martha Divine, tenancière du bar/bordel Danubio Azul à San Juan, a l’œil et l’oreille pour repérer les talents cachés, voire honteux. Au Danubio Azul, elle présente (elle l’espère) les meilleurs shows drag de l’île. Alors quand elle entend la voix de Sirena Selena, cette voix de cristal dans ce corps si frêle, elle sait qu’elle tient là une pépite d’or brut, et peut-être bien son ticket vers l’opération finale qui fera d’elle, enfin, la femme qu’elle veut être.

    Coque de noix de coco, ivre d’effervescence bleue, au nom des dieux parle, suave Selena, succulente sirène des plages illuminées, raconte-toi sous un spotlight, lunatique Selena. Tu connais les désirs effrénés des nuits urbaines. Toi, mémoire de lointains orgasmes réduits à quelques bribes d’enregistrement. Toi et tes sept chignons sans âme comme un oiseau sélénite, un oiseau photoconducteur d’insolentes électrodes. Tu es celle que tu es, Sirena Selena… et tu sors de ta lune en papier pour chanter de vieilles chansons de Lucy Fabery, de Sylvia Rexach, de Guadalupe Raymond la sybarite, dans ta robe de chagrin, devant un cortège d’adorateurs…

    La gloire pour Sirena Selena, Martha Divine la voit en République Dominicaine, l’île d’à côté. Alors ni une ni deux, une fois le numéro rodé, elles embarquent pour Santo Domingo, ses hôtels luxueux, ses riches hommes d’affaire et leurs penchants inassouvis. Martha est sûre d’elle, non seulement elle a l’œil et l’oreille, mais elle a le nez aussi, un sacré sens des affaires. Sirena, elle, sous ses airs d’ingénus, a déjà vécu mille vies, autant de morts et sait l’effet qu’elle fait, lorsqu’elle endosse son rôle, lorsque son port, ses robes dévalent le long des battements des cœurs qui trébuchent et sa voix s’empare des souffles courts des spectateurs, qui ne savent plus ce qu’ils désirent : elle, lui, eux, la vie, l’amour, les blessures.

    Lectrice, lecteur, mon souffle, tu le sais, il suffit parfois d’un simple titre pour se laisser porter. Sirena Selena, déjà, c’est joli. Mais Sirena Selena vestida de pena, c’est merveilleux. Et la promesse a été tenue. Ce roman, comme beaucoup de romans racontant la vie d’homosexuels, trans, drag dans certaines régions du monde, mêle l’espoir et la violence, la brutalité et la passion. Mais ici, c’est la passion, l’espoir et leur magie qui prennent le dessus. Martha Divine et Selena vont passer une semaine à Santo Domingo, chacune avec ses attentes, et cette semaine, qui sera pour chacune, d’une manière ou d’une autre, un accomplissement, un tournant, est aussi un regard sur le passé, ce qu’elles ont traversé pour en arriver là. Les familles brisées, aimées, recomposées ; les ami-es mortes ; les amant·es passioné·es et perdu·es, et toujours une rage pailletée d’aller vers ce qui brûle au fond des tripes : danser, briller, exploser de glamour et les mettre, tous, à leurs pieds. Mais toujours avec classe et élégance. Qu’ils croisent Martha et sa grande expérience, son regard aiguisé et son pragmatisme ou Selena et sa fougue, la fragilité apparente et insoutenable qu’elle dégage, les hommes et les femmes sur leur chemin ne peuvent que recueillir le souffle puissant de leur passage.

    Poétique, fort, enlevé et opulent, Sirena Selena suit les mouvements des tissus, des perruques et des nouveaux départs. Le roman foisonne, nous porte d’envers en revers, d’ourlets en coutures dans toutes les facettes de ces personnages lumineux et complexes, montrant leur vérité au monde. Les vies de Martha et Selena racontent aussi la vie de leurs ami·es, celle d’une région aux facettes multiples, carte postale touristique au recto, violence, abandon et combat au verso. Mayra Santos-Febres nous le raconte avec une force délicate pleine d’étincelles, aussi légère et puissante que la danse sans musique de deux jeunes garçons, pas de deux vers un avenir de possibles.

    Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo
    Éditions Zulma
    329 pages