Sirena Selena – Mayra Santos-Febres

Martha Divine, tenancière du bar/bordel Danubio Azul à San Juan, a l’œil et l’oreille pour repérer les talents cachés, voire honteux. Au Danubio Azul, elle présente (elle l’espère) les meilleurs shows drag de l’île. Alors quand elle entend la voix de Sirena Selena, cette voix de cristal dans ce corps si frêle, elle sait qu’elle tient là une pépite d’or brut, et peut-être bien son ticket vers l’opération finale qui fera d’elle, enfin, la femme qu’elle veut être.

Coque de noix de coco, ivre d’effervescence bleue, au nom des dieux parle, suave Selena, succulente sirène des plages illuminées, raconte-toi sous un spotlight, lunatique Selena. Tu connais les désirs effrénés des nuits urbaines. Toi, mémoire de lointains orgasmes réduits à quelques bribes d’enregistrement. Toi et tes sept chignons sans âme comme un oiseau sélénite, un oiseau photoconducteur d’insolentes électrodes. Tu es celle que tu es, Sirena Selena… et tu sors de ta lune en papier pour chanter de vieilles chansons de Lucy Fabery, de Sylvia Rexach, de Guadalupe Raymond la sybarite, dans ta robe de chagrin, devant un cortège d’adorateurs…

La gloire pour Sirena Selena, Martha Divine la voit en République Dominicaine, l’île d’à côté. Alors ni une ni deux, une fois le numéro rodé, elles embarquent pour Santo Domingo, ses hôtels luxueux, ses riches hommes d’affaire et leurs penchants inassouvis. Martha est sûre d’elle, non seulement elle a l’œil et l’oreille, mais elle a le nez aussi, un sacré sens des affaires. Sirena, elle, sous ses airs d’ingénus, a déjà vécu mille vies, autant de morts et sait l’effet qu’elle fait, lorsqu’elle endosse son rôle, lorsque son port, ses robes dévalent le long des battements des cœurs qui trébuchent et sa voix s’empare des souffles courts des spectateurs, qui ne savent plus ce qu’ils désirent : elle, lui, eux, la vie, l’amour, les blessures.

Lectrice, lecteur, mon souffle, tu le sais, il suffit parfois d’un simple titre pour se laisser porter. Sirena Selena, déjà, c’est joli. Mais Sirena Selena vestida de pena, c’est merveilleux. Et la promesse a été tenue. Ce roman, comme beaucoup de romans racontant la vie d’homosexuels, trans, drag dans certaines régions du monde, mêle l’espoir et la violence, la brutalité et la passion. Mais ici, c’est la passion, l’espoir et leur magie qui prennent le dessus. Martha Divine et Selena vont passer une semaine à Santo Domingo, chacune avec ses attentes, et cette semaine, qui sera pour chacune, d’une manière ou d’une autre, un accomplissement, un tournant, est aussi un regard sur le passé, ce qu’elles ont traversé pour en arriver là. Les familles brisées, aimées, recomposées ; les ami-es mortes ; les amant·es passioné·es et perdu·es, et toujours une rage pailletée d’aller vers ce qui brûle au fond des tripes : danser, briller, exploser de glamour et les mettre, tous, à leurs pieds. Mais toujours avec classe et élégance. Qu’ils croisent Martha et sa grande expérience, son regard aiguisé et son pragmatisme ou Selena et sa fougue, la fragilité apparente et insoutenable qu’elle dégage, les hommes et les femmes sur leur chemin ne peuvent que recueillir le souffle puissant de leur passage.

Poétique, fort, enlevé et opulent, Sirena Selena suit les mouvements des tissus, des perruques et des nouveaux départs. Le roman foisonne, nous porte d’envers en revers, d’ourlets en coutures dans toutes les facettes de ces personnages lumineux et complexes, montrant leur vérité au monde. Les vies de Martha et Selena racontent aussi la vie de leurs ami·es, celle d’une région aux facettes multiples, carte postale touristique au recto, violence, abandon et combat au verso. Mayra Santos-Febres nous le raconte avec une force délicate pleine d’étincelles, aussi légère et puissante que la danse sans musique de deux jeunes garçons, pas de deux vers un avenir de possibles.

Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo
Éditions Zulma
329 pages

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