Étiquette : uruguay

  • Tupamadre – L. Etchart

    Lucía est la petite dernière d’une famille multiplement décomposée et recomposée. Deux sœurs et un frère avec qui elle partage des parents, un chat, une ville (Montevideo), deux langues. La sienne, l’espagnol, et la leur en partie, le français. Ses parents ont été membres des MLN – Tupamaros dans les années 60-70 (à vérifier), et ont vécu en exil en France pendant plusieurs années. Lucía, arrivée plus tard, ne connaît que l’Uruguay, les rues de Montevideo, et ces femmes qui semblent reconnaître sa mère dans la rue.

    Mon pere il a touché a rien. Il touche pas. Il s approche pas. Il dort de son coté. Tes lunettes sont la. Ton livre marqué a la page 69. Trop drole. Tes médicaments. L ampoule de morfine ouverte, remplie. Je caresse tes lunetes. Je colle mon nez a ton oreiller. j ouvre ton tiroir. Tes collections. Tes petites boites avec dedans des boites plus petites avec dedans toutes sortes de petites merdes. Une dent, une chaussete bébé, tous les petits mots que je tai fais pour tes aniversaires, des cailloux, des tickets de bus, des feuilles seches, des bouts d ongles ?
    Des chouchous des bouts de tissu. Cest infini.
    Et la
    Derriere tout
    Au fin fond du tiroir
    Un tout petit carnet.

    Le français, c’est la langue dans laquelle elle nous raconte ces vies. Un français bien à elle, imprégné de sonorités personnelles, badigeonné de castillan et gratiné de parler, un français qui ferait hurler l’Académie (pour notre plus grand plaisir) et qui nous précipite dans ses pensées. Peut-être est-ce une petite revanche personnelle, elle qui entendait sa mère et ses sœurs parler dans cette langue étrangère quand elle était enfant et que le reste de la famille ne voulait pas qu’elle comprenne. Peut-être est-ce par défi, elle fille de révolutionnaires, queer, cherchant un autre modèle, un bien à elle. Peut-être est-ce parce que parfois il faut pouvoir inventer sa propre langue, sa propre orthographe et sa gram-mère pour que le récit soit au plus près du vécu et que le vécu colle à l’histoire.

    L’histoire, justement. C’est la sienne et celle de sa famille, celle de sa mère surtout. Cette femme forte et étrange, un peu étrangère sur les bords à sa propre fille. Cette femme que d’autres appellent par un autre nom, qui tait son passé, n’en laisse échapper que des morceaux qui risquent de s’effriter si Lucía pose une question ou respire au mauvais moment de la narration. Une mère qui tombe malade et qui s’apprête à disparaître avec toute l’histoire. Verónica/Susana/María.
    L’histoire à elle, à Lucia, qui dès petite se sait différente, une gouine comme une autre mais pas une petite fille comme les autres, qui essaie de cacher sa queerness avant de la vivre pleinement. Une fille pour qui les putes sont des « meufs wow » et la cumbia prend ses airs de « palala ». Dont le frère aîné, absent, se nomme Liber Túpac et dont l’absence et le nom contiennent déjà une part de l’histoire familial. Et dont la mère est apostrophée, parfois dans la rue, par des femmes très émues.

    C’est le cancer qui tombe en dernier sur sa mère, un mauvais, qui ronge le corps et attaque ce temps déjà insaisissable. Les corps changent, se meuvent, s’affaissent. Les identités maternelles multiples permettent de mettre à l’écart un temps la maladie, mais l’organisme est insensible aux alias.
    Au fil de cette langue hybride, intime et puissante, Lucía replonge dans ses souvenirs, convoquant la mère seule, la famille, les ami-es qui convoquent eux-mêmes le passé, la France, la prison, les non-dits. On découvre une personne, une autre, puis une autre, qui émergent dans les remémorations, les rêves, les listes et les télénovelas, points d’accroche pour plonger dans les non-dits d’une lutte passée qui a laissé des traces cachées tant dans le pays, dans la famille que dans les combattants.

    Avec sa langue propre, L. Etchart propose une autre manière d’aborder cette recherche intime et politique en prenant le contre-pied de tout pour trouver peut-être sa propre compréhension de tout cela.

    Éditions Terrasses
    209 pages

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  • Crasse rose – Fernanda Trias

    La ville baigne dans un brouillard lourd, empli d’odeurs et d’inquiétude. Et quand l’alarme retentit, tout le monde chez soi, poussé par l’arrivée d’un vent mortel dont on ne sait combien de temps il va hanter les rues, dans combien de temps il sera possible de ressortir, si l’on trouvera à manger, et combien de temps avant la prochaine alarme.

    Les jours de brouillard le port se transformait en marécage. Une ombre traversait la place, pataugeant au milieu des arbres, et quelle que soit la chose qu’elle touchait elle y laissait les traces allongées de ses doigts. Sous la surface intacte, une moisissure silencieuse fendait le bois ; la rouille perforait les métaux. Tout pourrissait, et nous aussi. Quand Mauro n’était pas avec moi, je sortais seule faire un tour dans le quartier les jours de brouillard. Je me laissais guider par l’enseigne lumineuse de l’hôtel qui clignotait au loin : HOTE A ACIO. C’était toujours les mêmes lettres qui manquaient, mais ce n’était plus un hôtel sinon l’un des nombreux bâtiments squattés de la ville. Quel jour était-ce ? Il me semble encore entendre le bruit du néon – sa vibration électrique – et le faux contact d’une autre lettre sur le point de s’éteindre. Les occupants de l’hôtel la laissaient allumée, pas par désinvolture ni par nostalgie, mais pour rappeler qu’ils étaient vivants. Ils pouvaient encore faire quelque chose par caprice, juste pour l’esthétique, ils pouvaient encore modifier le paysage.
    Si je raconte cette histoire il va bien falloir commencer quelque part, choisir un début. Mais lequel ?

    Quel début à cette histoire ? Tout a commencé avec une marée argentée de poissons morts, a continué avec ce vent rouge terrible, qui sèche, irrite, desquame. Le Clínicas de la ville accueille désormais des malades, répartis entre celleux qui sont soignables, celleux qui ne le sont plus, et les « chroniques », les entre-deux, qui ne mourront pas mais ne guérissent pas complètement non plus, et qui peut-être détiennent une petite part de la solution. En attendant, l’alarme hurle l’alerte au vent. Notre narratrice habite en ville, quand d’autres sont partis dans les terres. Elle voudrait partir aussi, mais en attendant elle reste. Elle va rendre visite à son ex-mari Max, hospitalisé au pavillon des « Chroniques » au Clínicas. Elle rend visite à sa mère, qui vit en banlieue et presse, tord, accule sa fille sous les reproches, les attentes et les déceptions. Notre narratrice attend et héberge le jeune Mauro aussi. Pendant un mois, les parents de cet enfant hyperphagique le laissent contre une caisse de nourriture et de l’argent aux bons soins de notre héroïne, qui doit contenir, aider et protéger le jeune garçon que rien ne cale, dont la faim jamais ne peut être assouvie.

    La crasse rose, c’est comme ça qu’elle surnomme la pâte gélatineuse, viande en tube de dentifrice qui était produit déjà dans son enfance et qui prend désormais une place importante dans le commerce, sous l’impulsion de la nouvelle usine, grande fierté gouvernementale dans un temps qui ne peut se glorifier de peu. Angoisse permanente pour la narratrice quand Mauro est avec elle, lui qui ne pense qu’à manger, prêt à s’auto-dévorer pour assouvir son envie. Entre ce jeune garçon renfermé et malade, un ex en quarantaine qui n’a jamais été qu’un poids la vidant de ses forces et une mère méprisante et tyrannique, notre narratrice n’a que ses souvenirs dans lesquels se reposer. Ceux de Delfa, la nourrice adorée, et de sa jeunesse douce quand elle et Max était une évidence et les paysages, la mer, la nourriture un quotidien banal.

    Crasse rose est une plongée dans le passé, seul rebord auquel s’agripper au milieu de l’effritement continu et d’une disparition immobile et inévitable, dans la maladie, l’oubli ou l’abandon.

    Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathalie Serny
    Actes Sud
    265 pages