Vingt dieux…

Tout ça depuis la dernière fois ? Vingt dieux… C’est qu’il s’en est passé des choses, depuis un an. Un déménagement, surtout, et un nouveau rythme à prendre. Mais ça y est, je suis dans mes pénates comme dans une cave à affinage. Et ça tombe bien, puisque j’ai installé mes livres dans le Jura. Pas le Haut, le plus bas, au pied, dans les contreforts. Mais il est beau déjà, ce Jura-là. Et puis il y a déjà beaucoup de choses bien intéressantes dans la catégorie fromage. Dans la catégorie terroir en général d’ailleurs. Et je pense bien que tu vas en entendre parler par ici, lectrice, lecteur, mon petit lactobacillus.

Je ne vais pas tenter de te faire un rattrapage de mes lectures (finalement peu nombreuses cette année, il m’a fallu du temps pour m’y remettre après le déménagement), mais je vais te faire une petite listounette quand même des bouquins qui m’ont bien happés, parsemée de quelques informations assez indispensables, à mon humble avis.

Les lances du crépuscules, Philippe Descola (Plon, Terre humaine)

Une lecture logique vu mes précédentes, et qui me faisait de l’oeil depuis un moment tout en m’impressionnant. Descola y raconte son terrain chez les Achuar d’Amazonie, et c’est absolument passionnant. L’homme écrit divinement, et les analyses plus anthropologiques arrivent de manière progressive en alternance avec les descriptions et les histoires de leur vie, à lui et sa femme, dans le village de Capahuari, ce qui permet de ne pas se sentir perdue (moi en tout cas) trop vite. Le début du travail d’un homme dont l’influence ne se dément pas.

Croire aux fauves, Nastassja Martin (Folio)

Lu en camping, dans la forêt, avec paraît-il une meute de loups dans les parages (je n’en ai pas vu la queue d’un seul, bien sûr, mais je suis sûre que cet aboiement un peu chelou, un soir, c’était un loup. C’est sûr. Personne ne peut dire le contraire ^^). Nastassja Martin, lors d’une sortie sur son terrain dans le Kamtchatka, se fait attaquer par une ourse qui lui emporte une partie du visage. Opérée en urgence en Russie, elle est ensuite rapatriée en France, où la suite des soins devient un calvaire. Elle nous parle reconstruction et symbolisme, bien sûr, car une anthropologue attaquée par une ourse, ça ne peut pas ne pas y voir autre chose. Un récit bref et prenant comme un souffle givré, très fort, sur la guérison et l’altérité (et plein d’autres trucs mais j’ai dit que je faisais bref).

Perspectives terrestres, Alessandro Pignocchi

L’autre raison de lire Descola à la sortie de l’été. Philosophe (entre autre) très influencé par le travail du maître, Alessandro Pignocchi est connu pour ses BD (très drôles) dans lesquelles il décrit une Europe qui a décidé de vivre selon les principes animistes des Achuar. Dans Perspectives terrestres, il développe ses théories, idées, hypothèses, sur la manière de transformer la société pour retrouver une organisation plus proche du vivant dans son ensemble et, bien sûr, plus anarchiste. Une lecture très intéressante, parfois complexe mais qui provoque des petites explosions de plaisir et de joie dans le cerveau ^^

Radium girls, Cy (Glénat)

Dans les années 20, le radium c’est in et c’est surtout miraculeux. Aux États-Unis, on en fait la pub pour des crèmes hydratantes et anti-âge, des dentifrices des poudres magiques. Et on en met sur les montres pour qu’elles sont phosphorescentes. Pour ce faire, des ouvrières travaillent méticuleusement dans un tempo très précis : lèche (le pinceau), plonge (dans la très chère peinture au radium) et peint (les chiffres du cadran de la montre), et cela ad lib. On les reconnaît car elles aussi, elles brillent, à lécher et avaler du radium toute la journée. Et elles finissent par tomber malade et mourir aussi. Le combat des Radium girls pour faire reconnaître la responsabilité de leur employeur est restée célèbre, et la vie de ces femmes est racontée ici avec beaucoup de grâce et de force.

Écrits sur l’Allemagne, 1932-1933, Simone Weil (Rivages)

En 1932 Simone Weil part quelques temps à Berlin et raconte à travers une série d’articles publiés dans différentes revues (La revue prolétarienne, École émancipée) ses observations et analyses sur la montée du nazisme et ce moment crucial qui a vu Hitler être nommé chancelier. Dans un état où la classe ouvrière est l’une des plus cultivée d’Europe, avec des partis, syndicats et associations puissantes et une histoire de lutte prolétaire récente avec la révolution spartakiste, comment le parti nazi a-t-il réussi à se démarqué et devenir la seule option acceptée ? Une fois entrée dans le flot des phrases de Simone Weil, son regard est d’une acuité saisissante et ses analyses, alors même qu’elle a les deux pieds dedans, d’une certaine clairvoyance. La dépolitisation, la peur, la manipulation et la protection des intérêts sont certains des leviers qui ont joué et touché les trois grands blocs politiques en Allemagne, et nous ferions bien de ne pas l’oublier.

La couleur du froid, Jean Krug (Critic)

Mila Stenson est une grosse richou, du type milliardaire ou plus. La planète Terre s’est bien réchauffée, merci, et l’empire de Mila en profite pas mal de-ci, de-là. Mais les températures, étonnamment, commencent à baisser, et Mila, qui a hérité de cet empire et n’a jamais tellement interrogé son existence, est envahie de rêves étranges. Appelée dans l’un de ses centres, en Antarctique, suite à la découverte d’un message cryptée qui lui est adressée, elle se retrouve, avec 4 comparses, embringuée dans une aventure qui va venir bouleverser, bien sûr, sa vision du monde. Sur un pitch pas très original mais efficace, Jean Krug fait là un roman très prenant et très original. Les amoureux-es du froid et de la glace, comme moi, seront d’autant plus conquis^^

La cité diaphane, Anouck Faure (Pocket)

Roche-Étoile est une merveille de cité, dressée et saillante de la roche. Mais la ville sainte a été maudite plusieurs années auparavant, les eaux de son lac devenu poison mortel pour tout être vivant. Un archiviste y arrive un jour, pour découvrir et raconter ce qui s’y est passé. Il y croisera les derniers habitants fantomatiques, témoins et victimes, acteurices et observateurices d’une gloire et d’une chute, d’un amour et d’une ambition démesurée. Un roman formidable, sombre, moite et tranchant d’une grande beauté. Anouck Faure, illustratrice et graveuse de son état, nous comble de plus d’illustrations superbes au fil de la lecture.

Ariosto Furioso, Chelsea Quinn Yarbro, traduit de l’anglais par Jean Bonnefoy (Folio SF)

Renaissance italienne. L’Italia Federata est maîtresse du Nouveau Monde, et dans la Botte, le puissant de Medici lutte contre les manigances, complots et manœuvres qui visent à le déstabiliser. A ses côtés, Lodovico Ariosto, grand poète, l’aide et le soutient comme il le peut. En parallèle, il rédige une suite à sa grande œuvre, le fameux Orlando Furioso, dans laquelle il se projette lui-même en Ariosto, héros chevaleresque d’un combat contre le mal sur les terres américaines aux côtés des peuples autochtones.
Pas besoin d’avoir lu l’Orlando pour se laisser porter par ce roman. Si la fin peut être un peu abrupte et si quelques facilités ou évidences percent de temps en temps, la lecture reste d’une grand plaisir, avec des moments de maestria très agréables.

Hildegarde, Léo Henry (Folio)

Tu le sais (ou pas) j’aime Léo Henry d’amour. L’homme semble savoir tout faire ou presque, et son Hildegarde en est une nouvelle preuve. A travers les récits de dizaines de personnes, la vie d’autres, les mythes germaniques et les croisades, il nous compte le Moyen-Âge et dessine derrière ces épopées de vies simples et ballotées par les vents sableux des puissants, des crimes, des batailles et des révélations, la vie d’Hildegarde de Bingen, visionnaire, moniale, abbesse, fondatrice du premier couvent uniquement féminin sur les rives du Rhin, qui avait l’oreille de Barberousse et nous a laissé traités d’herboristerie, de médecine, partitions et chants. Si on la cherche au début avec étonnement au milieu de ces autres vies que la sienne, l’abbesse est partout, même quand on ne parle pas d’elle, et nulle part à la fois, présence évanescente et imposante, esprit et symbole d’une époque aussi lumineuse que violente, mystique parmi les mystiques. Un chef-d’œuvre.

Maître des djinns, P. Djèli Clark, traduit de l’anglais par Matilde Monnier (L’Atalante)

Où l’on retrouve pour une grande enquête et pour notre plaisir, l’enquêtrice Fatma el-Sha’awari, ses incroyables tenues et son esprit vif dans les rues du Caire désormais peuplées par les esprits. On se souviendra que la porte séparant le monde des humains mortels de celui des esprits a été ouvert quelques décennies plus tôt en Égypte, permettant au pays de devenir le centre du monde, ou presque. Cette fois, Fatma enquête sur l’assassinat des membres éminents (et anglais) d’une société secrète vouant un culte à al-Jahiz, le libérateur des djinns, justement. Après plusieurs nouvelles de grande qualité dans cet univers flamboyant, le premier roman de P. Djèli Clark est un plaisir de page-turner, aussi cinématographique que ses autres œuvres. Les personnages sont toujours aussi attachants et stupéfiants, et l’enquête, pleine de rebondissements, ne lasse pas un instant. Bref, c’est super. Encore !

Ravagés de splendeur, Guillaume Lebrun, Christian Bourgois

Au IIIè siècle après Jésus-Christ (ou 1728 avant Cherilyn Sarkisian, c’est selon), l’empire romain se déchire une nouvelle fois après l’assassinat de Caracalla. Par des jeux d’alliances et de couteaux, c’est une branche syrienne des Sévère qui fait main basse sur le trône de César, et un jeune homme arrive à Rome pour régner. On lui connaît différents noms, mais le sien propre il le tient de son dieu sombre et se veut nommer Héliogabale. Après sa jubilatoire relecture de l’histoire de Jeanne d’Arc dont je te parlais ici, Guillaume Lebrun nous emmène dans l’histoire méconnue et manipulée de cet empereur romain au règle court, figure de la décadence de l’empire, à qui il redonne sa splendeur et sa magnificence. Entouré-e d’une vestale et d’un amant magnifique, Héliogabale irradie par sa liberté et sa sensualité, libéré-e de toute convention et refusant de plier devant celles et ceux qui le veulent plus romain, et aussi plus mort-e. Ravagés de splendeur se dévore dans un éclat de cœur et de corps.

Commentaires

2 réponses à “Vingt dieux…”

  1. Avatar de Aliénor
    Aliénor

    Ariosto Furioso me fait penser à ce spectacle de Puppi que nous avons vu en Sicile cet été, c’était un épisode des aventures d’Orlando D’Orlando si je ne me trompe pas 🙂
    Bravo pour les chroniques !

    1. Avatar de Marcelline Perrard

      Oh c’est rigolo ça ! Le bouquin m’avait donné envie de lire Orlando furioso en tout cas ^^
      Merci ❤️​

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