Notre narratrice a quitté son pays, le Venezuela, pour la Colombie. Arrivée à Bogotá avec son mari Alberto et leur petite fille Alejandra, elle se retrouve face à une nouvelle forme de solitude et d’abandon. Isolée et apeurée, elle décide d’écrire des lettres à Franz, son correspondant imaginaire.
Franz, ami inespéré,
Je n’entamerai pas cette correspondance par d’hypocrites formules de politesse. Je serai sincère dès la première ligne : j’ai du mal à m’intéresser aux autres. Aujourd’hui, je ne m’enquiers de la vie de personne, sauf du père de ma fille, alors même que, retournement de situation, il ne voit plus l’intérêt de me raconter la sienne. Il faut dire qu’il y a cinq ans, je me payais le luxe de m’en soucier comme d’une guigne. C’était une autre époque, peut-être meilleure que celle d’où je t’écris. À présent tout a changé, les rares points d’appui et autres combines que j’avais ont disparu, partis en sucette.
Je passe donc les comment vas-tu ?
Je parie que si l’occasion se présentait de prendre un café avec toi, de connaître ton visage, de te parler en tête à tête, je la gâcherais. Me voilà désarmée, sans recours, parée de mon unique paire de lunettes rayées, cassées, et quand j’essaie de parler aux autres, les mots s’agglutinent au fond de ma gorge, collent à ma langue, alors je malmène les oreilles de mes auditeurs avec mes bafouillages, j’oublie ce que je voulais dire une seconde plus tôt et je fuis.
Heureusement, je peux encore écrire, je peux encore exprimer un peu de ce qu’il y a de bon en moi, je n’ai pas tout perdu. Un de ces jours, je risque de me réveiller en parfaite bonne à rien.
Elle fait partie de ces millions de Vénézuélien·nes qui ont quitté leur pays ces dix dernières années, fuyant la crise économique, politique, la faim et la violence. Comme beaucoup d’autres, elle est partie en Colombie, le voisin, dans une inversion des flux sans précédent. Le déclic de la fuite, ce fut sa fille Alejandra, deux ans, encore nourri au sein par manque de nourriture. Mais l’arrivée en Colombie n’est pas le havre de paix, le nouveau départ rassérénant.
À sa naissance, pour cacher une blessure involontaire, les infirmières ont annoncé à sa mère que la petite « rejetait son environnement ». Annonce fausse mais anticipatrice des difficultés sociales qui poursuivront la narratrice toute sa vie. Au Venezuela, les médecins n’ont jamais su dire exactement ce qu’elle avait, ce qu’elle était. En Colombie, le parcours recommence, et en parallèle de la recherche d’un diagnostic (autisme, trouble bipolaire, dépression…), la narratrice tente de se retrouver en retraçant son chemin. L’exil a définitivement coupé les liens avec une famille qu’elle n’appréciait guère, exacerbe sa rage devant la déchéance de son pays et la met face au racisme quotidien qui vient lui clouer la langue. Car en plus de ses difficultés à s’intéresser et aller vers les autres, de peur de buter, de s’égarer, se tromper, ennuyer, prendre la parole à Bogotá c’est se dévoiler, se dire vénézuélienne, faire entendre l’accent voisin mais étranger, celui qui envahit, qui prend le travail des autres, qui mendie, c’est une faille que le moindre commentaire peut rendre béante. Seule avec sa fille la majorité du temps, elle prend donc un correspondant, Franz (tu auras sans doute deviné le nom de famille), et trouve dans l’écriture la seule manière de faire sortir les angoisses, les questionnements et la colère. Les doutes, aussi. Cet exil si douloureux et difficile qui laissait miroiter un nouveau départ, fallait-il le faire ? Ou bien rester au pays, à ne plus attendre que les choses aillent mieux mais sans espoir déçu.
Étrange étrangère dans un pays inconnu, dont la langue, bien que commune, trahit et blesse, elle ne trouve que dans cette correspondance et dans la littérature le lieu de son repos. Mais pour Alejandra, elle le sait, elle doit parvenir à dépasser cela.
Récit de l’exil et de la recherche, Tu parles comme la nuit raconte à vif les multiples départs et fuites consécutives à l’arrachement géographique. Vaitiere Rojas Manrique interroge la destruction et la reconstruction, la perte de sens et l’incompréhension autant sociale qu’intime, personnelle, politique d’une situation aberrante et insaisissable tant pour les autres que pour l’exilée. Remuant et poétique, c’est une voix forte qui s’élève, qu’il faut écouter et ne pas oublier.
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco
Éditions Payot-Rivages
171 pages