Adelaida Falcón vient de perdre sa mère, avec qui elle partageait un même nom et un appartement à Caracas. Nous sommes plus ou moins maintenant, ou dans ces eaux-là, et Adelaida affronte deux deuils : la mort de sa mère, qui l’a élevé seule, et celle de son pays, qui brûle et se tue chaque jour un peu plus. Alors que les Fils de la Révolution pillent et massacrent, Adelaida trouve refuge dans l’appartement de sa voisine, Aurora Peralta, dont la mère arriva d’Espagne quelques décennies plus tôt. Mais Aurora est morte, elle aussi. Et dans son appartement, toute une vie, de la nourriture, des euros et un passeport européen.
Nous avons enterré ma mère avec ses affaires : sa robe bleue, ses chaussures noires à talons plats et ses lunettes à double foyer. Impossible de faire nos adieux autrement. Impossible de dissocier cette tenue de son souvenir. Impossible de la rendre incomplète à la terre. Nous avons tout inhumé, parce que après sa mort il ne nous restait plus rien. Pas même la présence de l’une pour l’autre. Ce jour-là, nous nous sommes effondrées d’épuisement. Elle dans son cercueil en bois ; moi sur la chaise sans accoudoirs d’une chapelle en ruine, la seule disponible parmi les cinq ou six que j’ai cherchées pour organiser la veillée funèbre et que j’ai pu réserver pour trois heures seulement. Plus que de funérailles, la ville regorgeait de fours. Les gens y entraient et en sortaient comme ces pains qui se faisaient rares sur les étagères et pleuvaient dru dans notre mémoire quand la faim revenait.
Jetée hors de chez elle par une milice de femmes, frappée et humiliée, Adelaida tente de reprendre ses esprits entre les murs d’une autre. Elle se replonge dans son enfance, les vacances auprès de ses tantes dans une petite ville sur la côte et la vie avec sa mère. Et sous ses fenêtres, des combats incessants, guerilleras urbaines entre les Fils et Filles de la Révolution, leurs opposants et toute personne ne semblant pas assez transcendée par le grand leader du pays, ou qui passait par là.
On découvrira touche après touche l’histoire personnelle d’Adelaida, recouverte du sang et des plaies ouvertes par la violence de la dictature qui s’étend.
Près de 7 millions de Venezuelien·nes ont quitté leur pays ces dernières années. 7 millions. Plus que la population des trois états baltes. L’équivalent de la Bulgarie. C’est le plus grand exode qu’ait connu l’Amérique latine, le second au monde après la Syrie dans l’histoire contemporaine.
Que sommes-nous prêt·es à accepter lorsque notre quotidien s’écroule ? Jusqu’où serions-nous prêt·es à aller pour survivre ? Partir, ne plus (jamais) revenir. Dispersion. Diaspora. Celles et ceux qui sont ailleurs, celles et ceux qui sont resté·es.
C’est un récit de survie, le récit de ce qui précède un exode que la narratrice sait vital mais qui reste une idée insupportable. Partir, abandonner sa mère, bien que déjà morte, abandonner ce qui reste de sa famille, laisser sa culture, son histoire, son pays, ses ami·es. Être étrangère chez soi, le devenir ailleurs. Le devenir à soi, littéralement ? Adelaida, au milieu du fracas des combats et des luttes pour maintenir l’illusion d’un quotidien dans un nuage de poussière et de gravats, devra faire des choix, quitte à s’oublier.
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
Éditions Folio
286 pages
Pour creuser le sujet : La Mission de l’ONU au Venezuela dénonce des crimes contre l’humanité dans la répression de l’opposition (Le Monde)