Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Trop semblable à l’éclair – Ada Palmer

    Mycroft Canner est un Servant. Reconnu coupable de crimes, la loi lui permet de payer sa dette envers la société en effectuant des travaux auprès de qui en a besoin, en échange de nourriture. Mais Mycroft n’est pas n’importe quel Servant. Il a l’oreille des bashs les plus importants, des administrateurs de Ruches et même de l’Empereur. Sa connaissance des conflits, de l’histoire et des personnes qui l’entoure et qui mène le monde en font un maillon indispensable bien que contestable (après tout, c’est un criminel) de la chaîne de pouvoir, et, qui sait, peut-être l’outil nécessaire à l’évitement d’une crise ?
    Quand la liste des personnalités influentes de l’un des journaux de la Ruche Mitsubishi est volée, que des tentatives de manipulations et de déstabilisation des jeux de pouvoir pointent, tandis que le bash Saneer-Weeksbooth, le grand ordonnateur des déplacements planétaires, cache un secret des plus miraculeux et inavouable, Mycroft commence à se dire que la semaine risque d’être assez longue…

    Trop semblable à l’éclair a débarqué avec grand bruit dans les rayonnages l’année dernière, et a amené avec lui moults enthousiasmes et quelques déceptions. Je vais, chère lectrice, cher lecteur, me ranger définitivement dans le rang des enthousiastes !

    L’univers proposé par Ada Palmer est de loin le point fort de ce roman (qui est un dyptique dans une série). Nous sommes au milieu du XVème siècle, trois cents ans après de terribles guerres. Les religions sont cantonnées au domaine privé, et les notions de citoyenneté et de famille sont complètement repensées. À la famille nucléaire succède le bash, un rassemblement d’une quinzaine de personnes qui se choisissent volontairement. Chaque bash se rattache à l’une des sept Ruche, qui représente ses pensées, sa philosophie, sa manière d’être. La notion de genre est elle aussi caduque, le « on et « ons » remplaçant notre détermination genrée des personnages. Si Mycroft, notre narrateur et guide utilise certains « il » et « elle » par moment pour nous rassurer, il en joue également pour déstabiliser les images que nous pourrions nous faire de certain.e.s protagonistes.

    Sis sur notre bonne vieille Terre à quelques siècles d’ici, Trop semblable à l’éclair nous présente une société qui, après être passée très près de l’annihilation, s’est réinventée et se propose presque comme un avenir paisible. Loin d’être parfait bien sûr, on notera la surveillance généralisée et banalisée, un système de classe toujours existant, entre autres choses, ce futur proche se propose comme une projection assez crédible de l’évolution de nos sociétés, due tant à son histoire qu’au développement d’une technologie de déplacement révolutionnaire qui rapproche les peuples et les continents et rend la notion de distance obsolète. On a beaucoup parlé de science-fiction positive pour Trop semblable à l’éclair, et, en effet, Ada Palmer crée un univers qui n’est pas en déliquescence, dans lequel les gens ne s’entretuent pas, et où la vie semble finalement plutôt agréable. On ne va pas se mentir, ça fait du bien quand même. Mais ne soit pas circonspect, lectrice, lecteur, ça ne va sans doute pas durer, et il y a fort à parier que ce joli monde va subir quelques chamboulements dans la suite du récit de Mycroft !

    Ah, lecteur ; vous allez me reprocher d’écrire dans un style que six longs siècles séparent des événements relatés, mais vous êtes venus à moi afin d’obtenir des éclaircissements sur les jours de transformation qui ont laissé notre monde tel qu’il est. Or la récente révolution est née du renouveau abrupte de la philosophie du XVIIIème siècle, grosse d’optimisme et d’ambition ; aussi n’est-il possible de décrire notre époque que dans la langue des Lumières, empreinte d’opinion et de sentiment.

    Trop semblable à l’éclair est un roman passionnant de bout en bout, dans un univers fascinant dont on attend de voir l’évolution avec impatience !

    Traduit de l’anglais par Michelle Charrier
    Le Bélial
    600 pages

  • Un long voyage – Claire Duvivier

    Alors qu’il n’est qu’un enfant, Liesse est donné, sous un archaïque contrat d’esclavage, à des fonctionnaires impériaux de Tanitamo. Il apprendra à lire et écrire en armique et découvrira les rouages de l’administration impériale. Lorsque Malvine Zélina de Félarasie, jeune et fougueuse haute fonctionnaire envoyée sur l’île pour faire ses preuves, lui propose de la suivre vers son nouveau poste à l’autre bout de l’empire, Liesse n’hésitera pas. Il part pour un long voyage qui dessinera sa vie et celle de l’empire.

    Un long voyage commence comme une chronique de la vie d’un homme humble qui s’est retrouvé presque par hasard aux côtés de la femme qui a marqué son temps, continue comme la biographie de cette incroyable femme qu’est Malvine, et de l’empire pour lequel elle œuvre, se poursuit par une invasion inimaginable et de funestes moments et se termine en nous interrogeant sur ce qui fait peuple, sur l’histoire d’un pays, la construction de son identité propre et de l’identité collective dans un éclat d’humanité, d’émotion et de beauté. Les aventures de Malvine et les bouleversements que vit l’empire sont d’une inventivité brillante et terrifiante. La langue de Claire Duvivier, poétique et drôle tout en restant simple, à l’image de Liesse, nous mène par le bout du nez d’une histoire tranquille aux côtés de personnages vibrants et vivants à un chamboulement historique complètement fou. Ses personnages sont d’une beauté incroyable, Malvine une figure fascinante et Liesse un narrateur qui retranscrit merveilleusement bien les ambiances, tensions langagières et culturelles de cet étrange monde archipélagique.
    Ce long voyage, est-il celui de Liesse, narrateur omniprésent et témoin malgré lui d’un changement de paradigme dans un empire dont les rouages étaient gravés dans le marbre ? Est-ce celui de Malvine, au destin brillant tout tracé et pierre angulaire de ces bouleversements ? Est-ce enfin, peut-être, celui d’un pays, d’un empire confronté à son histoire, ses traditions, qui doit s’examiner à l’aune du chemin parcouru avant de continuer ?

    Gémétous, ma hiératique, c’est pour toi que j’allume cette lanterne, que je sors ces feuilles, que je trempe cette plume dan l’encre. À vrai dire, je me lance dans cette entreprise sans savoir si je pourrai la mener à bien : il y a fort longtemps que je n’ai pas couché des mots sur le papier et, même à l’époque où cette tâche m’était quotidienne, mes œuvres se limitaient à des rapports et des procès-verbaux. Mais après tout, ce n’est pas une épopée que tu m’as demandé ; toi, tu veux la vérité sur Malvine Zélina de Félarasie, et je suis l’un des derniers en vie à l’avoir connue.

    C’est à coup sûr l’un des plus beaux voyages littéraires que tu peux faire, lectrice, lecteur, un roman sublime et indispensable !

    Aux Forges de Vulcain
    240 pages

  • Sur les ossements des morts – Olga Tokarczuk

    Ancienne ingénieure et enseignante d’anglais dans une petite ville des Sudètes, Janina Doucheyko vivait tranquillement, bercée par les visites de son ami inconditionnel de Blake, sa rédaction d’horoscopes et autres analyses astrales et sa passion pour la nature sauvage et grisante qui l’entoure. Mais Mme Doucheyko est énervée, car cette merveilleuse nature est souillée et ses beaux et sauvages membres, cerfs, renards et autres animaux à fourrure, tués et braconnés par des chasseurs incultes et barbares. Alors lorsque son voisin, braconnier notoire et homme rustre, est retrouvé mort, ouvrant le bal d’autres cadavres de fripouilles du même acabit entourés de traces de pattes et fourrures animales, Mme Doucheyko s’interroge : les animaux auraient-ils décidé de se venger ?

    Gentiment barrée, Mme Doucheyko vit dans son monde, un monde dans lequel les astres guident nos pas, et la poésie de Blake nous emmène dans de belles balades en République Tchèque. Un univers dans lequel la nature est sacrée et les animaux, insectes et tout autres manifestations vivantes non humaines un réceptacle de la puissance et de la beauté du monde. Alors quand les braconniers et les promoteurs copinent et conspirent, elle n’aime pas trop ça. Mais qui pourrait croire que les animaux se vengeraient ? Entourée d’une galerie de personnage marqués et marquants qui sont auréolés de la folie de douce de Janina Doucheyko (on n’a pas idée de s’appeler Janina…), nous nous retrouvons au cœur d’une enquête mystico-politique qui amène à réfléchir sur les thèmes très contemporains que sont la protection de la nature, l’empreinte de l’humain sur la planète et les moyens à donner à la lutte. Avec son côté vieille hippie à tendance new-age, Mme Doucheyko passe pour la lunée du quartier, mais peut-être a-t-elle trouvé la clef de ces énigmes troublantes et inquiétantes.

    Ignare comme je suis, je n’avais pas retenu ce nom (et il faut croire que le gros bandeau « Prix Nobel de littérature » n’était pas assez gros). Mais si l’histoire en elle-même est passionnante, l’écriture d’Olga Tokarczuk nous fait passer un niveau supplémentaire. Les personnages sont ciselés, originaux et très vivants, et la pensée décousue et pourtant tellement structurée de Mme Doucheyko nous enveloppe dans son cheminement, à travers les méandres de ses réflexions assez irrationnelles au premier abord, mais qui prennent doucement de l’épaisseur, jusqu’à nous faire nous demander, à nous aussi « et pourquoi pas ? ». Son excentricité et sa marginalité ne vont à la longue que renforcer le sentiment d’injustice devant non seulement l’incrédulité des autres face au discours de celle qui est surtout vu comme la sorcière du fond des bois, mais aussi et surtout devant l’impunité totale des puissants, les premiers à trafiquer et à braconner, et le rejet de la justice devant les démarches légales lancées à maintes reprises par Mme Doucheyko pour défendre ses convictions.

    Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.

    Si seulement ce soir-là j’avais consulté l’éphéméride pour voir ce qui se passait dans le ciel, je ne me serais sans doute pas couchée du tout.

    Roman policier bien ficelé et réflexions poussées sur l’écologie, la domination des élites dans chaque strate de la société et le regard sur les femmes, Sur les ossements des morts est un roman non seulement prenant et passionnant mais aussi très intelligent sur des questions qu’il faut toujours se garder dans un coin de la tête (c’est sans doute pour ça qu’Olga Tokarczuk a décroché ce prix Nobel !).

    Traduit du polonais par Margot Carlier
    Éditions Libretto
    288 pages

  • Souviens-toi des monstres – Jean-Luc André d’Asciano

    Raphaël et Gabriel sont les derniers-nés d’une famille uni-maternelle mais multi-paternelle et complètement matriarcale. Ils ont le talent miraculeux de chanter aux anges et aux ténèbres, et sont, accessoirement, frères siamois.
    Habitants de la petite île de Sainte-Marie des deux-mers, île de pirates, d’apostats et autres renégats, ils grandissent sous la protection de Sofia, grande sœur aussi silencieuse que forte, et de leurs frères, du 1er au 4ème. Chef de famille, religieux fou, protecteur de constellations ou fine lame, les frères rythment la vie de la petite île et de ses habitants, Agrigente, faux prêtre (ou vrai repenti) et son fils Giovannito, Begher le marionnettiste-anarchiste, les filles du bordel, Raspoutine… Toute cette clique haute en couleur va vivre des événements fantasmagoriques et révolutionnaires, des batailles, des passions et des spectacles.

    Dans une Italie plus proche de Pinocchio et Calvino que de Berlusconi, les frangins magiques et leur tribu vont aller de révélations inouïes en rencontres folles, et nous suivons leurs aventures, emportés par l’esbrouffe la plus totale. Tout est grand, majestueux, presque caricaturalement italien, et nous n’en avons jamais assez ! La langue est mirifique, alliant poésie, argot et insulte avec une aisance naturelle, et les péripéties, les révélations de la troupe de personnages incongrus, entre destinée picaresque et représentation biblique, ne sont jamais assez énormes pour nous lasser. On pleure beaucoup, on rit tout autant et on tremble à chaque page pour ces personnages beaux, brillants, humains ou non mais qui tous débordent d’émotions.

    Mon frère vient de sombrer dans le coma, à moins qu’il ne me faille le considérer comme mort. Si cela est vrai, nous accomplissons alors un miracle de plus, une obscénité nouvelle, celle d’être à la fois mort et vivant.

    Ça vit, ça aime, ça saigne, ça tue, ça ne s’arrête jamais, c’est une déferlante de vie et c’est merveilleux !

    Aux Forges de Vulcain
    520 pages

  • Paul a un travail d’été – Michel Rabagliati

    Après avoir quitté le Cegep dans un accès de colère et d’injustice, Paul part travailler dans une imprimerie. Le bruit des machines et les courses aux cafés ne l’inspirent pas tant, et lorsqu’un ami lui propose de rejoindre un camp pour jeunes défavorisés, au fin fond des bois, pendant les deux mois d’été, Paul accepte sans se poser de question. Sauf que de l’animation, il n’en a jamais fait, du camping à peine et de l’escalade (qu’il est censé encadrer) encore moins ! Débute alors pour Paul deux mois de défis, de rencontres et de révélations, dans le doux parfum des pins et de l’été canadien.

    Alter-ego de son auteur, Paul et ses différentes aventures reviennent sur les moments importants de la vie de Michel Rabagliati. Dans Paul a un travail d’été, il s’agit non seulement d’émancipation, mais aussi de confrontation, avec les autres et soi-même. Paul est un jeune homme un peu coléreux, en tout cas peu sûr de lui et un peu perdu. Parachuté dans un groupe d’animateur soudé et amis de longue date, il oscille entre envie d’appartenir au groupe et peur du rejet. Il doit également apprendre en quelques jours à se dépasser, dépasser son vertige pour encadrer des activités d’escalade, dépasser sa crainte de la nature et de ces visiteurs surprises pour passer deux mois dans une tente en pleine forêt, dépasser son incertitude et se construire un personnage à défaut d’une véritable confiance en soi, pour accueillir, accompagner et encadrer des jeunes garçons et filles adolescents.
    D’un apprentissage à la dure à la beauté de rencontres imprévues et de moments suspendus dans le temps, Paul va grandir en deux mois et cette expérience unique le marquera profondément.

    Michel Rabagliati raconte avec beaucoup de franchise et d’émotion cet épisode particulier de sa vie, ce moment de construction souvent charnière qu’est la première expérience professionnelle, souvent plus importante encore lorsque on la passe avec des pairs et qu’il faut se positionner en personne responsable, sûre et guidante. Il illustre ses déboires et ses peurs avec honnêteté et humour (mention spéciale au raton-laveur), et ses dessins jouent magnifiquement avec les ombres et la lumières pour nous faire ressentir l’oppression d’une nuit angoissante dans les bois ou la chaleur d’un moment de repos au bord du lac.

    Un très bel album pour une histoire simple et forte, qui parlera à tout le monde (et au passage on apprend un peu de québécois !)

    La Pastèque
    152 pages

  • Les abysses – Rivers Solomon

    Yetu est une Wajinru, un peuple de sirènes vivant dans les confins des océans. Et parmi son peuple, Yetu est l’historienne, elle est la gardienne de la mémoire de son peuple, toute sa mémoire. Au sens littéral. Elle est la seule, comme l’historien qui l’a précédé, à se rappeler pour tous l’origine de son peuple, ses souffrances, ses épreuves et son parcours. Tous les ans, lors de la cérémonie du Don de Mémoire, l’historien partage ses souvenances avec le reste des Wajinrus, pour que chacun se souvienne pendant un instant d’où il vient, puis il récupère les souvenances afin que le reste de son peuple puisse vivre l’esprit léger et vide toute la souffrance endurée par le passé.
    Mais Yetu, accablée par le poids de cette mémoire, va en décider autrement.

    Dans ce roman court et efficace, Rivers Solomon aborde de nombreux thèmes complexes de manière simple sans être simpliste et nous guide dans un cheminement à travers l’histoire de l’esclavage, dont sont issus les Wajinrus, la place de la mémoire collective et du devoir de mémoire dans une société qui pense avancer et se verrait comme résiliente alors qu’elle est aveugle à son passé. Comment se construire comme individu et en tant que peuple quand on ne sait pas d’où l’on vient ? Est-il préférable d’ignorer les sévices et les blessures, les guerres et les tortures subies par ses ancêtres pour conserver l’espoir et la joie d’un futur qui ne peut être inquiétant si le passé n’y jette pas son ombre ? Ce sont toutes ces questions que Rivers Solomon nous pose et iel apporte ses réponses à travers l’histoire de Yetu, ses peurs et ses rencontres. Car si les Wajinrus sont ignorants volontaires de leur passé, Yetu ne le connaît que trop bien et le vit chaque jour par chaque pore de sa peau, chaque nerf de son corps à vif, et cela devient insupportable. À travers un acte de rébellion et plusieurs rencontres, elle sera amenée à réfléchir à la meilleure façon de porter ce lourd fardeau, à équilibrer cette balance entre ignorance et rage, douleur et acceptation, pardon et vengeance.

    -C’était comme un rêve, dit Yetu.
    Elle avait mal à la gorge, elle pleurait sans arrêt depuis plusieurs jours, s’étant égarée dans la souvenance d’un des premiers Wajinrus.

    Ne te fie donc pas à la finesse de l’ouvrage, les 200 pages des Abysses sont un condensé très intelligent sur des sujets sensibles et pourtant primordiaux, et la vision que nous propose Rivers Solomon est indispensable !

    À noter : Les Abysses vient apporter sa pierre à un projet transmédia puisque à l’origine la mythologie selon laquelle les enfants nés des femmes esclaves jetées des bateaux négriers vient du groupe electro Drexciya, prolongé par le groupe de hip-hop clipping. et son album-concept The deep, qui aura inspiré Rivers Solomon pour son roman. C’est donc un univers en évolution permanente auquel se rattache Rivers Solomon, et je ne peux que vous inciter à aller écouter clipping. pour prolonger l’expérience.

    Traduit par Francis Guévremont
    Aux forges de Vulcain