Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Austral – Carlos Fonseca

    Julio Gamboa vit aux États-Unis avec sa femme Marie-Hélène. Il y est arrivé jeune, depuis le Costa Rica et y travaille depuis comme professeur de littérature. Alors que quelques tensions se cristallisent avec son épouse, il apprend que son amie et amour de jeunesse, Aliza Abravanel, est morte en lui laissant une mission : écrivaine, elle travaillait sur son dernier ouvrage et souhaite que ce soit lui qui en termine l’édition. A la croisée de ses vies, Julio partira donc en Argentine, là où Aliza a fini sa vie, pour plonger dans l’œuvre de son amie.

    Il n’est jamais allé dans le désert, mais il l’a souvent imaginé.
    Voilà pourquoi, quand il examine la carte postale qu’il tient dans les mains, il croit d’abord y reconnaître une plaine aride vue du ciel. Peu importe que la photographie soit en noir et blanc. Il imagine des tons sable, une atmosphère d’ennui, une sensation de vide. A priori il n’y a personne sur l’image, rien sinon une dizaine de lignes tracées avec rigueur qu’il traduit aussitôt en rues solitaires dans un ancien coron minier. Il observe les monticules blancs qui occupent les bords du rectangle et se dit que ce sont des nuages. A ce moment-là il se met à douter.
    Lors d’un deuxième examen, les taches blanches perdent leur légèreté et commencent à ressembler à des collines de sel. La plaine se transforme d’un coup en un immense désert de sel. Les lignes droites correspondent aux chemins sur lesquels circulaient les wagons remplis de salpêtre autour de cette usine désaffectée qui lui rappelle, dans une dernier envol de fantaisie, la surface rugueuse de la lune, avec ses vallées et ses cratères, ses géométries archaïques. C’est seulement alors, l’imagination ayant atteint ses limites, qu’il se dit ce qu’il sait déjà : il s’agit tout bêtement de la photographie d’une vitre sale et là où il a cru reconnaître un désert, un lac salé ou la lune, il n’y a que de la poussière.

    Lectrice, lecteur, poussières rémanentes de ma mémoire, c’est une très très belle et, je pense, importante découverte que je fais avec Carlos Fonseca et ce roman. C’est très beau, mélancolique, profond, plein de surprises, de fractales et d’émotions. C’est un roman très markerien, qui m’a rappelé souvent Sans soleil dans sa construction et ses questionnements. Qu’est-ce donc, alors, me demanderas-tu ? Et bien je vais tenter de t’en dire plus.

    Julio débarque donc à Humahuaca, petite ville proche de la Bolivie, au milieu des salar. C’est ici qu’Aliza a passé ces dernières années. Après dix ans à lutter et sombrer dans l’aphasie, elle laisse dans ce désert de sel une œuvre complexe dans laquelle va se plonger Julio. Le père d’Aliza, Yitzhak Abravanel, avait en son temps interviewé l’anthropologue Karl-Heinz von Mülhfeld qui avait travaillé sur le projet Nueva Germania. Aujourd’hui encore le nom d’une province paraguayenne, Nueva Germania était à l’origine le projet insensé de Berhnard Förster et sa femme, Elisabeth Förster-Nietzsche. La sœur du célèbre philosophe, nazie avant l’heure, et son mari souhaitent créer en Amérique du Sud une communauté aryenne libre et purifiée, qui finira dans la maladie et la déroute. Mais au milieu de toutes ces figures en émerge une autre, silencieuse et pourtant hurlante : celle de Juvenal Suarez. ce jeune indigène, à l’époque de Mühlfeld, surnommé le Muet, vient faire écho à la figure de Aliza, elle aussi muette désormais, et porteuse d’un héritage qu’elle doit transmettre, quand Juvenal a décidé de perdre sa voix en résistance, de rejeter l’espagnol, lui le dernier de son peuple, seul représentant de sa culture décimée par les maladies et la colonisation. S’il doit parler ce sera dans sa langue, pour la faire résonner encore.

    « Le théâtre d’une voix qui se bat contre l’histoire
    Les silences d’une langue qui lutte contre l’oubli »

    Dans un second temps, et ici une seconde partie intitulée Le dictionnaire de la perte, Aliza raconte, et Julio découvre, ses expéditions au Guatemala et sa réflexion continue autour de la figure paternelle, ici en la comparant à Wittgenstein et ses travaux sur le langage, nouvel écho (développement fractal ?) à la vie et au travail d’Aliza. Ce dictionnaire l’amènera à son tour au Guatemala sur les traces de la mémoire des crimes génocidaires commis sous la dictature de Efraín Ríos Montt.

    Langage perdu, parole tue, mémoire à reconstituer et faire connaître, façonnage des identités multiples, Carlos Fonseca nous propose là une œuvre complexe et fascinante, véritable enquête dans le labyrinthe de l’histoire, tant intime que collective. De la parole perdue d’Aliza et Juvenal à celle demandée et rendue aux victimes, proches et survivant-es du génocide guatémaltèque, Carlos Fonseca dresse une carte topographique des nuances de la mémoire, de ses montagnes et de ses creux, ses fosses profondes et ses ombres portées. Les paysages révèlent aussi les caractères et les questionnements, de la forêt tropicale dense et dévorante du Paraguay et du Guatemala aux salars arides et trompeurs d’Argentine, sans oublier les villes états-uniennes, les rues parallèles de Cincinnati, la neige qui étend le silence.

    Julio se retrouve confronté non seulement au souvenir de son amie, leurs moments partagés et ceux perdus, brisés par une séparation sans doute idiote mais fondamentale à ce moment-là, il se retrouve également face à sa propre identité, le lui Costa-Ricain qui se veut aussi voire plus états-unien que nature, qui reste malgré tout amputé de quelque chose après lequel il court, ou qu’il essaie peut-être de se dissimuler depuis des décennies. Lui, qui parle et se souvient, sera-t-il le libérateur, le messager, ou bien le récipiendaire d’une connaissance qui lui échappait ?

    D’une colonie aryenne à la fin du XIXème siècle au Guatemala, Carlos Fonseca tisse une enquête envoûtante et philosophique qui nous prend dans un suspense haletant et réserve son lot de surprises et d’émotions. Il nous renvoie à la complexité de chacun et du monde, miroir brisé qui apporte une vérité intense et révélatrice, dont on sait qu’il faudra du temps pour l’absorber en plein, si tant est que cela s’avèrera possible.

    Traduit de l’espagnol (Costa Rica) par Alexandra Carrasco-Rahal)
    Collection Scribes (Gallimard)
    238 pages

  • L’absence est une femme aux cheveux noirs – Émilienne Malfatto & Rafael Roa

    En 1976 débute en Argentine le « Processus de réorganisation nationale », nom policée de la dictature initiée par le général Videla et sa junte. Trois autres lui succèderont jusqu’en 1983 et le retour de la démocratie avec l’élection de Raul Alfonsin. Si les années qui précédèrent le coup d’état de la junte militaire étaient déjà compliquées et sombres, le coup d’état de 1976 écrase de sa botte des milliers de vies.

    C’est une ville étrange où il faut savoir où on va

    j’ai posé la question l’autre soir au chauffeur du bus 29
    ce bus que j’attends en face du grand parc où on torturait
    en technique

    grand parc avec des grands arbres et des bâtiments blancs
    aux toits de tuiles
    et un peu partout
    dans les allées
    les visages en noir et blanc de ceux
    qu’on torturait
    en technique
    dans une des bâtiments blancs
    les griffes du tigre

    il faut savoir où on va ici.

    La dictature argentine, terme singulier pour des juntes plurielles qui ont fait de la torture et de la mort un art, ce sont des milliers de victimes, de desaparecidos et d’enfants volés. Les juntes sont passées maitresses dans l’art de dissimuler, de dissiper, de faire s’évanouir aux yeux de tous leurs crimes. Le principal, le plus connu des centres de torture et de détention, la lugubre École de la marine (ESMA) trône au centre de la ville, le long de l’avenue Libertador. Les enfants arrachés à leurs parents sont confiés aux militaires tandis que leurs parents sont jetés dans le Rio de la Plata, ou dans des fosses communes.
    L’Argentine est aujourd’hui sans doute la plus connue des dictatures de cette époque, alors qu’à ce moment-là elle est le dernier pays à plier sous « les ailes noirs du Condor » comme l’écrit Émilienne Malfatto. C’est tout le cône Sud qui meurt sous le talon des militaires, pour le plus grand plaisir de Nixon et Kissinger qui peuvent souffler un peu, la terreur rouge est arrêtée.

    Émilienne Malfatto et Rafael Roa remontent le cours de cette histoire, du coup d’état aux procès récents en prenant pour fil les enfants volés. Symboles de la dictature par le projet que ces enlèvements sous-tendent, ils sont également l’un des maillons d’une opposition pacifique qui garde encore aujourd’hui la mémoire et la lutte, celles des mères et grands-mères de la place de Mai.
    Les deux nous emmènent dans une déambulation dans les rues hantées de Buenos Aires et d’autres histories argentines, à la recherche des ombres des desaparecidos, dans les pas des locas de la plaza de Mayo, comme les surnommait les militaires, elles qui tournaient en rond, un lange sur la tête, réclamant leurs enfants, leurs petits-enfants. Elles qui, après que le président Alfonsin aura fait un début de procès, et bien que le président Menem aura libéré et amnistié les tortionnaires, sauront se glisser dans la faille, mettre le pied dans la porte qui permettra de ramener tout ce petit monde devant les tribunaux. Mais restent les absents. Restent les enfants aujourd’hui de quarante ans qui ignorent leur véritable identité (et ignorent qu’ils l’ignorent). Trente mille desaparecidos, cinq cents enfants volés.

    C’est un pays qui ment qui ne veut pas se souvenir
    une ville de mensonge
    Buenos Aires aux longues avenues et aux relents
    humides
    où l’espagnol a l’accent italien
    où le fleuve ressemble à la mer
    où on prétend avoir oublié
    C’est un pays étrange où il manque des gens
    c’est comme ça
    comment le dire autrement
    il en manque quelques milliers
    on les a emmenés et ils ne sont jamais revenus

    Alors que Milei suit de son regard fou placardé sur les murs, son regard froid de révisionniste les chemins hésitants de la narratrice, celle-ci s’interroge à son tour sur le rapport de l’Argentine avec son passé. Des grands procès de 85 aux amnisties jusqu’aux nouveaux procès de 2011 marqués (trop ?) du sceau du kirchérisme. Toutes ces étapes qui amènent à maintenant, aujourd’hui, à Milei. Un hommes qui nie, qui rejette, qu’on imagine bien s’arroger le pouvoir pour ne jamais le rendre et rouvrir les plaies encore suintantes de ce pays mal cicatrisé.

    Comment raconte-t-on une dictature ? On savait déjà avec ses textes précédents (je t’ai déjà parlé de deux d’entre eux : Les serpents viendront pour toi et Que sur toi se lamente le Tigre) qu’Émilienne Malfatto savait rendre la dureté et la violence avec une luminosité et une poésie empreinte d’une humanité tranchante. Elle n’a pas peur des mots, des questions les plus simples comme les plus inconcevables, car pour avancer quand on ne sait pas où l’on va, il faut bien, à chaque intersection, se demander pourquoi, comment, qui, où, pourquoi, comment ? Elle ne nous épargne pas, et après tout pourquoi le ferait-elle. Elle ne l’a pas été, elle s’est heurtée à la réalité de la junte, à celles des Argentins encore troués de ces années passées sous l’aile noir du Condor. Les viols, les enlèvements, la picana, les fractures, le Pentothal. La formation par les généraux français, bien aguerris par la guerre d’Algérie et ravis de partager leurs méthodes. L’internationale de la terreur. En parcourant Buenos Aires, Émilienne Malfatto est à l’affût, elle guette les silences et les cris étouffés. Comment une ville absorbe-t-elle le sang ? Résonne-t-elle des absents ? Ou bien même là, il y a des trous noirs ? Que se passe-t-il quand le massacre de son propre peuple devient un sujet de débats, de questionnements.
    Les photographies de Rafael Roa viennent souligner son texte, poésie parlante comme un fil de pensées qui se déroule, se faufilent et s’effilent au fil des entretiens et tandis qu’elle remonte l’avenue Libertador, la calle Peru et les rives du Rio de la Plata. Autre regard sur cette histoire qui, si elle est difficile à raconter, l’est encore plus à montrer. On peut afficher la torture, les corps les blessures le sang, mais ici ce que l’on veut ramener à la surface ce sont les absents, les inexistants, les parfois et peut-être un jour apparaissants. Images d’archives, portraits des mères, grands-mères, enfants retrouvés. Bouts de murs, de place, siège d’avion. Parfois détachés de leur contexte, pris pour ce qu’ils sont, un fleuve, une rive, une route, entrant en résonance avec les entretiens, les témoignages, les photographie se chargent tour à tour de marquer la parole, de sous-tendre l’étrange, l’insaisissable, l’incompréhensible pourtant bien réel.

    S’il est important de continuer encore et toujours de raconter les oppressions, les terreurs et les dictateurs, il y a des moments où cela devient primordial. L’Argentine aujourd’hui a fait un choix, vu d’ici improbable. Mais ce ne sont pas les premiers, et tout autour, ailleurs, et chez nous aussi, des bulles nauséabondes remontent, éclatent et nous contaminent doucement mais sûrement, s’insinuant dans les maillons indispensables et si fragiles de notre unité, de notre humanité collective. Le livre d’Émilienne Malfatto et Rafael Roa arrive non seulement à un moment décisif, mais sa puissance en fait un récit indispensable sur la mémoire, son évanescente permanence, la force des combats et la vaillance de ces femmes impressionnantes, ces mères et grands-mères, folles de la place de Mai, dont on doit faire nôtre leur acharnement et leur dignité, qui ont fini par faire éclater de nouveau la porte qui voulait garder caché, dans l’oubli et une honteuse honte inversée, l’horreur de la dictature.

    Éditions du Sous-Sol
    176 pages

    (un aparté, pour sérendipiter comme le dirait Curiosithèque, sur le titre magnifique et un peu énigmatique de ce livre, qui fait résonner en moi un autre titre, similaire, reflet d’une autre époque et pourtant avec de nombreux points communs. Alors si celui-ci te plaît, de titre, tu devrais aller jeter un œil ou une oreille à Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, de Jean-François Vilar. Une citation de Natalia Sedova, veuve de Trotsky pour un roman noir sublime, dont la structure, tiens, me fait aussi penser, même si ça n’a rien à voir mais un peu quand même, à Austral, de Carlos Fonseca. En attendant la prochaine boucle.)

  • Chiennes de garde – Dahlia de la Cerda

    Elles sont filles ou fiancée de narcos, mère ou sœur de mortes, tueuses à gages, ou encore mortes. Elles sont 13 et nous parlent, nous racontent leur histoire.

    Je me suis assise sur la cuvette, j’ai pissé sur le test de grossesse, et j’ai attendu la plus longue minute de ma vie. Positif. J’ai eu une crise d’angoisse et juste après une timide bouffée de joie : je me suis caressée le ventre avec tendresse. Chaque fois que j’avais vu ce genre de scènes, la nana qui scrute son test de grossesse dans les toilettes, ça m’avait semblé pathétique. « Ca aussi, c’est pathétique », j’ai epnsé. Même si pour être honnête, j’ai l’habitude d’être pathétique, c’est peut-être pour ça que je m’identifie a des personnages comme Jessica Jones ou Penny Lane dans Presque célèbre. Je me suis relevée, j’ai passé mon visage sous l’eau et je suis sortie des toilettes pour aller m’écrouler sur le lit.
    J’ai uen certaine capacité à encaisser les mauvaises nouvelles.Certains vous diront que je les ignore, mais pas du tout, c’est juste que j’ai tellement la poisse que c’est pas crédible. J’ai été cocufiée, attaquée en pleine rue, mes animaux de compagnie sont tous morts empoisonnés ou écrasés, je ne connais pas mon père et j’ai perdu ma mère il y a quelques années. Et maintenant, dans le tiroir de droite de mon bureau, j’ai un test de grossesse avec deux lignes roses. J’ai fait une prise de sang pour confirmer. Positif. Je ne savais pas, moi, que les tests en vente libre ne pouvaient être faux que quand ils sont négatifs, jamais quand ils sont positifs. Je n’étais pas prête à donner naissance à un enfant dans ce monde de merde.

    Faux recueil de nouvelles et vrai roman ? Si chaque histoire est bien séparée des autres par cette page noire et son titre en gras, au fil de la lecture on retrouve des résonnances, un autre point de vue sur l’historie déjà contée par la précédente. La première a voulu venger son amie lâchement et sauvagement assassinée par son petit ami, on trouvera quelques pages plus loin le récit de l’amie, celui de la garde du corps, et d’autres encore. Page après page c’est une narration globale qui se tisse, rassemblant toutes les histoires en une grande, celle de celles qui ont été dévorées, de celles qui ont décidé que ça suffisait. Contre les hommes et sans l’aide de Dieu, elles n’ont qu’elles pour se défendre, se venger, se faire entendre. Yuliana, furieuse devant l’inaction de son puissant paternel face au meurtre de son amie prendra les choses en main. La China, sa garde du corps, venue de rien et maintenant tueuse au sang froid pour l’un des plus puissants narcos, raconte son ascension. Une femme amoureuse de son prêtre perd pied, une autre veut se venger de sa voisine et du chien qui chie dans son jardin. Une jeune travailleuse des maquiladoras de Ciudad Juarez ressuscite pour se venger de ses meurtriers, et venger toutes les autres avant elle, et les suivantes.

    On pensera à La saison des ouragans, de Fernanda Malchor pour la thématique et le côté choral, aussi aux Jeunes mortes, de Selva Almada (d’ailleurs cité) ou encore plus à Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez (dont je ne t’ai pas parlé ici, mais ça viendra sans doute). Le sujet des violences faites aux femmes dans la littérature latino est assez prégnant ces derniers temps, et Dahlia de la Cerda vient y ajouter sa pierre avec un style et une force toute particulière. Avec cette adresse directe au lecteur-ice, elle nous entraîne dans un dialogue, ou plutôt un entretien, une conversation avec celles qui sont en première ligne. Les féminicides au Mexique atteignent des niveaux insupportables, notamment dans les régions frontalières avec les États-Unis (il faudra vraiment que je te parle de Des os dans le désert, à ce sujet), et Dahlia de la Cerda exhibe les (potentielles) victimes dans ce texte, mais des victimes qui n’ont pas l’intention de mourir sans arracher quelques morceaux au passage, des femmes qui ont bien compris les codes et qui, dès qu’elles en ont la possibilité, vont les habiter et jouer avec pour venir mettre à terre la destinée macabre qui les attend. Hargneuses et décidées, les protagonistes de ces histoires ne s’en laissent pas compter, quitte à repousser la mort pour faire payer aux vivants.

    Au rythme des corredores et de la cumbia qui donnent le tempo des événements, Dahlia de la Cerda met sur le devant de la scène celles qui sont constamment invisibilisées, ignorées, résumées à une place de vierge ou de putain, de victime ou de marâtre, bâillonnées, tuées et nous apporte sur un plateau punk-goth leurs paroles, à coups de crosses et de reggaeton, et c’est très bien !

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions du Sous-sol
    240 pages

  • Bataille (pas l’auteur) – Aurélie William Levaux

    Il y a elle, la narratrice, une artiste belge qui vient d’une (très) grande famille (très) catholique. Il y a la petite sa fille, à l’âge indéterminée et la gouaille affirmée. Et il y a Baptiste, l’amoureux. Autour de tout ça, une galerie de personnages et surtout beaucoup d’aventures banales du quotidien, des réflexions, des questionnements et des angoisses, que nous conte Aurélie William Levaux.

    Je me suis assise à une terrasse près de la gare de l’Est pour écrire. C’était pas très original, je passais ma vie à faire ça, écrire, et attendre, et écrire que j’attendais. Un gars m’a demandé une cigarette, puis un autre du fric et un troisième derrière, du feu. Le premier est resté planté devant moi pour fumer, il a fit qu’il détestait les pages blanches, qu’il fallait que je parle de lui, de nous, de la ville, mais de lui surtout. Je serai ton influe, il a dit. Il tenait une cannette de bière entre ses doigts dégueulasses. Les hommes aux cannettes m’aiment bien en général, ou c’est moi qui les attire, à trop les observer, ils me font penser à mon ancien mari. J’ai dit que je ferai ça, que j’écrirai sur lui, et qu’il sera mon influe si seulement il me laissait écrire seule. Il a répondu que mes yeux étaient comme l’azur, comme le ciel. J’ai regardé le ciel. Il était gris sale, gris pisseux, couleur dépression. Mon café est arrivé. Le serveur m’a dit que c’était cinq euros et j’ai failli m’étrangler. J’ai expliqué que j’étais belge, et qu’en Belgique, dans les bars de bord de gare, c’était moins cher. Lui, le serveur, ça l’a fait exploser de rire, et il a dit qu’il connaissait bien la Belgique, parce qu’il était congolais. Et j’ai dit que oui, on avait une belle et grande histoire en commun, tu parles, et il a ri encore plus fort. Et puis je me suis pelée les miches devant mon café à cinq euros en réfléchissant à ma vie, pour changer.

    Viens te balader dans ce qui pourrait être un journal intime, une chronique d’un quotidien ma foi plutôt banal et pourtant plein de surprises. Car là où Aurélie William Levaux parvient à faire de ces anecdotes personnelles une curiosité littéraire, c’est en jouant sur des détails qui donnent une profondeur tout autre. Une chute inattendue, un fil tiré dans une direction surprenante, et c’est tout un flot d’émotions qui se découvre brutalement. Des repas de famille, des jeux avec la petite sa fille, une discussion, une prise de tête, un moment de déprime ou un trajet, tous ces moments répétitifs voir ennuyeux prennent une nouvelle dimension. Aurélie William Levaux prend sa journée, son entourage, ses problèmes et les plie pour en faire des oiseaux en papier, des bateaux, des avions, exposant des crêtes et des ombres que nous n’imaginions pas, des complexités, des subtilités qui surgissent sous son regard pointu et attentif.

    Bataille (pas l’auteur) se dévore goutte à goutte, tantôt iridescent tantôt un peu amer, mais des gouttes pleines de surprises, souvent drôles, qui donne un nouvel éclat aux petites choses qui se cachent dans les petites choses.

    Éditions Cambourakis
    208 pages

  • 10 000km – Noé Àlvarez

    Noé Àlvarez est fils d’immigrés mexicains. Né aux États-Unis, dans l’état de Washington, plus précisément dans la petite ville de Yakima, il grandit entre sa famille, les copains, l’école et les boulots d’été dans la plantation de pommes qui fait vivre une partie des habitants du coin. Lorsqu’il décroche une bourse pour aller étudier à l’université, c’est autant une chance, une victoire qu’une insupportable pression. Lâchant prise, perdu dans un monde dont il n’a ni les codes ni les apparences, il décide de rejoindre une expérience folle pour reprendre le dessus. Il va participer aux Peace and Dignity Journeys.

    2003. Au milieu des pins, près de la ville de Bella Coola, en Colombie-Britannique, les autorités canadiennes conduisent sous escorte une mère de 17 ans, menottée, pour retrouver et ouvrir la tombe où elle a enterré son bébé quelques jours auparavant. Le nom de la mère -Crow, de la nation secwépemc, le nom complet se traduisant par « vagues d’eau »- se reflète dans ses larmes. Le bébé qu’elle a enterré, son premier-né, a été déclaré mort à 7 semaines. Durant quarante-neuf jours, il a vécu sous le pouvoir d’un nom, sous la protection de la tradition secwépemc qui implique que l’on prenne soin des siens, enveloppé dans les rêves d’une mère qui a chanté pour lui jusqu’à la fin, quand il a cessé de s’alimenter. Craignant que l’hôpital ne le lui prenne, Crow l’a emmailloté dans son tikinagan et s’est enfui avec lui dans la forêt.
    Elle se souvient d’une nuit froide dans les montagnes. La pluie tombait dru tandis qu’avec deux autres personnes elle encerclait le garçon en un mur de cérémonie avant de creuser un trou dans la terre boueuse. Les Secwépemcs enterrent leurs morts eux-mêmes. Mais, en ce jour de février, les autorités procèdent à l’excavation du nourrisson, Nupika Amak (« celui qui peut voyager entre deux mondes »), renversant l’ordre sacré par lequel une mère accepte la disparition d’un fils. Ils profanent la terre sous ses yeux- une terre qui a rappelé à elle l’esprit de Nupika Amak- et le ramènent dans ce monde pour qu’il soit enregistré et étiqueté, qu’il reçoive un certificat de naissance et de décès. Puis ils emmènent sa mère en garde à vue pour l’interroger.
    On lui demande pourquoi elle n’a pas déclaré la naissance de son enfant : elle voulait que ce soit un enfant de la liberté. Affranchi de l’oppression de l’État.

    […] Ces hommes et ces femmes ne sont que quelques-uns des coureurs des Peace and Dignity Journeys de 2004. Des gens ordinaires, fiers de leur héritage, répondant à un appel qui les dépasse.
    Et puis, il y a moi.

    Les Peace and Dignity Journeys est un ultra-trail qui traverse toute l’Amérique, de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu. De chaque extrémité du continent s’élance un groupe de coureur-euses et les deux se rejoignent au milieu, plus ou moins, quelque part entre le Panama et la Colombie. Les coureur-euses participent pour quelques jours ou quelques semaines, selon leur capacité, et se relaient sur la journée pour des runs allant jusqu’à 35 km afin de couvrir le plus de distance possible. L’hébergement est précaire, selon les étapes, et le parcours traverse le plus de territoires autochtones possibles. La rencontre et la connexion entre les différents peuples natifs d’Amérique est le but premier de cette course, qui lance des représentants des peuples indigènes dans une prière en mouvement à la rencontre des autres, portant la voix des silencieux-euses, des silencié-es. Organisée tous les quatre ans, la première éditions s’est lancée en 1992, alors qu’allaient être célébrés les 500 ans de la « découverte » du « Nouveau Monde » (tu peux aller par exemple sur leur site officiel pour en savoir un peu plus).
    Notre jeune Noé, perdu donc entre une culture mexicaine qu’il connaît peu, lui qui n’y a jamais mis les pieds, mais dans laquelle il a baigné toute sa vie et un monde universitaire qui lui fait bien sentir sa différence, sa présence inappropriée, rejoint les PDJ au Canada et court, court, en direction du Sud. Son histoire n’est pas celle d’un exploit sportif, mais celle d’une recherche intime et de la confrontation aux autres. Car si le milieu de son université privée était brutale, celui de ses compagne-ons de course n’est pas plus tendre. Vie déchirée, brisée, recluse, chacun-e porte sa croix et ses raisons de s’être lancé dans cette prière volante, sa conception du courage et de la spiritualité. Pour certains c’est un chemin de croix qui passe forcément par la douleur et la souffrance, quitte à devenir tyran pour les autres ; d’autres viennent y chercher des rencontres, des échanges, un chemin (littéral) qui les mène sur les pas de leurs parents, grands-parents… sur les traces de leur histoire.

    Récit dur, mélancolique et chargé d’émotion, 10 000km ne va pas prôner la libération et le renouveau par le sport et la spiritualité entouré de gentils amis-es. Loin de tous les poncifs de développement personnel et autres fantasmes sur le sujet, Noé Àlvarez raconte les gens qu’il a croisés, les questions qu’il s’est posées en les écoutant, en se confrontant à une autre forme de violence. Il raconte aussi ses pas sur la terre de ses parents, sa migration inversée, vague qui remonte le cours du fleuve jusqu’à sa source pour, peut-être, mieux poursuivre son chemin par la suite. C’est un récit rude comme un combat, qui nous laisse avec du sable plein les chaussures et dans les yeux, un peu d’amertume dans la bouche et un petit bleu au cœur. Ça pique un peu, mais c’est aussi pour ça que c’est bien.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot
    Éditions Marchialy
    340 pages

  • Les hommes les plus grands – Fabián Martínez Siccardi

    Manuel Palacios Ranel naît en Patagonie au matin du XXème siècle. Fils d’un immégré asturien et d’une autochtone Tehuelche, il grandit dans la ferme qui emploie ses parents. A dix ans il est envoyé faire ses études chez les Salésiens et y trouvera moqueries, dénigrements et Dieu. Mais c’est alors qu’il joue les guides patagon pour un archéologue qu’il fera une rencontre qui bouleversera sa vie.

    En un mot ? Je le décrirais comme une force. Une force maligne ? Non, pas maligne, mon père, mais elle serait capable de faire le mal. Tout dépend de la main qui la tient, comme la lame qui aujourd’hui nous rase et demain nous égorge. Vous êtes sûr que c’est un animal, mon frère ? Sans aucun doute. Un animal énorme et puissant. Semblable à un de ceux que nous connaissons ? Sa tête pourrait être celle d’un bison ou d’un taureau sauvage. Son corps celui d’un percheron ou même d’un buffle. Mais l y a cette corne, une corne épaisse et courbe, une corne grossière qui naît entre ses sourcils et se dresse vers le ciel, comme chez les rhinocéros. Depuis quand avez-vous ces visions ? Je voyais déjà ces images en Argentine, quelques mois avant de prendre le bateau, mais elles sont devenues plus précises depuis mon arrivée à Turin. Quelle est la fréquence de vos rêves ? Quotidienne. Mais ce ne sont pas des rêves, ou pas seulement. En général, je vois la bête en étant éveillé, pendant que je fais la vaisselle, que j’aide au jardin ou que je me lance dans une activité au cours de laquelle mon esprit part à la dérive. Dans ces moments-là, elle a l’air aussi vive qu’une montagne qui tremble et je l’entends gratter le sol avec ses sabots. Ces sabots ne seraient-ils pas un signe du Diable ? Non, ce n’est pas le Diable, mon père. Ce n’est pas le Diable !

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos !

  • Stallone – Emmanuèle Bernheim

    En entrant dans cette salle de cinéma pour aller voir Rocky III, Lise ne se doutait pas que sa vie allait changer. Elle en ressort profondément bouleversée par l’histoire de ce champion déchu qui, par orgueil, s’entraîne et se bat pour retrouver la gloire perdue. Et si lui, pourquoi pas elle ?

    Quatre… Cinq… Six… Sept… Huit… Neuf… Dix…
    Clubber Lang reste au sol.
    L’arbitre se redresse.
    « Clubber Lang est vaincu par knock-out. Le champion du monde des poids lourds est l’Étalon Italien : Rocky Balboa… »

    Des spectateurs applaudirent. Pas Lise. Ses mains restèrent agrippées aux accoudoirs, tellement crispées que le velours lui piquaient les paumes.
    L’image se figea. Michel se leva. Il avait déjà sorti ses cigarettes et son briquet.
    – Tu viens ?
    … Rising up, back on the street, did my time, took my chances…
    Lise ne répondit pas. Elle écoutait la chanson.
    … So many times, it happens too fast, you change your passion for glory…
    – Je t’attends dehors.
    … It’s the Eye of the Tiger, it’s the thrill of the fight…
    Des spectateurs de sa rangée voulurent sortir, Lise ne se leva pas pour les laisser passer, elle ne se poussa même pas. Ils durent l’enjamber.
    Elle ne bougeait pas.

    Secrétaire médicale à la colle avec un homme assez oubliable, Lise décide de reprendre ses études de médecine, de quitter Michel et de tout donner pour atteindre ses rêves, portée par l’œil du tigre et allant, année après année, voir chaque nouveau film de Sylvester Stallone, enchantée et terrifiée à l’idée que son idole, l’homme qui avait changé sa vie, puisse un jour ne plus séduire le public et disparaître du grand écran.

    Lectrice, lecteur, mon coup de poing, tu as là soixante pages percutantes à tout point de vue. D’humour, de nostalgie, de volonté, de tristesse. Soixante pages d’une efficacité totale qui nous raconte avec un sourire en coin la puissance d’une icône (et pas n’importe laquelle), le besoin de modèle pour se libérer d’une vie fade et aliénante et le combat d’une femme pour atteindre ses désirs. A coups de phrases courtes et intenses, sans détour ni emphase, Emmanuèle Bernheim détourne un symbole de la culture ciné des années 80-90, parfois moqué et souvent caricaturé, et sa plus grande fan française pour interroger l’influence des œuvres sur nos vies et la force que l’on peut y puiser, quelles qu’elles soient.
    Un court-métrage, presque, et une nouvelle qui peut-être pourrait changer ta vie, qui sait ?

    Éditions Folio
    61 pages

  • Le mystère du tramway hanté – P. Djèlí Clark

    Hamed Nasr, agent expérimenté du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles, se voit confier une enquête sur la présence quelque peu dérangeante d’une créature hantant la rame 105 de l’un des tramways parcourant Le Caire. Accompagné du jeune Onsi Youssef, un bleu dont il n’est pas certain d’apprécier la compagnie, il se retrouve embringué dans une histoire un brin plus compliquée qu’il ne le pensait.

    Le bureau du surintendant en charge de la sécurité et de la maintenance du tramway à la station Ramsès offrait un décor digne du personnage élevé -ou certainement propulsé par quelques relations utiles- à un poste aussi éminent : un immense tapis anatolien antique orné de motifs angulaires bleus, d’écoinçons rouges et de tulipes cousues de fil d’or bordées de bleu lavande ; un tableau de la main d’un des nouveaux pharaonistes abstraits, tout en forme irrégulières, éclaboussure et couleurs vives, que personne ne comprenait vraiment ; un portrait photo encadré du roi, naturellement ; et une poignée d’ouvrages neufs savamment disposés, les œuvres d’écrivains alexandrins les plus contemporains, dont les couvertures en cuir ne semblaient jamais avoir été ouvertes.
    Malheureusement, il n’échappa pas au regard acéré d’enquêteur de l’agent Hamed Nasr que ces velléités de raffinement affectées disparaissent sous la fadeur assommante d’un bureaucrate médiocre : cartes de transit, tableau d’horaires, schémas techniques, plannings de maintenance, mémorandums et rapports, épinglés les uns sur les autres, couvraient les murs jaune pisseux à la manière d’écailles de dragon en décomposition. La brise d’un ventilateur oscillant en cuivre, dont les pales se débattaient derrière la grille comme si elles cherchaient à s’en échapper, soulevait nonchalamment les liasses de papiers.

    Pensant se trouver en présence d’un djinn tout ce qu’il y a de plus classique, et pour pallier les difficultés et joutes budgétaires entre son ministère et le Bureau des Transports, les deux hommes acceptent la proposition d’Abla, serveuse du restaurant préféré de Hamed de faire appel à une cheikha pour pratiquer le rituel du Zâr. Sauf que… Il se peut que son diagnostic premier ne s’avère faux, mettant nos deux enquêteurs face à une situation compliquée et une créature bien mystérieuse et meurtrière.

    Quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark, et encore plus ce merveilleux univers du Caire du début du XXème siècle, capitale d’une Égypte puissante et dans laquelle les êtres surnaturels cohabitent avec les humains. Après L’étrange affaire du djinn du Caire (dont tu liras la chronique ici), on découvre donc deux nouveaux enquêteurs de ce ministère créé lors de l’apparition des djinns et autres créatures mythologiques au milieu de la bonne population égyptienne. Le duo aussi dépareillé qu’efficace affronte des rebondissements de toutes sortes, entouré par une galerie de personnages principalement féminins plutôt bien travaillés. car tandis qu’ils cherchent à identifier l’esprit frappeur passionné de tramway, la révolte gronde au Caire, qui voit ses rues accueillir les défilés et rassemblement des suffragettes cairotes alors que le parlement doit se prononcer sur le droit de vote des femmes.

    Une intrigue bien tissée et rondement menée, des personnages sympathiques, dans les codes mais loin des caricatures des duo d’enquêteurs mecs, des plats et friandises ma foi fort alléchantes tout au long du récit, des personnages secondaires forts et imposants et un arrière-fond politique qui vient servir la cause et l’histoire, encore une fois P. Djèlí Clark nous fait grand plaisir dans cet univers original et séduisant. Bref, on ne se pose pas de question, pour se faire plaisir avec de la qualité, c’est une valeur sûre !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions l’Atalante
    102 pages

  • L’occasion – Juan José Saer

    Bianco, auparavant Burton, après avoir affolé les planches en Angleterre et s’être attiré les sympathies prusses, part à la rencontre de Paris pour proposer les démonstrations de ses pouvoir télékinésiques et kinesthésiques. Mais il fait face à la fronde des positivistes et, humilié, part d’abord en Sicile et de là en Argentine, récupérer un bout de terre promis par le gouvernement dans la pampa.

    Dans la chaleur portègne, lourde et étouffante, il rencontre Antonio Garay Lopez, jeune médecin dont, hasard du destin, la famille est propriétaire de terrains jouxtant ceux de Bianco. S’il ne va lui-même que rarement dans ces contrées, par rancœur familiale, il garde malgré tout contact et visite Bianco. Mais un beau jour et alors que notre gaucho d’adoption revient d’une exploration de ses terres, il trouve sa femme assise lascive dans un fauteuil, face à Garay Lopez, suçotant un cigare et avec une expression de plaisir intense sur le visage, l’autre la regardant d’un air malintentionné. De cet instant, Bianco en est sûr, sa femme le trompe, l’a trompé avec son ami et associé.

    Appelons-le, tout court, Bianco. Qu’il se soit fait appeler Burton à certains moments de sa vie, comme il devait l’expliquer à Garay Lopez, ne se devait qu’à la couleur de ses cheveux, trouvant que s’appeler Bianco pouvait ruiner le crédit accordé à un rouquin. A. Bianco, peut-être, comme l’illustre souvent sa signature lente et soignée, au tracé laborieux et complexe, plus soucieuse d’identification que d’esthétique.
    A. Bianco, écho de ce qui, à d’autres époques, avec aussi été A, mais comme Andrex, A. Burton, et qu’il avait décidé de changer après ses démêlés avec les positivistes à Paris. Andrea Bianco peut-être ? A. Bianco en tout cas, c’est certain, bien que la majuscule première, au lieu d’éclaircir un peu le mystère, à l’inverse, l’épaississe, de sorte que, puisqu’il le préfère, et même si ce nom dément ses origines brumeuses et la couleur de ses cheveux qui, à quarante-six ans, foisonnent encore en touffes ondulées et cuivrées, nous allons l’appeler, pour simplifier, Bianco tout court.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos !

  • La maison aux pattes de poulet – GennaRose Nethercott

    Bellatine et Isaac Yaga ne se sont pas vus depuis longtemps, depuis que le grand frère a quitté le domicile familial, et sa petite sœur, pour aller vivre la vie de hobo sur les routes et chemins de fer des États-Unis. Lui écume le pays en bonimenteur de foire, elle s’est établie tout juste comme menuisière dans le Vermont. Un beau jour, un courrier bien étonnant les rassemble sur le port de New York. Une arrière-arrière-grand-mère ukrainienne, la dernière génération avant la migration aux États-Unis, leur a légué quelque chose à tous deux, ses plus jeunes héritiers. C’est avec, au choix, horreur, stupeur et amusement, que les deux Yaga découvrent sur les docks new-yorkais une caisse immense et, dedans une maison de type forestière, dressée sur deux puissantes pattes de poulet.

    Voyez : c’est Kali tragus, le soude-bouc, ou chardon de Russie. Une plante qui tient de la masse échevelée, des fleurs vertes qui se font aussitôt feuilles de la même couleur. Tige striée de rouge et de violet comme un poignet couvert d’ecchymoses. Les feuilles, donc, sont bordées d’épines aussi acérées que des aiguilles à coudre. Ne les maniez qu’avec des gants -ou ne les touchez pas, c’est préférable. Si les épines vous déchirent la peau, faites celui ou celle qui n’a rien senti. L’époque n’aime pas les geignards. Il y a de pires blessures que celle que vous inflige le chardon. Vraiment pires, bien pries.
    Le chardon de Russie se gorge de vie dans les climats les plus arides. Il prospère en terre inquiète -s’épanouit dans des lieux d’anormale violence. Dans les blés incendiés. Les champs assoiffés. Les terres fertiles ravagées par la maladie. Rien de cela ne l’empêche de survivre. De croître et de se multiplier. Croître, oui, de dix centimètres à près d’un mètre. Après sa mort, il se brise à ras du sol et voyage par le monde, semant ses graines en tout lieux. Le chardon se déplace comme une bête vivante, virevolte et valse dans le vent d’été, lèche la poussière et danse le shimmy dans les espaces désarticulés.

    Isaac et Bellatine sont des descendants de Juifs ukrainiens qui ont fui les pogroms et gagné, comme des milliers d’autres, une terre promise (parce qu’il paraît qu’en Amérique, il n’y a pas de chats). Mais de cette histoire, si ce n’est un nom de famille peu anglophone, un judaïsme pas très prégnant et un théâtre de marionnettes familial aux histoires teintées de folklore slave, ils ne savent pas grand-chose. L’arrivée impromptue de cette maison centenaire dans leur vie moderne les plongera brusquement dans ce passé, car la maisonnette est traquée par un danger qui semble venir de loin.

    Lectrice, lecteur, chardon qui échappe à ma peau, si tu as la flemme de lire plus avant, arrête-toi là et va chercher ce livre, parce que vraiment c’est un plaisir sans fin. L’histoire est passionnante, l’écriture superbe et le tout très intelligent et touchant. Voilà. Tu peux aller dans ta librairie/bibliothèque la plus proche.
    Sinon, pour creuser un peu plus, quand même, c’est ci-après.

    Il se nommerait Ombrelongue, celui qui recherche la maison. Homme au charme un peu suranné et à l’accent russe aussi désuet que plaisant, il aborde avec amabilité les inconnus avant de les envoûter, faisant ressortir leurs peurs les plus grandes et les rages enfouies. Violence, aveuglement et pulsion sont ses étendards à travers les années et les continents. Mais pourquoi court-il donc après cette maison qui court ? Est-ce une traque ou des retrouvailles ? Bellatine et Isaac, rejoints par Rummy, Sparrow et Shona, membres d’un groupe de folk underground, puis par Winifred, vont devoir apprendre à se faire confiance, découvrir l’histoire de leur famille et des histoires qui peut-être les entouraient dans le silence depuis longtemps.

    La référence à Baba Yaga est évidente, de l’isba jugée sur ses deux pattes de poulet au nom de famille de nos héros. Mais plus qu’une référence à une légende en particulier, c’est à tout ce qu’elle pourrait synthétiser et représenter que s’attache, me semble-t-il, GennaRose Nethercott. C’est à un folklore slave ici intégré et partagé par les communautés juives d’Europe centrale et de l’Est, et qui s’imprègne à son tour de l’histoire de ces shtetls qui ont vu les flammes des pogroms ravager leurs vies, avant que le tambours ne changent de rythme et d’origine mais pour le même destin poussé par la même haine.
    L’histoire de nos héritiers alterne avec l’histoire de l’isba, contée par elle-même et se jouant un peu de nous. Saurons-nous identifier le vrai du faux, le folklore de l’histoire, l’horreur imaginée de l’horreur réelle ? Qu’est-ce qui aura le plus de poids et au final le plus d’importance ? L’histoire de Baba Yaga est multiple (on en parle d’ailleurs pour et dans ce livre-ci) et ses symboliques variées, selon qui conte et ce qu’il veut dire. Il faut aussi parfois passer par des souvenirs, des histoires, des racontars, pour retrouver la trame d’un récit perdu dont l’ombre flotte seulement au milieu de bout de contes, de bouts de mémoires qui s’étiolent car plus personne ne les garde. La petite isba, dernier souvenir d’un shtetl détruit est désormais la seule gardienne de son histoire et de celle de ses habitants, mais aussi de ce que les hommes se font entre eux, de cette rage aveugle, cette violence brute qui, par un tour de passe-passe aussi incompréhensible qu’insupportable, est capable d’être oublié et de se répéter, ad lib.
    Le shtetl de Gedenkrovka porte en son nom le souvenir dont il a besoin pour continuer à vivre, il appelle à lui les témoins, les héritiers qui pourront se rappeler et dire que la violence la plus sourde, celle qui finit dans un océan de flammes, commence bien avant les premiers cris et les premières armes.

    C’est un hommage aux contes, au folklore, aux histoires qui disent tout pour que l’on oublie rien et qui sont souvent les premières qui doivent être tues lorsque le bruit des bottes et les claquements de talons deviennent trop forts. Avec beaucoup d’humour et de larmes, GennaRose Nethercott et sa poésie nous offre ici un roman absolument superbe, qui se dévore d’un coup et reste longtemps dans l’estomac, la peau et le cœur. On remercie et on rend grâce (on ne le fait jamais assez) au merveilleux travail de traduction d’Anne-Sylvie Homassel, parce que des livres comme ça on ne voudrait pas passer à côté, et nous avons la chance d’avoir des traducteurices qui nous les rendent à leur mesure. Merci.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel
    Éditions Albin Michel Imaginaire
    523 pages