Catégorie : Amérique du Sud

  • Après l’orage – Selva Almada

    En route pour aller rendre visite au pasteur Zack, le révérend Pearson et sa fille Elena tombent en panne au beau milieu de pas grand-chose, dans la province du Chaco au nord de l’Argentine. Par chance, un garagiste est dans les parages et s’attelle à la réparation. Mais celle-ci est laborieuse, le temps est long, et l’atmosphère se charge petit à petit d’électricité.

    Le mécanicien toussa et cracha quelques glaires.
    – Mes poumons sont pourris, dit-il, tandis qu’il passait le revers de sa main sur ses lèvres et se penchait une nouvelle fois sous le capot ouvert.
    Le propriétaire de la voiture s’essuya le front avec un mouchoir et glissa sa tête à côté de celle du mécanicien. Il ajusta ses lunettes fines et regarda l’amas de tuyaux brûlants. Puis il regarda le mécanicien, d’un air interrogateur.
    – Il va falloir attendre que les tuyaux refroidissent un peu.
    – Vous pouvez la réparer ?
    – Je pense, oui.
    – Et ça va mettre combien de temps ?
    Le mécanicien se redressa -il le dépassait d’une bonne tête- puis il leva les yeux au ciel. Bientôt, il serait midi.
    – En fin d’après-midi, elle sera prête, je suppose.
    – Il faudra que nous attendions ici.
    – C’est comme vous voulez. On n’a pas le confort, comme vous voyez.
    – Nous préférons attendre ici. Avec l’aide de Dieu, vous allez peut-être finir plus tôt que vous ne le pensez.
    Le mécanicien haussa les épaules et sortit un paquet de cigarettes de la poche de sa chemise. Il lui en offrit une.

    Le révérend et Elena d’un côté, El Gringo Brauer et Tapioca, son jeune aide de l’autre, ce sont deux mondes qui se rencontrent. Tombé dans la rivière et dans la foi au passage lorsqu’il était enfant, Pearson est devenu un prêcheur réputé et reconnu, un sauveur d’âme et dévoreur de péchés dans la communauté évangélique. Père célibataire depuis que sa femme est restée du mauvais côté de la portière, il élève Leni au fil de ses campagnes de prêche et d’évangélisation, en mouvement constant, fidèle berger qui rassemble ses brebis. El Gringo Brauer lui, semble aussi immobile que les carcasses des voitures qui entourent son garage. Sa seule religion tient au rythme des moteurs et à sa vie dans cette nature rêche et brutale dont il transmet les mystères à Tapioca, fils non-dit d’un coup d’un soir, que sa mère lui laisse un jour.
    Tandis que les deux hommes se jaugent, les deux ados se trouvent dans leur solitude. Le vent soulève la terre sèche et, défiant les prévisions météo, poussent vers nos protagonistes des nuages noirs lourds d’un déluge aussi violent qu’attendu.

    Pour ce premier roman, sorti chez nous en 2014, Selva Almada nous propose un huis-clos en plein air rempli de tension et d’une moiteur croissante. Homme de peu de mots et sans goût pour la religion, El Gringo Brauer voit d’un mauvais œil ce révérend bavard qui dispense ses grâces aux oreilles influençable de Tapioca. Le jeune garçon, peu loquace et sensible, trouve en effet un écho profond aux paroles du révérend, sentant une certaine lumière divine s’emparer de son cœur. Elena, elle, bien que profondément attachée à son paternel, est lasse de cette vie sur la route, sans amitié, sans attache, guidée par une foi qui semble tenir pour elle plus de l’habitude que de la croyance.
    Un duel se met en place dans cette torpeur pré-tempête, au milieu des carcasses rouillées et des chiens, pour le salut des âmes et le désir de choisir sa voie.

    Un excellent premier roman qui donne fort envie de découvrir les suivants (et compte sur moi pour m’y atteler^^), qui parvient en peu de pages à nous saisir dans ce western-maté riche d’une poésie aussi rude que pénétrante et qui cisaille la dureté de ses personnes à coup d’éclairs.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    136 pages

  • Eva et les bêtes sauvages – Antonio Ungar

    Eva est une jeune femme de bonne famille qui virevolte dans les milieux de la nuit. Drogue, alcool, sexe et fête sont les piliers de son quotidien. La naissance de sa fille Abril pourrait être un garde-fou, mais l’addiction est trop forte. Alors son diplôme d’infirmière en poche, Eva décide que la seule chose pour sortir de cette spirale mortifère, c’est de partir. De lien en lien, elle entend parler d’un dispensaire au milieu de la jungle, au cœur de l’Amazonie, dans la petite ville de Puerto Inírida. Sous les ordres du Dr. Andrade, entourée des prostituées du bordel de La Madrina, Eva va découvrir tout un écosystème, aussi déroutant que violent.

    La balle entra juste sous la clavicule, mais Eva ne ressentit aucune douleur. Elle entendit le bruit de la chair qui se déchirait, le bruit de son corps qui tombait au fond. Elle regarda son épaule et ne remarqua rien jusqu’à ce que sa poitrine et son dos commencent à s’imprégner. Elle se demanda si cela venait de l’eau stagnante du canoë, elle la trouva trop chaude. Elle réussit à soulever sa tête de quelques centimètres, juste assez, et la vue du sang et le choix de la douleur lui parvinrent en même temps. Une douleur qui ne ressemblait à rien qu’elle connût : trop forte pour les cris, pour les larmes, une douleur qui l’empêcha de bouger à nouveau et l’étouffa presque. Comme si elle n’était pas là, comme si tant de souffrance l’avait projetée hors de son corps, elle se demanda si la balle avait traversé son cœur, si elle avait fait éclaté une artère. Peut-être que c’était comme ça que tout finissait.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos

  • Les brises de décembre – Marvel Moreno

    Nous sommes à Barranquilla, dans les années 50 puis les suivantes. On croisera Lina, Dora, Catalina, Beatriz et leur famille, représentantes de la bourgeoisie colombienne, qui descendantes de colonisateurs espagnols, d’immigrés italiens, les blancs, les métisses, les branches paysannes… De leur jeunesse, celles de leurs aïeux, à leur mort ou presque, on plongera dans les strates les plus malsaines et les plus violentes de la bonne société barranquillera.

    « Je suis le Seigneur, ton Dieu, le puissant, le jaloux, qui punit la méchanceté des parents chez leurs enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
    Car la Bible, qui, aux yeux de sa grand-mère, renfermait tous les préjugés capables de rendre l’homme honteux de ses origines, et non seulement de ses origines, mais aussi des pulsions et désirs inhérents à sa nature, transformant le bref instant de la vie en un enfer de culpabilité et de remords, de frustration et d’agressivité, la Bible, donc, contenait également toute la sagesse d’un monde qu’elle avait aidé à créer depuis l’époque où elle fut écrite, et il fallait la lire soigneusement et méditer sur ses affirmations, pur aussi arbitraires qu’elles parussent afin de comprendre parfaitement le pourquoi et le comment de sa propre misère et de celle d’autrui. Ainsi, lorsque quelque événement venait troubler la surface confuse, bien qu’à première vue sereine, des existences identiques qui, depuis plus de cent cinquante années, avaient constitué l’élite de la ville, sa grand-mère, assise dans une fauteuil en osier, au milieu de la cacophonie des grillons et de l’air dense, écrasant, de deux heures de l’après-midi, lui rappelait la malédiction biblique, en lui expliquant que les faits, ou plutôt leur origine, remontaient à un siècle, ou plusieurs, et qu’elle-même, sa grand-mère, s’y était attendue depuis l’âge de raison, depuis qu’elle était capable d’établir des liens de cause à effet.

    Ces vies nous les découvrons par le regard de Lina, qui raconte ses aventures et celles de ses amies, au fil des années, à trois femmes : sa grand-mère Jimena et ses grands-tantes, Eloisa et Irene. Toutes les trois connues et respectées, craintes, avec leur aura de mystère voire de scandale. Comme le dit dès le début la grand-mère, les événements qui viennent heurter la vie de sa petite-fille et ses amies n’arrivent pas de nulle part. À chaque nouveau scandale, nouvelle question, nouveau mariage, les trois anciennes, telles les Parques de Barranquilla, déroulent le fil des années antérieures, des vies précédentes, remontant à l’origine des familles et des folies qui s’égrainent à chaque génération. Les violences conjugales, les jalousies, les revanches, les vengeances… Chaque jeune fille récupère dans son corps et son foyer son histoire et celle du mari et avance avec les armes qui viennent avec. Immobilisme, folie ou libération.
    Marvel Moreno est une figure importante des lettres colombiennes, qui a passé une grande partie de sa vie en France, où elle est morte en 1995. Longtemps oubliée en Colombie et dans les autres pays hispanophones, elle commence à revenir sur le devant de la scène. Issue elle-même de la haute société de Barranquilla, elle fréquente pendant un temps les cercles littéraires au même moment que Gabriel Gárcia Marquez. Dans Les brises de décembre, elle nous emmène dans ce milieu qu’elle connaît si bien pour en montrer la violence sourde, le lourd silence et la manière dont le patriarcat pose des chaînes de fer sur les femmes et les filles.
    En trois partie, on creuse donc la vie de trois amies de Lina, sous le regard et l’analyse pointue, parfois silencieuse, mais toujours très lucide et intelligente, de l’une de ses aïeules : Jimena, Eloisa, Irene. Elles connaissent l’historique de chacune de ses jeunes femmes, elles qui ont fréquenté en leur temps leur mère, grand-mère, père ou oncle. Chaque partie est également introduite par une citation biblique et son commentaire par l’aïeule avec qui Lina échange. L’héritage, la rébellion, la différence sont les tremplins pour découdre les violences de toutes sortes qui émaillent leur vie. Il n’est pas de manichéisme ici non plus : si les femmes sont les victimes d’un système de domination tant sociale que patriarcal, inférieures en tant que femmes mais pourtant précieuses en même temps, garantes de l’honneur et de la vertu de la famille et du couple, les hommes ne sont pas violents par nature, chacun-e est l’héritier-e de son histoire, qui vient peser et posséder selon les marges de liberté autorisées. L’une peut s’en arroger plus, attraper un coin de liberté et s’en emparer, en conscience du déclassement qui ira avec et qui pèsera tant sur elle que sur ses enfants. L’histoire dira si les enfants en garderont la liberté ou l’opprobre.

    C’est un roman extrêmement fort, complexe et engagée, qui exige de toi toute ton attention, l’autrice aimant les digressions et circonvolutions pour agréger à la trame quelques détails, anecdotes et saillies piquantes sur les situations, mais jamais pour rien. On y trouvera aussi une critique de la religion qui réchauffe le cœur et de sublimes parties poétiques et un peu mystiques, un jeu de miroirs, de recherches porté par les brises chaudes de décembre.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Eduardo Jiménez
    Éditions Pavillons poche – Robert Laffont
    483 pages

  • Histoire d’un chien mapuche – Luis Sepúlveda

    C’est l’histoire d’un chien qui accompagne un groupe d’hommes blancs, dans les montagnes et la forêt. Ce groupe d’hommes en cherchent un autre, et le chien doit le traquer. Un « indien ». Mais si le chien, attentif et inquiet, cherche le jeune Mapuche, ce n’est pas pour les mêmes raisons que les hommes.

    La manada de hombre tiene miedo. Lo sé porque soy un perro y el olor acido del miedo me llega al olfato. El miedo huele siempre igual y da lo mismo si lo siente un hombre temeroso de la oscuridad de la noche, o si lo siente waren, el ratón que come hasta que su peso se convierte en lastre, cuando wigña, el gato del monte, se mueve sigiloso entre los arbustos.
    Es tan fuerte el hedor del miedo de los hombres que perturba los aromas de la tierra humeda, de los árboles y de las plantas, de las bayas, de los hongos y del musgo que le viento me trae desde la espesura del bosque.
    El aire también me trae, aunque levemente, el olor del fugitivo, pero él huele diferente, huele a leña seca, a harina y a manzana. Huele a todo lo que perdí.
    – El indio se oculta al otro lado del río. ¿No deberíamos soltar al perro? – pregunta uno de los hombres.
    – No. Está muy oscuro. Lo soltaremos con la primera luz del alba – responde el hombre que comanda la manada.

    La troupe d’hommes a peur. Je le sais parce que je suis un chien et que l’odeur acide de la peur arrive à mon odorat. La peur sent toujours de la même manière, que ce soit un homme qui a peur dans l’obscurité de la nuit, ou waren, le rat qui mange jusqu’à ce que son poids devienne un fardeau, lorsque wigña, le chat sauvage, avance en secret parmi les broussailles.
    La puanteur de la peur des hommes est si forte qu’elle trouble tous les parfums de la terre humide, des arbres et des plantes, des baies, champignons et mousses que le vent m’apporte depuis le fond de la forêt.
    L’air m’apporte aussi très légèrement l’odeur du fugitif, mais elle est différente, elle sent le bois sec, la farine et la pomme. Elle sent tout ce que j’ai perdu.
    – L’Indien se cache sur l’autre rive. On ne devrait pas lâcher le chien ? demande l’un des hommes.
    – Non. Il fait trop noir. On le lâchera aux premières lueurs de l’aube – répond l’homme qui commande la troupe.

    Traduction Anne-Marie Métailié

    Avec ce roman, Luis Sepúlveda veut d’abord rendre hommage aux histoires que lui racontaient ses grands-parents, et notamment un grand-oncle Mapuche. Des histoires de renards, de condors, de chats sauvages et autres animaux, contées aux enfants en mapudungun. Bien que ne comprenant pas la langue, Sepúlveda comprenait les histoires et y trouvait une partie de son héritage, lui-même Mapuche. Il nous ramène donc sur les terres de son enfance, de ses ancêtres, en Araucanie, la terre des Mapuches, des « Gens de la Terre ».
    Le chien Afmau, Loyal, a été sauvé par nawel, le jaguar, alors qu’il n’était qu’un pichitrewa, un chiot perdu dans la montagne. Déposé par nawel dans un village mapuche, il grandit auprès de Aukamañ, son frère-homme. Le petit garçon et le chiot deviennent vite inséparable, mais un beau jour, un groupe armé surgit dans le village et bouleverse leur vie. Aukamañ en fuite, le chien est capturé par les hommes blancs. Alors qu’il doit traquer un homme blessé, Loyal reconnaît l’odeur de sa jeunesse et des belles années auprès de son presque frère. Il n’aura de cesse de vouloir le retrouver pour le sauver.

    Comme nous l’avions vu avec Histoire d’un escargot… Luis Sepúlveda ne craint pas de raconter la dureté, voire la violence de la vie aux enfants, toujours avec beaucoup de sagesse et de philosophie. Il raconte ici, à hauteur de chien, l’histoire de la spoliation des terres des Mapuches, l’assassinat et la traque des peuples indigènes et leur révolte pour faire valoir leurs droits. Il nous transmet aussi, en parsemant le récit d’Afmau de mots mapudungun, la manière de voir des Mapuches, leur rapport à la terre, à la nature et aux autres. Très critique sans non plus tomber dans l’essentialisation d’un combat nature/civilisation, Sepúlveda décrit l’injustice, le combat pour la vie, l’amitié, la loyauté et l’importance de vivre avec le monde plutôt que contre lui. Tu vas pleurer, lectrice, lecteur, ma küdemallü, mais ce sera beau, comme toujours.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié
    Éditions Métailié
    98 pages

  • Bariloche – Andrés Neuman

    Tous les matins, Demetrio et Negro embarquent dans leur camion pour écumer les rues encore désertes de Buenos Aires et les vider de leurs ordures. Ensuite ils prennent un café au bar, toujours le même, même table, mêmes habitués. Puis Negro file à son deuxième travail. Demetrio rentre chez lui, et fait des puzzles ou bien va acheter des puzzles. Pas n’importe lesquels : des puzzles représentant des vues de Bariloche, où il a grandi.

    Quatre heures venaient de sonner quand Demetrio Rota éclaira légèrement la nuit de sa tenue fluorescente. Presque sans réfléchir, il lança un crachat dans la grille d’une bouche d’égout. Il se réjouit d’avoir visé juste. La bouffée moite du Ro de la Plata remontait du port le long de l’avenue Independencia pour aller s’atténuant jusqu’à l’avenue 9 de Julio, où le souffle hivernal de Buenos Aires campait à son aise : épais, continu, corrosif. Le froid n’était qu’un détail.
    Près du camion, qui dégageait une chaude odeur de moteur et d’ordures, de peaux d’orange, d’herbes à maté et d’essence, Demetrio Rota et son camarade grelottaient avec une indifférence d’Esquimaux. Balance les sacs, balance-les-moi, lui criait Negro. Demetrio n’entendait pas. Il regardait la bouche d’égout sans bouger, la tête rentrée dans les épaules comme s’il avait oublié de les baisser. Allez, grouille, qu’est-ce tu fous ? Demetrio l’avait très bien entendu, mais il demeurait figé, les sacs à ses pieds tel un bataillon de bestioles dégoûtantes. Je te signale qu’il est déjà cinq heures, on va tous les deux se foutre dans la merde, Demetrio. Alors celui-ci soupira et se baissa pour envoyer le premier sac à Negro. La bouche d’égout laissait entendre un lointain écoulement, tout au fond.

    Bariloche, dans une géographie fantasmée, c’est un peu Saint Moritz dans les Andes : des montagnes, des sapins, des lacs et du ski. Grande destination touristique pour toute l’Amérique du Sud, c’est aussi une région d’exploitation forestière, domaine dans lequel travaillait le père de Demetrio, avant la fermeture. Pour lui, Bariloche ce sont les souvenirs âpres de la rudesse paternelle et de la tendresse du premier amour. À travers ces puzzles qu’il acquiert et complète, ce sont des morceaux de son passé qui apparaissent et disparaissent, illusions volatiles et rêves lourds dans l’esprit de Demetrio. Au milieu des montagnes de déchets de la capitale, il se sent de plus en plus déconnecté, poupée mécanique d’un jeu qui lui échappe ; les habitudes se troublent, ne rassurent plus, les amours arrachées sont sans espoir car il est incapable de penser son futur.
    Demetrio n’appartient ni à son présent, à ces rues de Buenos Aires qui alignent les destinations lointaines comme les ordures et les âmes ignorées ; ni à son passé, morcelé entre les souvenirs rudes et les images d’Épinal de ses puzzles, une échappatoire illusoire qui ne trompe pas. Détaché, égaré, Demetrio trouvera-t-il une attache, une carte, une boussole, pour retrouver un semblant de sens ?

    Andrés Neuman a décidément beaucoup de talent, notamment celui de nous raconter des personnages faillibles, touchants et perdus. Après le voyage autour du monde, du temps et de la vie de Yoshie Watanabe dans Fracture, il nous emmène, dans un format beaucoup plus court mais tout aussi beau et intense, auprès d’un homme qui a déjà perdu sa route et qui semble se demander s’il faut vraiment la retrouver. Avec poésie et humanité, Andrés Neuman dresse une géographie argentine qui montre les gouffres et les frontières internes, et raconte les cartes fragiles et éphémères que l’on dessine pour se retrouver.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco
    Éditions Buchet-Chastel
    180 pages

  • Patagonie route 203 – Eduardo Fernando Varela

    Parker, saxophoniste à temps perdu, parcourt au volant de son camion les routes secondaires de Patagonie. Chargé de produits pas toujours bien déclarés, bossant pour une entreprise pas toujours bien réglo, il se repaît de sa solitude et des étendues désertiques et sauvages de ce bout du monde soumis aux caprices d’un vent incessant. Mais au détour d’une bourgade au nom mal définie, un stand de Chamboultou et sa tenancière vont faire chavirer son cœur. Voulant à tout pris la revoir, Parker se lance dans un jeu de piste à travers la géographie très incertaine et changeante de Patagonie.

    La route traversait la steppe et s’étendait comme un trait sinueux entre collines et vallées, puis montait et descendait par les flancs, si bien que la ligne de l’horizon s’inclinait, restant dans cette position pendant des kilomètres comme si elle flottait en l’air. Vers la cordillère, le continent courbait l’échine comme un félin prêt à bondir ; vers l’océan, le ciel et l’horizon se disputaient une immense plaine. Le vent qui descendait des glaces éternelles agitait les herbages d’une caresse nerveuse comme s’il dépeignait la terre. Quand les rafales se mêlaient à la brise de mer, d’énormes tourbillons de poussière grimpaient au ciel en lentes spirales. Au loin, confondu avec le paysage, le camion roulait en oscillant à un rythme qui semblait sourdre des profondeurs de la planète. Les courbes molles du terrain lui donnaient des allures de serpent paresseux et, plus qu’un déplacement, c’était un glissement, une reptation liquide sur la surface inclinée.
    Parker conduisait le regard fixé sur la route, sans ciller, une main appuyée sur le volant et l’autre sur le dossier du siège, comme s’il étreignait un invisible passager. Après des heures de solitude et de vide, il voyageait hypnotisé par le mouvement lent et régulier, l’esprit dans le vague, bercé par le roulis. Rien d’autre autour de lui qu’un immense désert limitant le reste de la planète et ses conventions, mais ici, dans la solitude amplifiée par l’espace, le conducteur n’était limité que par ses propres règles et caprices.

    En général, de par nos contrées, lorsque l’on pense à la Patagonie on pense Terre de Feu, glaciers, mer sauvage et randonnée. La Patagonie de Parker, qu’il parcourt en long, en large, en travers et en camion est un paysage aussi sauvage que désolé, tailladé de lignes droites croisant des lignes courbes vallonnant les pentes de la cordillère et les falaises de l’Atlantique. Ces routes principales, secondaires voire tertiaires sont parsemées de villages plus ou moins vivants et plus ou moins peuplés, souvent moins, d’ailleurs. On s’arrête à Jardín Espinoso ou Mula Muerte, on longe le Salar Desesperación, on tombe en panne à Teniente Primero López. Mais peut-être est-ce El Suculento ou Teniente López tout court, d’ailleurs. Ici, les gens sont à l’image du paysage, comme on dit : fluctuants, rudes et peu subtils. Ou trop subtils.
    Parker les déteste, eux qui sont incapables de répondre simplement à une question. Solitaire invétéré, chaque arrêt est un jeu de cache-cache pour éviter ses pairs et chaque interaction avec les gens du cru un calvaire. Jusqu’à Maytén, la belle, l’incroyable Maytén. Pourrait-elle tomber sous le charme, elle qui vit dans un mariage qui n’a jamais été très heureux, qui rêve de fuir ce Sud sauvage qui la tient captive, de cette fête foraine minable et des deux Boliviens illuminés qui tiennent lieu d’employés ? Quelle vie Parker pourrait-il lui offrir, lui qui fuit comme la peste tout ce qui fait vibrer Maytén : les lumières de Buenos Aires, les discussions, les brouhahas des foules ? Et que vient faire dans tout ça la sombre histoire d’un éventuel sous-marin nazi naufragé ?

    Premier roman d’Eduardo Fernando Varela, à qui l’on doit le très très bien Roca Pelada, on trouve ici des thèmes qui feront écho dans son second roman : un héros attaché à sa solitude et aux espaces arides et isolés, des personnages secondaires rocambolesques qui lui mènent une vie impossible, quelques légendes (ou pas ?) des peuples du passé, une géographie revisitée, vivante, qui fait du paysage un personnage à part entière capable de transformer le destin des protagonistes. On y trouve aussi cet humour absurde qui rend chaque situation un peu aberrante et oblige notre héros à se confronter au monde et un peu à lui-même. Et surtout ce ton doux-amer et mélancolique qui nous rappelle que, comme dans la vie, dans les romans le gentil héros touchant et un peu rustre n’est pas sûr de finir heureux et amoureux, car c’est le vent, souffle moqueur du destin, qui joue avec les chemins de chacun.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions J’ai Lu/Métailié
    360 pages

  • Tupamadre – L. Etchart

    Lucía est la petite dernière d’une famille multiplement décomposée et recomposée. Deux sœurs et un frère avec qui elle partage des parents, un chat, une ville (Montevideo), deux langues. La sienne, l’espagnol, et la leur en partie, le français. Ses parents ont été membres des MLN – Tupamaros dans les années 60-70 (à vérifier), et ont vécu en exil en France pendant plusieurs années. Lucía, arrivée plus tard, ne connaît que l’Uruguay, les rues de Montevideo, et ces femmes qui semblent reconnaître sa mère dans la rue.

    Mon pere il a touché a rien. Il touche pas. Il s approche pas. Il dort de son coté. Tes lunettes sont la. Ton livre marqué a la page 69. Trop drole. Tes médicaments. L ampoule de morfine ouverte, remplie. Je caresse tes lunetes. Je colle mon nez a ton oreiller. j ouvre ton tiroir. Tes collections. Tes petites boites avec dedans des boites plus petites avec dedans toutes sortes de petites merdes. Une dent, une chaussete bébé, tous les petits mots que je tai fais pour tes aniversaires, des cailloux, des tickets de bus, des feuilles seches, des bouts d ongles ?
    Des chouchous des bouts de tissu. Cest infini.
    Et la
    Derriere tout
    Au fin fond du tiroir
    Un tout petit carnet.

    Le français, c’est la langue dans laquelle elle nous raconte ces vies. Un français bien à elle, imprégné de sonorités personnelles, badigeonné de castillan et gratiné de parler, un français qui ferait hurler l’Académie (pour notre plus grand plaisir) et qui nous précipite dans ses pensées. Peut-être est-ce une petite revanche personnelle, elle qui entendait sa mère et ses sœurs parler dans cette langue étrangère quand elle était enfant et que le reste de la famille ne voulait pas qu’elle comprenne. Peut-être est-ce par défi, elle fille de révolutionnaires, queer, cherchant un autre modèle, un bien à elle. Peut-être est-ce parce que parfois il faut pouvoir inventer sa propre langue, sa propre orthographe et sa gram-mère pour que le récit soit au plus près du vécu et que le vécu colle à l’histoire.

    L’histoire, justement. C’est la sienne et celle de sa famille, celle de sa mère surtout. Cette femme forte et étrange, un peu étrangère sur les bords à sa propre fille. Cette femme que d’autres appellent par un autre nom, qui tait son passé, n’en laisse échapper que des morceaux qui risquent de s’effriter si Lucía pose une question ou respire au mauvais moment de la narration. Une mère qui tombe malade et qui s’apprête à disparaître avec toute l’histoire. Verónica/Susana/María.
    L’histoire à elle, à Lucia, qui dès petite se sait différente, une gouine comme une autre mais pas une petite fille comme les autres, qui essaie de cacher sa queerness avant de la vivre pleinement. Une fille pour qui les putes sont des « meufs wow » et la cumbia prend ses airs de « palala ». Dont le frère aîné, absent, se nomme Liber Túpac et dont l’absence et le nom contiennent déjà une part de l’histoire familial. Et dont la mère est apostrophée, parfois dans la rue, par des femmes très émues.

    C’est le cancer qui tombe en dernier sur sa mère, un mauvais, qui ronge le corps et attaque ce temps déjà insaisissable. Les corps changent, se meuvent, s’affaissent. Les identités maternelles multiples permettent de mettre à l’écart un temps la maladie, mais l’organisme est insensible aux alias.
    Au fil de cette langue hybride, intime et puissante, Lucía replonge dans ses souvenirs, convoquant la mère seule, la famille, les ami-es qui convoquent eux-mêmes le passé, la France, la prison, les non-dits. On découvre une personne, une autre, puis une autre, qui émergent dans les remémorations, les rêves, les listes et les télénovelas, points d’accroche pour plonger dans les non-dits d’une lutte passée qui a laissé des traces cachées tant dans le pays, dans la famille que dans les combattants.

    Avec sa langue propre, L. Etchart propose une autre manière d’aborder cette recherche intime et politique en prenant le contre-pied de tout pour trouver peut-être sa propre compréhension de tout cela.

    Éditions Terrasses
    209 pages

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  • Histoire d’un escargot qui découvrit l’importance de la lenteur – Luis Sepúlveda

    Dans la prairie vivent de nombreux animaux, bercés par le vent, la rosée et les rayons de soleil. Parmi eux, une petite colonie d’escargots se sent proche du paradis dans la région du Pays des pissenlits, où cette nourriture si délicieuse présente en abondance les enchante. Mais l’un d’eux pourtant, se pose des questions. Pourquoi eux, escargots, sont-ils si lents ? Et pourquoi n’ont-ils pas chacun un nom qui leur soit propre ? Empli de questions et se heurtant au mur de ses congénères, notamment les plus âgés d’entre eux, notre petit escargot va entamer un périlleux voyage jusqu’aux limites du pré pour trouver les réponses à ses questions.

    En un prado cercano a tu casa o la mía, vivía una colonia de caracoles muy seguros de estar en el mejor lugar que pueda imaginarse. Ninguno de ellos había viajado hasta los lindes del prado, y mucho menos hasta la carretera de asfalto que empezaba justo donde crecían las últimas briznas de hierba. Y como no habían viajado, no podían comparar y, así, ignoraban que para las ardillas el mejor lugar estaba en la parte más alta de las hayas, o que para las abejas no había lugar más placentero que los panales de madera alineados en el otro extremo del prado. Los caracoles no podían comparar y no les importaba, pues para ellos aquel prado, en el que alimentadas por las lluvias crecían en abundancia las plantas de diente de león, era el mejor lugar para vivir.

    Dans un champ près de ta maison et de la mienne vivait une colonie d’escargots certains de se trouver au meilleur endroit possible. Aucun n’était allé jusqu’aux limites du pré et encore moins jusqu’à la route goudronnée qui commençait juste à l’endroit où poussaient les derniers brins d’herbes. Comme ils n’avaient pas voyagé, ils ne pouvaient pas faire de comparaison et, ainsi, ils ignoraient que pour les écureuils le meilleur endroit se trouvait dans la cime des hêtres, ou que pour les abeilles il n’y avait pas d’endroit plus agréable que les ruches de bois alignées à l’autre extrémité du champ. Ils ne pouvaient pas comparer et cela leur était égal, car pour eux ce champ arrosé par les pluies où poussaient en abondance les dents-de-lion – les pissenlits- était le meilleur endroit pour vivre.

    Traduction Anne-Marie Métailié

    Ahlala, lectrice, lecteur, ma fleur de pissenlit partie dans le vent, quelle histoire que celle de ce petit escargot ! Bien installé au milieu des acanthes et des pissenlits, il n’est pourtant pas serein, traversé par ses questions qui lui semblent primordiales. Menacés d’exil par ses camarades s’il continue à les embêter, il prend le taureau par les cornes (d’escargot) et part de lui-même, décidé à ne revenir que quand il saura. Mais comme un pré, aussi petit soit-il, est un territoire immense à hauteur et vitesse de gastéropode ! Il rencontrera d’abord un hibou, puis une tortue qui, riche de son expérience aussi belle que tragique auprès des humains, saura lui apporter des pistes de réflexion à lui qui, à l’abri de ses pissenlits, ne connaît que peu du monde. Mais ce périple prendra une tournure dramatique lorsqu’il découvrira la terrible menace qui s’apprête à s’abattre sur le pré. Il lui faudra bien tout son courage pour prévenir et convaincre les siens et les autres, et entamer un nouveau voyage vers l’inconnu.

    Avec sa poésie légère et profonde, teintée d’une mélancolie qui te mettra la larme à l’œil plus souvent qu’à ton tour, Luis Sepúlveda nous emmène dans un récit initiatique semé d’embûches, de rencontres et d’obstacles, une aventure qui fera émerger chez notre petit héros les valeurs profondes qu’il porte en lui et la violence aveugle de son environnement. Entre rester chez soi les yeux fermés en niant l’inévitable ou tenter malgré tout de se battre et survivre, trouver le courage de s’opposer, de créer quelque chose de nouveau, l’escargot a choisi.

    Comme notre petit escargot, gardons bien en tête que de soi-disant défauts peuvent devenir les plus grands atouts, et que c’est en interrogeant le monde ensemble qu’on peut le comprendre.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié
    Éditions Métailié
    96 pages

  • Un amour hors du temps – Carmen Yañez

    Carmen a quinze ans lorsqu’elle rencontre pour la première fois Luis, alias Lucho, un ami de son grand frère. Elle se sait déjà poétesse et lui était intrigué. Ce sera l’amour, le vrai. Un amour pas complètement accepté par sa famille à elle, qui voit d’un mauvais œil ce garçon avec des ascendances indigènes, un peu bohème et déjà militant. Peu leur importe. Ils forceront le destin, se marieront, auront un enfant. Mais un 11 septembre, c’est le destin du Chili qui sera forcé par les armes. Ce sera la résistance, la lutte, l’emprisonnement, la torture et l’exil. Cette vie incroyable, dont ce résumé n’est que le début, n’est pas un roman. C’est celle de Carmen Yáñez et Luis Sepúlveda.

    L’an 2020, la pandémie arriva en Espagne et toucha notre maison en l’endeuillant à jamais, emportant mon Lucho, mon point de référence dans le monde, mon complice, mon amour, mon compagnon.
    J’écris pour avoir et conserver la mémoire, parce que sans elle il n’est pas de futur, j’écris pour ne pas oublier que la terreur de l’enfer est ici, coexiste avec nous, est un éternel combat fratricide entre le bien et le mal, et nos seules armes sont cette feuille blanche qui espère recueillir et transmettre des histoires fantastiques capables de nous faire connaître d’autres réalités, d’autres rêves plus ou moins semblables aux nôtres, et une plume qui puisse rétablir la justice et l’équité ; et parce que les histoires ne suffisent pas à raconter la pulsation, l’intimité, les clairs-obscurs des événements confrontés aux petites choses dont se nourrit la vie, au quotidien du temps et de l’espace.

    Je ne te présente pas Luis Sepúlveda, tu dois le connaître au moins de nom, et tu as peut-être même étudié Le vieux qui lisait des romans d’amour au collège. Moi, je l’ai connu comme ça, et figure-toi qu’il est toujours étudié, ce roman, et ça me fait chaud au cœur. Si le romancier chilien est extrêmement connu et populaire, on connaît moins Carmen Yáñez, la poétesse chilienne qui a été deux fois sa femme. Une première fois lorsque l’espoir au Chili portait le nom de Allende. Les deux amoureux, convaincus par le programme et la vision du candidat puis président chilien, ont voulu voir dans sa présidence les racines d’une nouvelle société. Mais le 11 septembre 73, sous le bruit des bottes et le rugissement des avions, le rêve s’effondre. Quelques années plus tard, c’est leur couple qui s’éloigne, la clandestinité et la résistance ne laissant pas de place pour autre chose. Entre les moments tendres et intimes, les oppositions familiales et les voyages, elle raconte l’histoire d’une jeunesse qui s’est vue brisée en plein élan. Elle raconte les coups rageurs des militaires contre les portes à l’aube, les arrestations, les disparus qui s’égrainent sur un mauvais air. Elle raconte la Villa Grimaldi et la torture. Puis l’exil.
    Vingt ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, à coup de téléphone et de courrier, les liens se retissent entre les deux anciens amoureux, et c’est le début d’une nouvelle histoire. Chacun a fondé une famille, en Suède ou en Allemagne, et pour leur seconde vie, celle qui mettra un terme à l’exil, qui créera un nouveau foyer de joie, de chaleur et de littérature, ils choisissent les Asturies, Gijón, la langue.

    Un amour hors du temps, hors des frontières, loin d’un pays qui n’existe plus et dans un monde qui oscille, qui vacille entre révoltes sociales et politiques réactionnaires. Alors que le Chili ne sait plus sur quel pied danser, que dans de nombreux pays les crimes des dictatures militaires sont remis en question voire justifiés, le récit de Carmen Yáñez est un témoignage indispensable sur ce que font les dictatures, de la fragilité des peuples et de la puissance de la littérature. Luis Sepúlveda Calfucura a porté dans son œuvre cette lutte et les valeurs qui l’ont enflammé, qui l’ont fait emprisonné, torturé et poussé à l’exil. Un amour hors du temps est un hommage émouvant à cet écrivain majeur de la littérature mondiale, à un amour qui a pu transcender les obstacles et le portrait d’une femme touchante, puissante, qui a pris le risque de tout perdre, d’une poétesse qui continue de porter dans son œuvre son histoire et de transmettre celle de Luis Sepúlveda. Un morceau de vie et d’histoire qui rappelle combien l’intime, l’art et la politique s’entrechoquent, et qu’il faut lire, lire et lire.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Albert Bensoussan
    Éditions Métailié
    168 pages

  • Roca Pelada – Eduardo Fernando Varela

    Le lieutenant Costa est le chef de la Garde-Frontière du col de Roca Pelada. Sis à 5000 mètres d’altitude, il est le plus haut point de contrôle d’une frontière entre deux états qui sillonne volcans et altiplano. La garnison de la Garde-Frontière fait face à celle de la Ronde des Confins, le détachement du pays ennemi. Perché au-dessus des nuages, soumis aux vibrations et orages électriques d’un désert de roche, le col fait peser sur les militaires qui l’habite sa minéralité hors du temps. Le lieutenant Costa, militaire consciencieux, tente de faire régner l’ordre, la discipline et le renseignement parmi ses hommes, mais le départ de son vis-à-vis va venir chambouler ses certitudes.

    Le détachement du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la panète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux milles mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où ne pouvait subsister longtemps aucun type d’organisme, la nature n’y permettait que brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau sur un sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. Séismes, effondrements, éclairs terrifiants faisaient de chaque minute passée sur ces cratères un défi aux éléments. L’ivresse des sommets, les hallucinations et la perturbations des fluides qui provoquait des œdèmes mortels étaient une menace constante. La vie quotidienne dans ce lointain poste-frontière avait ses règles propres, même si personne ne savait précisément lesquelles. Une géographie indomptée, les énormes distances et l’absence de chemins dissuadaient le passage par ces cols aberrants à près de cinq mille mètres qui ne menaient nulle part ailleurs qu’au ciel.

    Il l’aime, son col, le lieutenant Costa. Pour des raisons bien mystérieuses, même pour lui, il ne se voit pas quitter son détachement, les volcans, la petite puma qui parcourt l’altiplano. Entouré du sergent Quipildor, qui a une fâcheuse tendance à l’ironie et à une douce insoumission, et d’une bande de soldats arrivés des régions tropicales du pays pour qui l’adaptation à l’altitude, au froid et aux roches est quelque peu compliquée, Costa semble le seul avec un minimum de jugeote. Ou peut-être le plus largué de tous. Quel sens peuvent avoir les règles, ordres et autres missions d’espionnage sur une ligne frontière que chaque partie détourne à son tour, comme un jeu d’échecs qui glisse d’une ambition stratégique à celle d’occupation des longues journées sans temps. Loin du monde et de la vie, les garnisons de Roca Pelada évoluent dans l’oubli et l’immobilisme. Alors le jour où le lieutenant Gaitán, responsable des carabiniers de la Ronde des Confins, obtient une mutation, c’est un bout du monde de Costa qui s’ébranle. Et lorsqu’arrive la capitaine Vera Brower, seule femme à des centaines de kilomètres et des décennies, Costa sent remonter en lui des désirs, tant émotionnels, charnels que philosophiques. D’autant que la capitaine semble arriver avec une mission bien précise.

    Lectrice, lecteur, mon immensité, je t’enjoins de te promener sur cet altiplano hors du monde. Sur un postulat qui ne manque pas de rappeler le merveilleux Désert des Tartares, Eduardo Fernando Varela dévie vers le burlesque et l’absurde avec des personnages complètement décalés perdus dans des situations ubuesques. Avec humour et malice, il nous dépeint le quotidien infini de cette vie sur un poste-frontière régulièrement oublié de la hiérarchie de la plaine, qui vit grâce à l’arrivée intermittente d’un train qui passe son temps à sillonner les pentes abruptes et les landes désertes de la cordillère. Au milieu des volcans culminant à 7000m, des champs de geysers et des cratères minés (ou pas), une ligne blanchie à la chaux marque la limite mouvante entre deux pays en froid plus qu’en guerre qui se volent régulièrement qui 2 km ici et qui une météorite là. Parsemé de mystérieuses apachetas qui popent hors des pierres comme des champignons et parcouru parfois par des groupes de personnes issues d’on ne sait où, fantômes des populations incas ou promeneurs modernes (les deux étant aussi improbables l’un que l’autre), Roca Pelada exacerbe l’absurdité et la vanité des conflits de pouvoir et des luttes de domination. Car là-haut, où prime la survie, l’adaptation et l’isolement, les tensions et les mètres gagnés n’ont pour résultat que d’agrandir un désert et en faire surgir son silence et son éternité.

    Étrillant avec humour et finesse le ridicule des conquêtes et des frontières, Eduardo Fernando Valera nous livre ici un roman passionnant et caustique qui nous laisse avec une envie furieuse de se réfugier dans l’altiplano, loin de la bêtise humaine pour déambuler parmi cette faune prise d’une folie douce qui est, peut-être, ce qui se rapproche le plus d’une lucidité tranquille.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions Métailié
    352 pages