Catégorie : Amérique du Sud

  • Zona cero – Gilberto Villarroel

    Gabriel est un journaliste habitué aux zones de guerre. Mais alors qu’il est sur la plage de Pichilemu, face au Pacifique et dos à Santiago, à observer des surfeurs courir sur la page et plonger dans les vagues, tandis que sa compagne, Sabine, il apprend au téléphone qu’elle est enceinte, il n’imagine pas que tout son univers s’apprête à devenir l’une de ces zones de guerre. Car soudain, la terre se met à trembler, la mer se retire, et l’enfer surgit.

    C’était une chaude nuit d’été à Pichilemu. Précédée par son ronronnement asthmatique, la Volkswagen de Gabriel Martinez se traînait sur le pavé brûlant de la rue principale de la ville en direction du bord de mer. Elle s’arrêta près du centre culturel Agustin Ross, un bâtiment qui abritait précédemment un casino du début du XXème siècle.
    Gabriel descendit de voiture et marcha le long du parc situé au pied du vieil édifice. De nuit, ses volumes en piteux état – alors que du temps de sa splendeur, le bâtiment se démarquait par son élégance- donnaient l’illusion d’un manoir gothique comme ceux que l’on trouvait sur les photogrammes des films d’horreur à petit budget.
    Il prit un chemin en pente qui conduisait directement à la plage. Il avait envie de se dégourdir les jambes et de fumer une cigarette au bord de l’eau avant de reprendre la route direction Punta de Lobos. Il y avait loué une cabane, son futur centre d’opérations pour couvrir un championnat international de surf.
    C’était un vendredi de pleine lune. Une étrange lune d’été, d’une couleur rouge sang, veinée de jaune, ce qui lui donnait un aspect inquiétant. Au moins, se consola Gabriel, la nuit était-elle déjà tombée.

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  • Les jeunes mortes – Selva Almada

    En novembre 1986, Selva Almada a 13 ans et vit avec sa famille à Villa Elisa, petite ville de la province d’Entre Ríos proche de la frontière avec l’Uruguay. C’est un dimanche plutôt tranquille qui commence, malgré l’orage de la nuit. L’asado dominical prend doucement, la chatte a fait ses petits. A la radio, Selva, aux côtés de son père, entend une nouvelle qui va la bouleverser. A quelques kilomètres de là, à San José, Andrea Danne a été assassinée pendant son sommeil, poignardée en plein cœur.

    Le 16 novembre 1986 au matin, le ciel était limpide, il n’y avait pas un nuage à Villa Elisa, le village où j’ai grandi, dans le centre-est de la province d’Entre Ríos.
    On était dimanche et mon père préparait l’asado au fond du jardin. Nous n’avions pas encore de barbecue, mais il se débrouillait assez bien avec un morceau de tôle à même le sol qu’il recouvrait de quelques braises au-dessus desquelles il installait une grille. Même par temps de plus, mon père ne renonçait jamais à l’asado du dimanche : si besoin, il protégeait la viande et les braises à l’aide d’un autre morceau de tôle.
    Tout près de l’asado, entre les branches d’un mûrier, il y avait une petite radio à piles, toujours branchée sur la même fréquence, LT26 Radio Nuevo Mundo. Ils passaient des chansons folkloriques et toutes les heures un bulletin d’infos assez succinct. La période des incendies à El Palmar n’avait pas encore commencé -à quelque cinquante kilomètres de là, le parc national prenait feu chaque été, faisant retentir les sirènes des casernes de pompiers tout alentour. En dehors de quelques accidents de la route -toujours un jeune qui venait de quitter un bal- le week-end il ne se passait pas grand-chose. Il n’y avait pas de match de foot de prévu cet après-midi là : en raison de la chaleur, on était déjà passé au championnat nocturne.

    Andrea Danne, 19 ans (San José, Entre Ríos).
    María Luisa Quevedo, 15 ans (Presidencia Roque Sáenz Peña, Chaco).
    Sarita Mundín, 20 ans (Villa Nueva, Córdoba).
    Toutes trois assassinées dans les années 80, trois meurtres non résolus. Marquée par l’annonce de ce fameux dimanche de novembre 86, Selva Almada décide de remonter le fil de ces trois drames et de raconter leur histoire. Issues des provinces argentines, vivant dans un milieu populaire voire pauvre, elles étaient encore à l’école, jeune travailleuse ou prostituée. Leur mort a défrayé la chronique dans ces lieux éloignés du bruit de la capitale, qui vivent au rythme des usines, des champs, des championnats de foot et des bals de fin d’année. Sans avoir l’ambition de résoudre des enquêtes au long cours, elle défriche ce qui pourrait s’apparenter à de sordides faits divers pour remettre en lumière des crimes insupportables qui reflètent la place et la considération données à l’assassinat des filles et femmes dans le pays. A l’époque, le pays est tourmenté par ses autres démons, on découvre les histoires des bébés et enfants volés pendant la dictature.

    Trente ans plus tard, donc, Selva Almada revient sur ces trois histoires, exemples trop banals d’une violence toujours présente et au bruit encore trop faible. C’est l’histoire d’une violence systémique, qui naît dans la pâleur du quotidien. Les histoires de femmes racontées autour d’un maté : la voisine battue, celle qui s’est pendue sans que l’on sache si ce n’était pas un meurtre camouflé ; celle qui donne tout son salaire à son mari ; celle qui n’a pas le droit de se maquiller. Celui qui insulte sa copine en pleine rue. Celle qui n’a pas le droit de porter de talons. Toutes ces histoires racontées à voix basse, par honte. La même honte que celle ressentie sous les regards concupiscents des hommes. Certaines, comme la mère de Selva, n’avaient pas peur de les dire à voix haute, pour que la honte se retournât vers ceux qui la méritaient.
    Alors que Selva Almada termine son livre en janvier 2014, au moins dix femmes sont déjà mortes depuis le début de l’année.

    Avec une écriture simple et dépouillée nimbée de mélancolie, Selva Almada raconte autant l’histoire de ces jeunes filles et femmes que celle d’une société rongée par une violence qu’elle ne sait pas contenir et qu’elle érige en voyeurisme médiatique. Il faudra l’électrochoc du mouvement Ni una menos en 2015, qui deviendra international, pour prendre en compte, peut-être, l’ampleur des crimes commis contre les femmes. Les jeunes mortes est un récit important pour comprendre de l’intérieur les rouages infernaux de ces morts intolérables.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    140 pages

  • Kentukis – Samanta Schweblin

    Une nouvelle mode commence à s’étendre à travers le monde. Mignons, étranges, connectés et équipés d’une caméra, les Kentukis font fureur. Ils peuvent être dragons, taupes, lapins ou corbeaux, ils sont choupinous et plutôt muets. Et grâce à eux, les êtres humains ont une autre possibilité de tester les limites de leur curiosité et de leur propension au voyeurisme…

    La première chose qu’elles firent, c’est montrer leurs seins. Elles s’assirent toutes les trois au bord du lit, face à la caméra, retirèrent leurs T-shirts et, l’une après l’autre, dégrafèrent leurs soutiens-gorge. Robin n’avait presque rien à montrer mais elle le fit quand même, plus attentive aux regards de Katia et d’Amy qu’au jeu en soi. Si tu veux survivre à South Bend, avaient-elles dit un jour, il vaut mieux que tu sois du côté des forts.
    La caméra était installée dans les yeux de la peluche qui tournait parfois sur les trois roulettes dissimulées à sa base, avançait ou reculait. Quelqu’un la dirigeait depuis un autre endroit, elles ignoraient qui. C’était un petit panda simple et élémentaire, mais il avait plus l’air d’un ballon de rugby dont l’une des extrémités aurait été tronquée, ce qui lui permettait de rester debout. Quelle que soit la personne qui se tenait de l’autre côté de la caméra, il les suivait en tâchant de ne rien rater, et c’est pourquoi Amy souleva le panda et le posa sur un tabouret pour que leurs poitrines soient à son niveau. Il appartenait à Robin, mais tout ce que possédait cette dernière était aussi à Katia et à Amy : tel était le pacte de sang qu’elles avaient passé le vendredi, qui les liait pour le restant de leurs jours. Et à présent, chacune devant faire son petit numéro, elles se rhabillèrent.

    Le fonctionnement de ces petites peluches connectées est aussi simple qu’étonnant. D’un côté, une personne acquiert le charmant animal, le ramène à son domicile et le branche. Elle doit veiller à ce que la batterie reste chargée. Le kentuki, équipé de roulettes et d’une caméra, reste ensuite inanimé en attendant son activation. Quelque part ailleurs, n’importe où, n’importe qui, achète de son côté un numéro de série. En s’identifiant sur une interface, il prend le contrôle d’un kentuki et peut donc observer et se déplacer dans la demeure du propriétaire de l’objet.
    C’est ainsi qu’une dame péruvienne se retrouve dans l’appartement d’une jeune allemande ; qu’un jeune garçon guatémaltèque se retrouve quelque part en Suède ; qu’un italien partage son salon avec une taupe bien silencieuse ou qu’un Pékinois et une Tapeïenne se croisent dans le salon bourgeois d’une fratrie lyonnaise.

    Tu imagines bien, lectrice, lecteur, mon regard en coin, tout ce qui pourrait arriver. Imagine avoir cette peluche muette à roulettes chez toi, qui te suit, t’observe à travers son œil fixe, qui acceptera ou pas d’entrer en communication avec toi. Cette créature inhumaine mais vivante, qui comprend ce que tu fais sans jamais interagir avec toi. Comment te comporterais-tu ? Et si tu étais de l’autre côté ? Si tu pouvais voir quelqu’un vivre sans forcément te considérer, en t’intégrant immédiatement dans son quotidien. Elle cuisine, mange, boit, se lave, ramène des gens, fait l’amour. Elle te traite comme… un humain ? un animal ? Un meuble ? Une absurdité ? Et si… il lui arrivait quelque chose ? Et si… tu voyais quelque chose d’anormal. D’ailleurs qu’as-tu vraiment vu ?

    Samanta Schweblin, grande voix de la nouvelle génération d’autrices latino-américaine, n’a pas son pareil pour nous déporter légèrement à côté de la normalité. Légèrement, mais suffisamment pour que ça gratte, que ça pince. Veut-on voir ou être vu ? Se montrer ou regarder ? à travers un canevas de situations et de personnages, elle explore les motivations conscientes ou non de l’un comme de l’autre, poussant le jeu jusqu’aux limites. Toucher la neige pour la première fois, protéger quelqu’un que l’on ne connaît pas. Torturer une machine en omettant que, derrière la caméra, quelqu’un regarde. Les dérives sont nombreuses, on les découvre au fil des ouvertures de boîtes et des premières connexions. Celleux qui en ont les moyens profiteront de ce que d’autres sélectionnent pour eux des destinations de rêves : qui veut vivre dans un appartement luxueux au Qatar ? Dans un penthouse des Caraïbes ? Une favela pour une immersion réaliste dans les quartiers chauds de Rio ? L’exploration de ce réseau mondial est vaste et complexe entre voyeurisme et attachement sincère, dans une relation qui ne fait finalement que se heurter à la lentille de la caméra de la petite bête.

    Après le très bon recueil Des oiseaux plein la bouche et le très dérangeant court roman Toxique, Samanta Schweblin continue de nous montrer ce qu’il y a sous le voile de nos sociétés en nous laissant nous demander si ce sont vraiment ses histoires qui sont dérangeantes…

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions Gallimard
    265 pages

  • Terre noire – Rita Carelli

    Ana, dont les parents sont séparés, vit avec sa mère à São Paulo. Elle a peu de contact avec son père, un archéologue qui travaille en Amazonie sur les traces de peuplement dans la forêt. Lorsque sa mère meurt brutalement, il vient la chercher et lui propose de partir avec lui pour quelques mois dans le village qu’il habite dans le Haut Xingu, au cœur du Mato Grosso.
    Ce sera une expérience marquante pour la jeune adolescente réservée et bouleversée, qui changera le cours de sa vie.

    Dans la forêt, toutes les références se volatilisent, tout ce que la vie urbaine t’a enseigné s’avère inutile et, une fois perdue, tu finis tôt ou tard par te rendre compte que tu tournes en rond. On pense que c’est une façon de parler, une histoire si souvent répétée qu’on finit par y voir une vieille légende, mais c’est réel, ça se joue au niveau de notre perception, de notre sens de l’orientation. Certains disent que, parce que nous avons une jambe plus forte que l’autre, celle-ci dessine des pas un peu plus grands. Ce qui est sûr, c’est que, même si nous jurons avancer en ligne droite, nous finissons par suivre une lente et large courbe jusqu’à revenir à notre point de départ. A force de repasser au même endroit, tu peux reconnaître la forme d’une branche, d’un nid, d’une ruche, ou simplement être saisie par une sensation familière. Alors il faut repartir de zéro et recommencer.

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  • Après l’orage – Selva Almada

    En route pour aller rendre visite au pasteur Zack, le révérend Pearson et sa fille Elena tombent en panne au beau milieu de pas grand-chose, dans la province du Chaco au nord de l’Argentine. Par chance, un garagiste est dans les parages et s’attelle à la réparation. Mais celle-ci est laborieuse, le temps est long, et l’atmosphère se charge petit à petit d’électricité.

    Le mécanicien toussa et cracha quelques glaires.
    – Mes poumons sont pourris, dit-il, tandis qu’il passait le revers de sa main sur ses lèvres et se penchait une nouvelle fois sous le capot ouvert.
    Le propriétaire de la voiture s’essuya le front avec un mouchoir et glissa sa tête à côté de celle du mécanicien. Il ajusta ses lunettes fines et regarda l’amas de tuyaux brûlants. Puis il regarda le mécanicien, d’un air interrogateur.
    – Il va falloir attendre que les tuyaux refroidissent un peu.
    – Vous pouvez la réparer ?
    – Je pense, oui.
    – Et ça va mettre combien de temps ?
    Le mécanicien se redressa -il le dépassait d’une bonne tête- puis il leva les yeux au ciel. Bientôt, il serait midi.
    – En fin d’après-midi, elle sera prête, je suppose.
    – Il faudra que nous attendions ici.
    – C’est comme vous voulez. On n’a pas le confort, comme vous voyez.
    – Nous préférons attendre ici. Avec l’aide de Dieu, vous allez peut-être finir plus tôt que vous ne le pensez.
    Le mécanicien haussa les épaules et sortit un paquet de cigarettes de la poche de sa chemise. Il lui en offrit une.

    Le révérend et Elena d’un côté, El Gringo Brauer et Tapioca, son jeune aide de l’autre, ce sont deux mondes qui se rencontrent. Tombé dans la rivière et dans la foi au passage lorsqu’il était enfant, Pearson est devenu un prêcheur réputé et reconnu, un sauveur d’âme et dévoreur de péchés dans la communauté évangélique. Père célibataire depuis que sa femme est restée du mauvais côté de la portière, il élève Leni au fil de ses campagnes de prêche et d’évangélisation, en mouvement constant, fidèle berger qui rassemble ses brebis. El Gringo Brauer lui, semble aussi immobile que les carcasses des voitures qui entourent son garage. Sa seule religion tient au rythme des moteurs et à sa vie dans cette nature rêche et brutale dont il transmet les mystères à Tapioca, fils non-dit d’un coup d’un soir, que sa mère lui laisse un jour.
    Tandis que les deux hommes se jaugent, les deux ados se trouvent dans leur solitude. Le vent soulève la terre sèche et, défiant les prévisions météo, poussent vers nos protagonistes des nuages noirs lourds d’un déluge aussi violent qu’attendu.

    Pour ce premier roman, sorti chez nous en 2014, Selva Almada nous propose un huis-clos en plein air rempli de tension et d’une moiteur croissante. Homme de peu de mots et sans goût pour la religion, El Gringo Brauer voit d’un mauvais œil ce révérend bavard qui dispense ses grâces aux oreilles influençable de Tapioca. Le jeune garçon, peu loquace et sensible, trouve en effet un écho profond aux paroles du révérend, sentant une certaine lumière divine s’emparer de son cœur. Elena, elle, bien que profondément attachée à son paternel, est lasse de cette vie sur la route, sans amitié, sans attache, guidée par une foi qui semble tenir pour elle plus de l’habitude que de la croyance.
    Un duel se met en place dans cette torpeur pré-tempête, au milieu des carcasses rouillées et des chiens, pour le salut des âmes et le désir de choisir sa voie.

    Un excellent premier roman qui donne fort envie de découvrir les suivants (et compte sur moi pour m’y atteler^^), qui parvient en peu de pages à nous saisir dans ce western-maté riche d’une poésie aussi rude que pénétrante et qui cisaille la dureté de ses personnes à coup d’éclairs.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    136 pages

  • Eva et les bêtes sauvages – Antonio Ungar

    Eva est une jeune femme de bonne famille qui virevolte dans les milieux de la nuit. Drogue, alcool, sexe et fête sont les piliers de son quotidien. La naissance de sa fille Abril pourrait être un garde-fou, mais l’addiction est trop forte. Alors son diplôme d’infirmière en poche, Eva décide que la seule chose pour sortir de cette spirale mortifère, c’est de partir. De lien en lien, elle entend parler d’un dispensaire au milieu de la jungle, au cœur de l’Amazonie, dans la petite ville de Puerto Inírida. Sous les ordres du Dr. Andrade, entourée des prostituées du bordel de La Madrina, Eva va découvrir tout un écosystème, aussi déroutant que violent.

    La balle entra juste sous la clavicule, mais Eva ne ressentit aucune douleur. Elle entendit le bruit de la chair qui se déchirait, le bruit de son corps qui tombait au fond. Elle regarda son épaule et ne remarqua rien jusqu’à ce que sa poitrine et son dos commencent à s’imprégner. Elle se demanda si cela venait de l’eau stagnante du canoë, elle la trouva trop chaude. Elle réussit à soulever sa tête de quelques centimètres, juste assez, et la vue du sang et le choix de la douleur lui parvinrent en même temps. Une douleur qui ne ressemblait à rien qu’elle connût : trop forte pour les cris, pour les larmes, une douleur qui l’empêcha de bouger à nouveau et l’étouffa presque. Comme si elle n’était pas là, comme si tant de souffrance l’avait projetée hors de son corps, elle se demanda si la balle avait traversé son cœur, si elle avait fait éclaté une artère. Peut-être que c’était comme ça que tout finissait.

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  • Les brises de décembre – Marvel Moreno

    Nous sommes à Barranquilla, dans les années 50 puis les suivantes. On croisera Lina, Dora, Catalina, Beatriz et leur famille, représentantes de la bourgeoisie colombienne, qui descendantes de colonisateurs espagnols, d’immigrés italiens, les blancs, les métisses, les branches paysannes… De leur jeunesse, celles de leurs aïeux, à leur mort ou presque, on plongera dans les strates les plus malsaines et les plus violentes de la bonne société barranquillera.

    « Je suis le Seigneur, ton Dieu, le puissant, le jaloux, qui punit la méchanceté des parents chez leurs enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
    Car la Bible, qui, aux yeux de sa grand-mère, renfermait tous les préjugés capables de rendre l’homme honteux de ses origines, et non seulement de ses origines, mais aussi des pulsions et désirs inhérents à sa nature, transformant le bref instant de la vie en un enfer de culpabilité et de remords, de frustration et d’agressivité, la Bible, donc, contenait également toute la sagesse d’un monde qu’elle avait aidé à créer depuis l’époque où elle fut écrite, et il fallait la lire soigneusement et méditer sur ses affirmations, pur aussi arbitraires qu’elles parussent afin de comprendre parfaitement le pourquoi et le comment de sa propre misère et de celle d’autrui. Ainsi, lorsque quelque événement venait troubler la surface confuse, bien qu’à première vue sereine, des existences identiques qui, depuis plus de cent cinquante années, avaient constitué l’élite de la ville, sa grand-mère, assise dans une fauteuil en osier, au milieu de la cacophonie des grillons et de l’air dense, écrasant, de deux heures de l’après-midi, lui rappelait la malédiction biblique, en lui expliquant que les faits, ou plutôt leur origine, remontaient à un siècle, ou plusieurs, et qu’elle-même, sa grand-mère, s’y était attendue depuis l’âge de raison, depuis qu’elle était capable d’établir des liens de cause à effet.

    Ces vies nous les découvrons par le regard de Lina, qui raconte ses aventures et celles de ses amies, au fil des années, à trois femmes : sa grand-mère Jimena et ses grands-tantes, Eloisa et Irene. Toutes les trois connues et respectées, craintes, avec leur aura de mystère voire de scandale. Comme le dit dès le début la grand-mère, les événements qui viennent heurter la vie de sa petite-fille et ses amies n’arrivent pas de nulle part. À chaque nouveau scandale, nouvelle question, nouveau mariage, les trois anciennes, telles les Parques de Barranquilla, déroulent le fil des années antérieures, des vies précédentes, remontant à l’origine des familles et des folies qui s’égrainent à chaque génération. Les violences conjugales, les jalousies, les revanches, les vengeances… Chaque jeune fille récupère dans son corps et son foyer son histoire et celle du mari et avance avec les armes qui viennent avec. Immobilisme, folie ou libération.
    Marvel Moreno est une figure importante des lettres colombiennes, qui a passé une grande partie de sa vie en France, où elle est morte en 1995. Longtemps oubliée en Colombie et dans les autres pays hispanophones, elle commence à revenir sur le devant de la scène. Issue elle-même de la haute société de Barranquilla, elle fréquente pendant un temps les cercles littéraires au même moment que Gabriel Gárcia Marquez. Dans Les brises de décembre, elle nous emmène dans ce milieu qu’elle connaît si bien pour en montrer la violence sourde, le lourd silence et la manière dont le patriarcat pose des chaînes de fer sur les femmes et les filles.
    En trois partie, on creuse donc la vie de trois amies de Lina, sous le regard et l’analyse pointue, parfois silencieuse, mais toujours très lucide et intelligente, de l’une de ses aïeules : Jimena, Eloisa, Irene. Elles connaissent l’historique de chacune de ses jeunes femmes, elles qui ont fréquenté en leur temps leur mère, grand-mère, père ou oncle. Chaque partie est également introduite par une citation biblique et son commentaire par l’aïeule avec qui Lina échange. L’héritage, la rébellion, la différence sont les tremplins pour découdre les violences de toutes sortes qui émaillent leur vie. Il n’est pas de manichéisme ici non plus : si les femmes sont les victimes d’un système de domination tant sociale que patriarcal, inférieures en tant que femmes mais pourtant précieuses en même temps, garantes de l’honneur et de la vertu de la famille et du couple, les hommes ne sont pas violents par nature, chacun-e est l’héritier-e de son histoire, qui vient peser et posséder selon les marges de liberté autorisées. L’une peut s’en arroger plus, attraper un coin de liberté et s’en emparer, en conscience du déclassement qui ira avec et qui pèsera tant sur elle que sur ses enfants. L’histoire dira si les enfants en garderont la liberté ou l’opprobre.

    C’est un roman extrêmement fort, complexe et engagée, qui exige de toi toute ton attention, l’autrice aimant les digressions et circonvolutions pour agréger à la trame quelques détails, anecdotes et saillies piquantes sur les situations, mais jamais pour rien. On y trouvera aussi une critique de la religion qui réchauffe le cœur et de sublimes parties poétiques et un peu mystiques, un jeu de miroirs, de recherches porté par les brises chaudes de décembre.

    Traduit de l’espagnol (Colombie) par Eduardo Jiménez
    Éditions Pavillons poche – Robert Laffont
    483 pages

  • Histoire d’un chien mapuche – Luis Sepúlveda

    C’est l’histoire d’un chien qui accompagne un groupe d’hommes blancs, dans les montagnes et la forêt. Ce groupe d’hommes en cherchent un autre, et le chien doit le traquer. Un « indien ». Mais si le chien, attentif et inquiet, cherche le jeune Mapuche, ce n’est pas pour les mêmes raisons que les hommes.

    La manada de hombre tiene miedo. Lo sé porque soy un perro y el olor acido del miedo me llega al olfato. El miedo huele siempre igual y da lo mismo si lo siente un hombre temeroso de la oscuridad de la noche, o si lo siente waren, el ratón que come hasta que su peso se convierte en lastre, cuando wigña, el gato del monte, se mueve sigiloso entre los arbustos.
    Es tan fuerte el hedor del miedo de los hombres que perturba los aromas de la tierra humeda, de los árboles y de las plantas, de las bayas, de los hongos y del musgo que le viento me trae desde la espesura del bosque.
    El aire también me trae, aunque levemente, el olor del fugitivo, pero él huele diferente, huele a leña seca, a harina y a manzana. Huele a todo lo que perdí.
    – El indio se oculta al otro lado del río. ¿No deberíamos soltar al perro? – pregunta uno de los hombres.
    – No. Está muy oscuro. Lo soltaremos con la primera luz del alba – responde el hombre que comanda la manada.

    La troupe d’hommes a peur. Je le sais parce que je suis un chien et que l’odeur acide de la peur arrive à mon odorat. La peur sent toujours de la même manière, que ce soit un homme qui a peur dans l’obscurité de la nuit, ou waren, le rat qui mange jusqu’à ce que son poids devienne un fardeau, lorsque wigña, le chat sauvage, avance en secret parmi les broussailles.
    La puanteur de la peur des hommes est si forte qu’elle trouble tous les parfums de la terre humide, des arbres et des plantes, des baies, champignons et mousses que le vent m’apporte depuis le fond de la forêt.
    L’air m’apporte aussi très légèrement l’odeur du fugitif, mais elle est différente, elle sent le bois sec, la farine et la pomme. Elle sent tout ce que j’ai perdu.
    – L’Indien se cache sur l’autre rive. On ne devrait pas lâcher le chien ? demande l’un des hommes.
    – Non. Il fait trop noir. On le lâchera aux premières lueurs de l’aube – répond l’homme qui commande la troupe.

    Traduction Anne-Marie Métailié

    Avec ce roman, Luis Sepúlveda veut d’abord rendre hommage aux histoires que lui racontaient ses grands-parents, et notamment un grand-oncle Mapuche. Des histoires de renards, de condors, de chats sauvages et autres animaux, contées aux enfants en mapudungun. Bien que ne comprenant pas la langue, Sepúlveda comprenait les histoires et y trouvait une partie de son héritage, lui-même Mapuche. Il nous ramène donc sur les terres de son enfance, de ses ancêtres, en Araucanie, la terre des Mapuches, des « Gens de la Terre ».
    Le chien Afmau, Loyal, a été sauvé par nawel, le jaguar, alors qu’il n’était qu’un pichitrewa, un chiot perdu dans la montagne. Déposé par nawel dans un village mapuche, il grandit auprès de Aukamañ, son frère-homme. Le petit garçon et le chiot deviennent vite inséparable, mais un beau jour, un groupe armé surgit dans le village et bouleverse leur vie. Aukamañ en fuite, le chien est capturé par les hommes blancs. Alors qu’il doit traquer un homme blessé, Loyal reconnaît l’odeur de sa jeunesse et des belles années auprès de son presque frère. Il n’aura de cesse de vouloir le retrouver pour le sauver.

    Comme nous l’avions vu avec Histoire d’un escargot… Luis Sepúlveda ne craint pas de raconter la dureté, voire la violence de la vie aux enfants, toujours avec beaucoup de sagesse et de philosophie. Il raconte ici, à hauteur de chien, l’histoire de la spoliation des terres des Mapuches, l’assassinat et la traque des peuples indigènes et leur révolte pour faire valoir leurs droits. Il nous transmet aussi, en parsemant le récit d’Afmau de mots mapudungun, la manière de voir des Mapuches, leur rapport à la terre, à la nature et aux autres. Très critique sans non plus tomber dans l’essentialisation d’un combat nature/civilisation, Sepúlveda décrit l’injustice, le combat pour la vie, l’amitié, la loyauté et l’importance de vivre avec le monde plutôt que contre lui. Tu vas pleurer, lectrice, lecteur, ma küdemallü, mais ce sera beau, comme toujours.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié
    Éditions Métailié
    98 pages

  • Bariloche – Andrés Neuman

    Tous les matins, Demetrio et Negro embarquent dans leur camion pour écumer les rues encore désertes de Buenos Aires et les vider de leurs ordures. Ensuite ils prennent un café au bar, toujours le même, même table, mêmes habitués. Puis Negro file à son deuxième travail. Demetrio rentre chez lui, et fait des puzzles ou bien va acheter des puzzles. Pas n’importe lesquels : des puzzles représentant des vues de Bariloche, où il a grandi.

    Quatre heures venaient de sonner quand Demetrio Rota éclaira légèrement la nuit de sa tenue fluorescente. Presque sans réfléchir, il lança un crachat dans la grille d’une bouche d’égout. Il se réjouit d’avoir visé juste. La bouffée moite du Ro de la Plata remontait du port le long de l’avenue Independencia pour aller s’atténuant jusqu’à l’avenue 9 de Julio, où le souffle hivernal de Buenos Aires campait à son aise : épais, continu, corrosif. Le froid n’était qu’un détail.
    Près du camion, qui dégageait une chaude odeur de moteur et d’ordures, de peaux d’orange, d’herbes à maté et d’essence, Demetrio Rota et son camarade grelottaient avec une indifférence d’Esquimaux. Balance les sacs, balance-les-moi, lui criait Negro. Demetrio n’entendait pas. Il regardait la bouche d’égout sans bouger, la tête rentrée dans les épaules comme s’il avait oublié de les baisser. Allez, grouille, qu’est-ce tu fous ? Demetrio l’avait très bien entendu, mais il demeurait figé, les sacs à ses pieds tel un bataillon de bestioles dégoûtantes. Je te signale qu’il est déjà cinq heures, on va tous les deux se foutre dans la merde, Demetrio. Alors celui-ci soupira et se baissa pour envoyer le premier sac à Negro. La bouche d’égout laissait entendre un lointain écoulement, tout au fond.

    Bariloche, dans une géographie fantasmée, c’est un peu Saint Moritz dans les Andes : des montagnes, des sapins, des lacs et du ski. Grande destination touristique pour toute l’Amérique du Sud, c’est aussi une région d’exploitation forestière, domaine dans lequel travaillait le père de Demetrio, avant la fermeture. Pour lui, Bariloche ce sont les souvenirs âpres de la rudesse paternelle et de la tendresse du premier amour. À travers ces puzzles qu’il acquiert et complète, ce sont des morceaux de son passé qui apparaissent et disparaissent, illusions volatiles et rêves lourds dans l’esprit de Demetrio. Au milieu des montagnes de déchets de la capitale, il se sent de plus en plus déconnecté, poupée mécanique d’un jeu qui lui échappe ; les habitudes se troublent, ne rassurent plus, les amours arrachées sont sans espoir car il est incapable de penser son futur.
    Demetrio n’appartient ni à son présent, à ces rues de Buenos Aires qui alignent les destinations lointaines comme les ordures et les âmes ignorées ; ni à son passé, morcelé entre les souvenirs rudes et les images d’Épinal de ses puzzles, une échappatoire illusoire qui ne trompe pas. Détaché, égaré, Demetrio trouvera-t-il une attache, une carte, une boussole, pour retrouver un semblant de sens ?

    Andrés Neuman a décidément beaucoup de talent, notamment celui de nous raconter des personnages faillibles, touchants et perdus. Après le voyage autour du monde, du temps et de la vie de Yoshie Watanabe dans Fracture, il nous emmène, dans un format beaucoup plus court mais tout aussi beau et intense, auprès d’un homme qui a déjà perdu sa route et qui semble se demander s’il faut vraiment la retrouver. Avec poésie et humanité, Andrés Neuman dresse une géographie argentine qui montre les gouffres et les frontières internes, et raconte les cartes fragiles et éphémères que l’on dessine pour se retrouver.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco
    Éditions Buchet-Chastel
    180 pages

  • Patagonie route 203 – Eduardo Fernando Varela

    Parker, saxophoniste à temps perdu, parcourt au volant de son camion les routes secondaires de Patagonie. Chargé de produits pas toujours bien déclarés, bossant pour une entreprise pas toujours bien réglo, il se repaît de sa solitude et des étendues désertiques et sauvages de ce bout du monde soumis aux caprices d’un vent incessant. Mais au détour d’une bourgade au nom mal définie, un stand de Chamboultou et sa tenancière vont faire chavirer son cœur. Voulant à tout pris la revoir, Parker se lance dans un jeu de piste à travers la géographie très incertaine et changeante de Patagonie.

    La route traversait la steppe et s’étendait comme un trait sinueux entre collines et vallées, puis montait et descendait par les flancs, si bien que la ligne de l’horizon s’inclinait, restant dans cette position pendant des kilomètres comme si elle flottait en l’air. Vers la cordillère, le continent courbait l’échine comme un félin prêt à bondir ; vers l’océan, le ciel et l’horizon se disputaient une immense plaine. Le vent qui descendait des glaces éternelles agitait les herbages d’une caresse nerveuse comme s’il dépeignait la terre. Quand les rafales se mêlaient à la brise de mer, d’énormes tourbillons de poussière grimpaient au ciel en lentes spirales. Au loin, confondu avec le paysage, le camion roulait en oscillant à un rythme qui semblait sourdre des profondeurs de la planète. Les courbes molles du terrain lui donnaient des allures de serpent paresseux et, plus qu’un déplacement, c’était un glissement, une reptation liquide sur la surface inclinée.
    Parker conduisait le regard fixé sur la route, sans ciller, une main appuyée sur le volant et l’autre sur le dossier du siège, comme s’il étreignait un invisible passager. Après des heures de solitude et de vide, il voyageait hypnotisé par le mouvement lent et régulier, l’esprit dans le vague, bercé par le roulis. Rien d’autre autour de lui qu’un immense désert limitant le reste de la planète et ses conventions, mais ici, dans la solitude amplifiée par l’espace, le conducteur n’était limité que par ses propres règles et caprices.

    En général, de par nos contrées, lorsque l’on pense à la Patagonie on pense Terre de Feu, glaciers, mer sauvage et randonnée. La Patagonie de Parker, qu’il parcourt en long, en large, en travers et en camion est un paysage aussi sauvage que désolé, tailladé de lignes droites croisant des lignes courbes vallonnant les pentes de la cordillère et les falaises de l’Atlantique. Ces routes principales, secondaires voire tertiaires sont parsemées de villages plus ou moins vivants et plus ou moins peuplés, souvent moins, d’ailleurs. On s’arrête à Jardín Espinoso ou Mula Muerte, on longe le Salar Desesperación, on tombe en panne à Teniente Primero López. Mais peut-être est-ce El Suculento ou Teniente López tout court, d’ailleurs. Ici, les gens sont à l’image du paysage, comme on dit : fluctuants, rudes et peu subtils. Ou trop subtils.
    Parker les déteste, eux qui sont incapables de répondre simplement à une question. Solitaire invétéré, chaque arrêt est un jeu de cache-cache pour éviter ses pairs et chaque interaction avec les gens du cru un calvaire. Jusqu’à Maytén, la belle, l’incroyable Maytén. Pourrait-elle tomber sous le charme, elle qui vit dans un mariage qui n’a jamais été très heureux, qui rêve de fuir ce Sud sauvage qui la tient captive, de cette fête foraine minable et des deux Boliviens illuminés qui tiennent lieu d’employés ? Quelle vie Parker pourrait-il lui offrir, lui qui fuit comme la peste tout ce qui fait vibrer Maytén : les lumières de Buenos Aires, les discussions, les brouhahas des foules ? Et que vient faire dans tout ça la sombre histoire d’un éventuel sous-marin nazi naufragé ?

    Premier roman d’Eduardo Fernando Varela, à qui l’on doit le très très bien Roca Pelada, on trouve ici des thèmes qui feront écho dans son second roman : un héros attaché à sa solitude et aux espaces arides et isolés, des personnages secondaires rocambolesques qui lui mènent une vie impossible, quelques légendes (ou pas ?) des peuples du passé, une géographie revisitée, vivante, qui fait du paysage un personnage à part entière capable de transformer le destin des protagonistes. On y trouve aussi cet humour absurde qui rend chaque situation un peu aberrante et oblige notre héros à se confronter au monde et un peu à lui-même. Et surtout ce ton doux-amer et mélancolique qui nous rappelle que, comme dans la vie, dans les romans le gentil héros touchant et un peu rustre n’est pas sûr de finir heureux et amoureux, car c’est le vent, souffle moqueur du destin, qui joue avec les chemins de chacun.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions J’ai Lu/Métailié
    360 pages