Catégorie : (auto)biographie

  • Le convoi – Beata Umubyeyi Mairesse

    Beata a 15 ans quand l’enfer se déchaîne au Rwanda. Elle sera sauvée, avec sa mère, grâce aux convois mis en place entre Butare et le Burundi par l’ONG Terre des hommes. Du Burundi vers la France, ensuite, où elle refera sa vie et deviendra l’autrice que l’on connaît. Ses livres parlent de cette histoire, de ce génocide et de ce qu’il a fait aux vies de celles et ceux qui y ont survécu. Mais elle n’a jamais raconté son histoire, même lors de ses interventions, de ses témoignages, son vécu restait caché derrière celui des autres, derrière les analyses et rappels historiques.

    J’ai eu la vie sauve. Le 18 juin 1994, quelques semaines avant la fin du génocides contre les Tutsi, j’ai pu fuir mon pays grâce à un convoi de l’organisation humanitaire suisse Terre des hommes. J’avais alors 15 ans. L’opération de sauvetage était officiellement réservée à des enfants de moins de 12 ans, mais ma mère et moi avons pu en faire partie, cachée au fond d’un camion. Dans les semaines qui ont suivi, des gens nous ont dit nous avoir vues à la télévision au moment de la traversée de la frontière entre le Rwanda et le Burundi, traversée que nous avions effectuée à pied.
    En 2007 je suis entrée en contact avec l’équipe de la BBC qui avait filmé notre convoi, dans l’espoir de récupérer la vidéo sur laquelle je figurais. Je ne suis pas parvenue à trouver cette image.
    Un des journalistes m’a remis quatre photos qu’il avait prises ce jour-là. Je ne m’y suis pas vue. Sur le moment, je n’ai su que faire de ces clichés.
    Le 18 août 2020 j’ai retrouvé l’humanitaire qui avait organisé notre sauvetage en 1994.
    il est mort quatre mois après.
    C’est alors que j’ai décidé d’écrire cette histoire.

    L’idée que ce moment si crucial de leur vie ait pu être filmé, photographié, obsède Beata, et le besoin de voir ces images devient de plus en plus pressant. Et avec, un besoin également de témoigner, personnellement, de raconter l’histoire qui va avec cette image fantôme.

    Il y a toujours des reporters de guerre, des photographes, des humanitaires qui documentent les grandes tragédies de l’histoire. Moins rarement, même si plus fréquemment aujourd’hui grâce aux téléphones portables, ces documents sont le fait des victimes elles-mêmes, car il semble que lorsque l’on est à deux doigts de clamser, on évite de prendre des photos (ce qui est un bon réflexe, a priori). Mais cet état de fait amène Beata à tirer le fil de ce que cela nous dit : qui raconte leur histoire ? Les images et les récits qui traversent les frontière du pays des mille collines pendant le printemps 1994 sont produites par des Blancs, principalement. Des étrangers qui auront une connaissance plus ou moins grande du contexte, et qui le retranscriront plus ou moins bien. Des récits qui ne sauront pas forcément se dépêtrer, plus ou moins volontairement, des complexités du terrain, des stéréotypes occidentaux et des alliances politiques. Devant cela, il ne reste donc qu’une solution : sortir du silence (de) sa propre histoire, passer de l’analyse au témoignage, et comprendre comment elle a pu être racontée par d’autres.

    Le convoi, c’est un peu tout ça, et un peu plus. Beata Umubyeyi Mairesse nous racontera donc son histoire, comment elle et sa mère ont réussi à survivre au génocide et à s’enfuir grâce aux convois de Terre des hommes et à Alexis Briquet. Son témoignage, entouré par d’une part sa recherche des images qu’elle sait exister et des personnes qui les ont prises, et d’autre part par son cheminement personnel qui l’amènera à prendre la décision de devenir une témoin, de prendre la parole en tant qu’individu, en devient d’autant plus fort qu’il se sait fragile et nécessaire à la fois. Fragile car déjà un peu lointain, car subjectif, car questionné. Nécessaire pour venir casser la concurrence des mémoires, pour imposer un récit dans un pays qui n’accepte pas encore son rôle dans le génocide des Tutsi, pour, bien sûr, savoir et tenter de comprendre.

    C’est autant le récit de sa survie que celui de sa quête des années plus tard pour reconstruire et se réapproprier son histoire, avec celles et ceux qui l’ont partagé de près ou de loin. La recherche de ces images lui permet de s’interroger, de creuser, de faire remonter des souvenirs et surtout de poser la question du besoin de ces images et de ces traces. De l’importance des photographies au Rwanda dans sa jeunesse aux images comme dernier miroir des disparus et des violences, elle trouvera aussi une autre voie pour tisser doucement quelques fils avec d’autres survivants dont elle découvrira les images et qui lui donneront une autre légitimité pour parler, qui apporteront de nouvelles voix à sa voix.
    Victime, survivante, humanitaire et écrivaine, elle connaît tous les rôles, leurs forces et leurs biais. Si cela doit complexifier son approche et sa position, elle parvient à nous le partager et en faire une vraie force de ce récit, qui comprend chez chacun des protagonistes de sa recherche des déséquilibres. La force et l’arrogance, le traumatisme et la manipulation, l’urgence et l’incompréhension.

    Avec Le convoi, Beata Umubyeyi Mairesse propose non seulement un récit intime de son expérience de traque et de survie, mais creuse aussi les mécanismes humains et politiques qui se mettent en branle avec chaque tragédie humaine. De quoi aiguiser encore plus son esprit critique et appuyer sur la nécessité de l’information et de la multiplicité des sources.

    336 pages
    Éditions Flammarion

  • L’invincible été de Liliana – Cristina Rivera Garza

    Le 16 juillet 1990, Liliana Rivera Garza est assassinée par son ex-petit ami, Angel Gonzalez Ramos. Trente ans plus tard, sa grande soeur, Cristina, revient à Mexico pour demander la consultation du dossier de l’enquête. Tandis que l’administration mexicaine peine, elle retrouve les cartons des affaires de sa sœur, patiemment entreposés et attendant qu’on les ouvre. Se faisant, elle revient dans le passé et nous raconte Liliana, à travers ses souvenirs personnels et ses mots, à elle.

    Nous sommes sous un arbre peuplé d’oiseaux invisibles. Au début je pense qu’il s’agit d’un orme -le tronc robuste et solitaire doté de branches verticales que je sais reconnaître depuis mon enfance- mais assez vite, un ou deux jours plus tard, je me rends compte que c’est un de ces peupliers transplantés il y a bien longtemps dans cette partie de la ville où la végétation originelle est rare. Nous nous sommes assises là, sous son feuillage, au bord du trottoir peint en jaune. Le soir tombe. Derrière la lourde grille d’acier s’élèvent les tours grises des usines et les gros câbles électriques s’incurvent, défiant l’horizontale. Les semi-remorques passent à toute vitesse, comme les taxis et les voitures. Les vélos. Parmi tous les bruits du soir, celui des oiseaux est le plus inattendu. Le plus improbable. J’ai l’impression qu’au-delà du feuillage, on ne les entend plus. Ici, sous cette branche, tu peux parler d’amour. Au-delà c’est la loi, la nécessité, la voie de la force, le territoire de la terreur. Le fief du châtiment. Au-delà, non. Mais nous les entendons, et c’est peut-être absurde, insensé, mais leur chant monotone, insistant, à la fois pacifique et puissant, passionnée et désespéré, trop réel ou trop léger, distille un calme que l’incrédulité n’entame pas. Tandis qu’elle allume une cigarette, je demande à Sorais, Tu crois qu’elle va arriver ? La juge ? Oui, la juge. Je n’ai jamais su décrire cette moue qui décompose le visage en lui ôtant toute symétrie. On est si proche du but, dit-elle pour toute réponse, en crachant un brin de tabac. On n’est pas à une demi-heure près.

    Liliana était étudiante en architecture, elle avait des ami-es, de bonnes notes, de grands rêves. Franche, sérieuse et étonnante, elle avait aussi ses amours, plus ou moins sérieuses, mais toujours avec défiance. Car elle voyait encore l’ombre noire de son ex petit copain, un amour de lycée, un garçon ombrageux et jaloux, possessif, violent, qui continuait à la suivre, à lui rendre visite, à garder un œil sur elle.
    Trente ans plus tard, donc, Cristina retrouve toute une collection de carnets, feuilles volantes, photos, ayant appartenu à sa petite sœur, qui adorait écrire. Des lettres, des mots, des notes, des brouillons maintes fois réécrits, d’autres jamais envoyés. L’adolescence et les premières années de sa vie d’étudiante racontée de son point de vue. Et Cristina se demande, serait-il possible d’y trouver quelque chose ? Un indice, un pressentiment, une phrase écrite noir sur blanc qui dirait la crainte, la violence et le danger ? C’est d’abord cette quête de la vérité et de l’alarme, de l’alerte manqué, qui pousse Cristina Rivera Garza à écrire. Comment, dans le Mexique de la fin des années 80, parlait-on des hommes violents ? Racontait-on à ses copines, ses cousins, sa sœur, ses parents, l’inquiétude dû à un amoureux ? Comment traitait-on ces enquêtes ? Après son crime, Ángel Gonzalez Ramos s’est enfui et n’a jamais été retrouvé, il s’est évaporé dans la nature, a commencé une autre vie après avoir arraché celle de Liliana.

    Ici, Cristina Rivera Garza fait œuvre multiple. Elle cherche d’abord à analyser la violence systémique faites aux femmes au Mexique et dans de nombreux autres pays en se basant entre autre sur le travail de la journaliste Rachel Louise Snyder qui a écrit sur les violences domestiques, ainsi que sur les nombreux mouvements féministes qui se battent pour que la justice considèrent enfin ces crimes pour ce qu’ils sont, non pas des crimes passionnels et romantisés mais des meurtres, des féminicides insupportables et injustifiables. Le terme feminicidio s’est d’ailleurs forgé au Mexique, pour qualifier, parmi d’autres, les meurtres de femmes à Ciudad Juarez. Militante et activiste féministe, Cristina met en évidence le déni des spécificités de ces meurtres par les institutions et la société mexicaine, l’indulgence pour les accusés et le mépris pour les victimes. Mais ici, l’acte militant est de rendre à Liliana son statut de femme, au-delà de celui de victime, justement.
    En lisant et nous transmettant les lettres, les pensées et la vie de sa sœur, elle remet au centre l’être qu’elle était, lui rend sa voix. En retrouvant ses ami-es de la fac d’architecture, en nous donnant à lire ses textes, elle nous présente cette jeune fille puis jeune femme qui avançait avec vaillance et joie dans la vie, étudiante brillante, amie passionnée et fidèle et expérimenteuse littéraire, elle qui commençait ses lettres par la fin, se passait de ponctuation, tentait de tordre la syntaxe et les mots pour exprimer tout ce qui la traversait. On devine à travers ses écrits le traumatisme laissé par sa relation avec Ángel et son besoin de se libérer des hommes, de ne pas être soumise à une histoire d’amour qui deviendrait une prison.

    Nous n’avons pas fini de lire sur les violences conjugales et domestiques et les féminicides. Ce livre-là, puissant et lumineux, plein de rage et de pudeur, en plus de décrire et analyser un système hypocrite qui cautionne et excuse ces actes, remet au cœur la victime, non en tant que telle mais dans toute son humanité et son existence, lui redonne corps, voix, et vie pendant quelques pages, et avec elle toutes les autres.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions Globe
    400 pages

  • 10 000km – Noé Àlvarez

    Noé Àlvarez est fils d’immigrés mexicains. Né aux États-Unis, dans l’état de Washington, plus précisément dans la petite ville de Yakima, il grandit entre sa famille, les copains, l’école et les boulots d’été dans la plantation de pommes qui fait vivre une partie des habitants du coin. Lorsqu’il décroche une bourse pour aller étudier à l’université, c’est autant une chance, une victoire qu’une insupportable pression. Lâchant prise, perdu dans un monde dont il n’a ni les codes ni les apparences, il décide de rejoindre une expérience folle pour reprendre le dessus. Il va participer aux Peace and Dignity Journeys.

    2003. Au milieu des pins, près de la ville de Bella Coola, en Colombie-Britannique, les autorités canadiennes conduisent sous escorte une mère de 17 ans, menottée, pour retrouver et ouvrir la tombe où elle a enterré son bébé quelques jours auparavant. Le nom de la mère -Crow, de la nation secwépemc, le nom complet se traduisant par « vagues d’eau »- se reflète dans ses larmes. Le bébé qu’elle a enterré, son premier-né, a été déclaré mort à 7 semaines. Durant quarante-neuf jours, il a vécu sous le pouvoir d’un nom, sous la protection de la tradition secwépemc qui implique que l’on prenne soin des siens, enveloppé dans les rêves d’une mère qui a chanté pour lui jusqu’à la fin, quand il a cessé de s’alimenter. Craignant que l’hôpital ne le lui prenne, Crow l’a emmailloté dans son tikinagan et s’est enfui avec lui dans la forêt.
    Elle se souvient d’une nuit froide dans les montagnes. La pluie tombait dru tandis qu’avec deux autres personnes elle encerclait le garçon en un mur de cérémonie avant de creuser un trou dans la terre boueuse. Les Secwépemcs enterrent leurs morts eux-mêmes. Mais, en ce jour de février, les autorités procèdent à l’excavation du nourrisson, Nupika Amak (« celui qui peut voyager entre deux mondes »), renversant l’ordre sacré par lequel une mère accepte la disparition d’un fils. Ils profanent la terre sous ses yeux- une terre qui a rappelé à elle l’esprit de Nupika Amak- et le ramènent dans ce monde pour qu’il soit enregistré et étiqueté, qu’il reçoive un certificat de naissance et de décès. Puis ils emmènent sa mère en garde à vue pour l’interroger.
    On lui demande pourquoi elle n’a pas déclaré la naissance de son enfant : elle voulait que ce soit un enfant de la liberté. Affranchi de l’oppression de l’État.

    […] Ces hommes et ces femmes ne sont que quelques-uns des coureurs des Peace and Dignity Journeys de 2004. Des gens ordinaires, fiers de leur héritage, répondant à un appel qui les dépasse.
    Et puis, il y a moi.

    Les Peace and Dignity Journeys est un ultra-trail qui traverse toute l’Amérique, de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu. De chaque extrémité du continent s’élance un groupe de coureur-euses et les deux se rejoignent au milieu, plus ou moins, quelque part entre le Panama et la Colombie. Les coureur-euses participent pour quelques jours ou quelques semaines, selon leur capacité, et se relaient sur la journée pour des runs allant jusqu’à 35 km afin de couvrir le plus de distance possible. L’hébergement est précaire, selon les étapes, et le parcours traverse le plus de territoires autochtones possibles. La rencontre et la connexion entre les différents peuples natifs d’Amérique est le but premier de cette course, qui lance des représentants des peuples indigènes dans une prière en mouvement à la rencontre des autres, portant la voix des silencieux-euses, des silencié-es. Organisée tous les quatre ans, la première éditions s’est lancée en 1992, alors qu’allaient être célébrés les 500 ans de la « découverte » du « Nouveau Monde » (tu peux aller par exemple sur leur site officiel pour en savoir un peu plus).
    Notre jeune Noé, perdu donc entre une culture mexicaine qu’il connaît peu, lui qui n’y a jamais mis les pieds, mais dans laquelle il a baigné toute sa vie et un monde universitaire qui lui fait bien sentir sa différence, sa présence inappropriée, rejoint les PDJ au Canada et court, court, en direction du Sud. Son histoire n’est pas celle d’un exploit sportif, mais celle d’une recherche intime et de la confrontation aux autres. Car si le milieu de son université privée était brutale, celui de ses compagne-ons de course n’est pas plus tendre. Vie déchirée, brisée, recluse, chacun-e porte sa croix et ses raisons de s’être lancé dans cette prière volante, sa conception du courage et de la spiritualité. Pour certains c’est un chemin de croix qui passe forcément par la douleur et la souffrance, quitte à devenir tyran pour les autres ; d’autres viennent y chercher des rencontres, des échanges, un chemin (littéral) qui les mène sur les pas de leurs parents, grands-parents… sur les traces de leur histoire.

    Récit dur, mélancolique et chargé d’émotion, 10 000km ne va pas prôner la libération et le renouveau par le sport et la spiritualité entouré de gentils amis-es. Loin de tous les poncifs de développement personnel et autres fantasmes sur le sujet, Noé Àlvarez raconte les gens qu’il a croisés, les questions qu’il s’est posées en les écoutant, en se confrontant à une autre forme de violence. Il raconte aussi ses pas sur la terre de ses parents, sa migration inversée, vague qui remonte le cours du fleuve jusqu’à sa source pour, peut-être, mieux poursuivre son chemin par la suite. C’est un récit rude comme un combat, qui nous laisse avec du sable plein les chaussures et dans les yeux, un peu d’amertume dans la bouche et un petit bleu au cœur. Ça pique un peu, mais c’est aussi pour ça que c’est bien.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot
    Éditions Marchialy
    340 pages

  • Marcher vers son essentiel – Pauline Wald

    En 2017, épuisée, Pauline Wald plaque tout : la promotion, le boulot dans la finance, l’appartement à Paris. Elle retourne dans sa famille, à Strasbourg, remplit son sac à dos et se met en chemin. Et le chemin qu’elle choisit, c’est le GR 65, le GR à la coquille, celui qui traverse la France en diagonale et l’Espagne en ligne droite, jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle.

    Janvier 2021
    J’entends le bruit des vagues depuis mon appartement. Je viens d’atteindre Sagres, dans le Sud du Portugal. Comme à chaque arrivée dans un nouvel endroit, j’ai besoin d’un temps d’adaptation. Mes repères extérieurs ont changé, ceux de l’intérieur ont besoin de s’habituer. Je viens de parcourir plusieurs centaines de kilomètres rapidement, en bus ; mon corps n’a pas encore pris ses marques.
    Ma première mission de la journée est d’aller faire des courses au magasin le plus proche, qui est à trois quart d’heures de marche. Le trajet, sous un soleil au zénith, est long et éreintant. J’essaie d’arrêter des voitures en levant le pouce. Tant de voitures ne transportant qu’un seul passager vont dans la même direction.
    Personne ne s’arrête.

    Lectrice, lecteur, je sais, je ne t’ai pas habitué-e à parler de livres de ce genre, des récits de vie, des témoignages, surtout quand ils touchent au spirituel. Je ne suis pas une habituée non plus, à vrai dire. Mais voilà, déjà, ce livre, c’est mon papa qui me l’a offert, ce qui est une première excellente raison pour le lire. Et puis, s’il me l’a offert, ce n’est pas par hasard, c’est parce qu’en août 2023, j’ai fait mes premiers pas sur le chemin qui me mènera moi aussi, je l’espère, à Saint-Jacques-de-Compostelle.
    Nos expériences du Chemin sont différentes, et pourtant il y a tant en commun. Je n’ai pour l’instant marché que 250 km, 11 petits jours quand Pauline Wald a passé 4 mois sur la route. Mais il y a une synchronicité, il y a cet esprit qui s’agite, cette magie qui s’incarne. Ce qu’elle raconte, je l’ai ressenti, à mon niveau, avec des interprétations différentes bien sûr, -nous n’avons pas le même vécu, nous ne sommes pas parties marcher pour les mêmes raisons-, mais la thérapie par le chemin, cette randonnée tant pédestre qu’intérieur, cette impression que le Chemin nous amène ce dont nous avons besoin, les rencontres qui arrivent au bon moment… Alors bien sûr, tu vas me dire qu’il n’y a pas vraiment de magie, et je sais bien.
    Mais quand même.

    Ce que raconte Pauline Wald, c’est que le chemin vers Saint-Jacques n’est pas une randonnée comme les autres, chacun-e y part pour une raison, chacun-e créé son chemin, se confronte à soi-même aidé par la route et par les autres. Jour après jour, on recommence, on pense, on pleure, on rit, on parle et on écoute. Et c’est tout ça qui créé cette magie : retrouver une connexion simple et entière avec les personnes qui orbitent autour de nous, sans rapport de force, sans attentes particulières. Réussir à se détacher du quotidien, en créer un autre loin de nos habitudes, de ces fausses échappatoires, pour avoir ce luxe de se recentrer sur l’essentiel, loin des parasitages constants des RS, du travail, des pressions et injonctions (les autres, les nôtres). Un luxe, oui c’en est un. Tout le monde ne peut pas partir 2, 3 mois. Tout le monde ne va pas jusqu’à Saint-Jacques. Mais finalement, qu’est-ce qui est important, l’arrivée, ou le Chemin ?
    Il n’y a pas de fin, pas de durée, pas de manière de bien faire. Pas de vrai-es ou de fau-sses pèlerin-es. On y croise toutes sortes de gens, on y a toutes sortes de pensées, on ne rentre pas meilleur-e, car là n’est pas la question, mais plus ouvert-e à ce qui se trame autour, à même de décomposer les événements comme des kilomètres et relativiser, questionner nos peurs, nos attentes, nos désirs…
    Pauline Wald et ses compagnes et compagnons de route, à qui elle donne la parole, témoignent de ce que le chemin leur a apporté. Avec parfois une approche plutôt spirituelle, voire religieuse qui me touche moins, mais cela ne change rien au fond, iels racontent leurs motivations, leurs difficultés et leurs espoirs.

    Chaque expérience est unique mais mettre un pied sur le GR à la coquille, c’est rejoindre une toile qui marque, entamer une route qui va au-delà de la Galice, car c’est à la fin du pèlerinage que commence le chemin.

    Éditions Eyrolles
    302 pages

  • Tupamadre – L. Etchart

    Lucía est la petite dernière d’une famille multiplement décomposée et recomposée. Deux sœurs et un frère avec qui elle partage des parents, un chat, une ville (Montevideo), deux langues. La sienne, l’espagnol, et la leur en partie, le français. Ses parents ont été membres des MLN – Tupamaros dans les années 60-70 (à vérifier), et ont vécu en exil en France pendant plusieurs années. Lucía, arrivée plus tard, ne connaît que l’Uruguay, les rues de Montevideo, et ces femmes qui semblent reconnaître sa mère dans la rue.

    Mon pere il a touché a rien. Il touche pas. Il s approche pas. Il dort de son coté. Tes lunettes sont la. Ton livre marqué a la page 69. Trop drole. Tes médicaments. L ampoule de morfine ouverte, remplie. Je caresse tes lunetes. Je colle mon nez a ton oreiller. j ouvre ton tiroir. Tes collections. Tes petites boites avec dedans des boites plus petites avec dedans toutes sortes de petites merdes. Une dent, une chaussete bébé, tous les petits mots que je tai fais pour tes aniversaires, des cailloux, des tickets de bus, des feuilles seches, des bouts d ongles ?
    Des chouchous des bouts de tissu. Cest infini.
    Et la
    Derriere tout
    Au fin fond du tiroir
    Un tout petit carnet.

    Le français, c’est la langue dans laquelle elle nous raconte ces vies. Un français bien à elle, imprégné de sonorités personnelles, badigeonné de castillan et gratiné de parler, un français qui ferait hurler l’Académie (pour notre plus grand plaisir) et qui nous précipite dans ses pensées. Peut-être est-ce une petite revanche personnelle, elle qui entendait sa mère et ses sœurs parler dans cette langue étrangère quand elle était enfant et que le reste de la famille ne voulait pas qu’elle comprenne. Peut-être est-ce par défi, elle fille de révolutionnaires, queer, cherchant un autre modèle, un bien à elle. Peut-être est-ce parce que parfois il faut pouvoir inventer sa propre langue, sa propre orthographe et sa gram-mère pour que le récit soit au plus près du vécu et que le vécu colle à l’histoire.

    L’histoire, justement. C’est la sienne et celle de sa famille, celle de sa mère surtout. Cette femme forte et étrange, un peu étrangère sur les bords à sa propre fille. Cette femme que d’autres appellent par un autre nom, qui tait son passé, n’en laisse échapper que des morceaux qui risquent de s’effriter si Lucía pose une question ou respire au mauvais moment de la narration. Une mère qui tombe malade et qui s’apprête à disparaître avec toute l’histoire. Verónica/Susana/María.
    L’histoire à elle, à Lucia, qui dès petite se sait différente, une gouine comme une autre mais pas une petite fille comme les autres, qui essaie de cacher sa queerness avant de la vivre pleinement. Une fille pour qui les putes sont des « meufs wow » et la cumbia prend ses airs de « palala ». Dont le frère aîné, absent, se nomme Liber Túpac et dont l’absence et le nom contiennent déjà une part de l’histoire familial. Et dont la mère est apostrophée, parfois dans la rue, par des femmes très émues.

    C’est le cancer qui tombe en dernier sur sa mère, un mauvais, qui ronge le corps et attaque ce temps déjà insaisissable. Les corps changent, se meuvent, s’affaissent. Les identités maternelles multiples permettent de mettre à l’écart un temps la maladie, mais l’organisme est insensible aux alias.
    Au fil de cette langue hybride, intime et puissante, Lucía replonge dans ses souvenirs, convoquant la mère seule, la famille, les ami-es qui convoquent eux-mêmes le passé, la France, la prison, les non-dits. On découvre une personne, une autre, puis une autre, qui émergent dans les remémorations, les rêves, les listes et les télénovelas, points d’accroche pour plonger dans les non-dits d’une lutte passée qui a laissé des traces cachées tant dans le pays, dans la famille que dans les combattants.

    Avec sa langue propre, L. Etchart propose une autre manière d’aborder cette recherche intime et politique en prenant le contre-pied de tout pour trouver peut-être sa propre compréhension de tout cela.

    Éditions Terrasses
    209 pages

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  • Un amour hors du temps – Carmen Yañez

    Carmen a quinze ans lorsqu’elle rencontre pour la première fois Luis, alias Lucho, un ami de son grand frère. Elle se sait déjà poétesse et lui était intrigué. Ce sera l’amour, le vrai. Un amour pas complètement accepté par sa famille à elle, qui voit d’un mauvais œil ce garçon avec des ascendances indigènes, un peu bohème et déjà militant. Peu leur importe. Ils forceront le destin, se marieront, auront un enfant. Mais un 11 septembre, c’est le destin du Chili qui sera forcé par les armes. Ce sera la résistance, la lutte, l’emprisonnement, la torture et l’exil. Cette vie incroyable, dont ce résumé n’est que le début, n’est pas un roman. C’est celle de Carmen Yáñez et Luis Sepúlveda.

    L’an 2020, la pandémie arriva en Espagne et toucha notre maison en l’endeuillant à jamais, emportant mon Lucho, mon point de référence dans le monde, mon complice, mon amour, mon compagnon.
    J’écris pour avoir et conserver la mémoire, parce que sans elle il n’est pas de futur, j’écris pour ne pas oublier que la terreur de l’enfer est ici, coexiste avec nous, est un éternel combat fratricide entre le bien et le mal, et nos seules armes sont cette feuille blanche qui espère recueillir et transmettre des histoires fantastiques capables de nous faire connaître d’autres réalités, d’autres rêves plus ou moins semblables aux nôtres, et une plume qui puisse rétablir la justice et l’équité ; et parce que les histoires ne suffisent pas à raconter la pulsation, l’intimité, les clairs-obscurs des événements confrontés aux petites choses dont se nourrit la vie, au quotidien du temps et de l’espace.

    Je ne te présente pas Luis Sepúlveda, tu dois le connaître au moins de nom, et tu as peut-être même étudié Le vieux qui lisait des romans d’amour au collège. Moi, je l’ai connu comme ça, et figure-toi qu’il est toujours étudié, ce roman, et ça me fait chaud au cœur. Si le romancier chilien est extrêmement connu et populaire, on connaît moins Carmen Yáñez, la poétesse chilienne qui a été deux fois sa femme. Une première fois lorsque l’espoir au Chili portait le nom de Allende. Les deux amoureux, convaincus par le programme et la vision du candidat puis président chilien, ont voulu voir dans sa présidence les racines d’une nouvelle société. Mais le 11 septembre 73, sous le bruit des bottes et le rugissement des avions, le rêve s’effondre. Quelques années plus tard, c’est leur couple qui s’éloigne, la clandestinité et la résistance ne laissant pas de place pour autre chose. Entre les moments tendres et intimes, les oppositions familiales et les voyages, elle raconte l’histoire d’une jeunesse qui s’est vue brisée en plein élan. Elle raconte les coups rageurs des militaires contre les portes à l’aube, les arrestations, les disparus qui s’égrainent sur un mauvais air. Elle raconte la Villa Grimaldi et la torture. Puis l’exil.
    Vingt ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, à coup de téléphone et de courrier, les liens se retissent entre les deux anciens amoureux, et c’est le début d’une nouvelle histoire. Chacun a fondé une famille, en Suède ou en Allemagne, et pour leur seconde vie, celle qui mettra un terme à l’exil, qui créera un nouveau foyer de joie, de chaleur et de littérature, ils choisissent les Asturies, Gijón, la langue.

    Un amour hors du temps, hors des frontières, loin d’un pays qui n’existe plus et dans un monde qui oscille, qui vacille entre révoltes sociales et politiques réactionnaires. Alors que le Chili ne sait plus sur quel pied danser, que dans de nombreux pays les crimes des dictatures militaires sont remis en question voire justifiés, le récit de Carmen Yáñez est un témoignage indispensable sur ce que font les dictatures, de la fragilité des peuples et de la puissance de la littérature. Luis Sepúlveda Calfucura a porté dans son œuvre cette lutte et les valeurs qui l’ont enflammé, qui l’ont fait emprisonné, torturé et poussé à l’exil. Un amour hors du temps est un hommage émouvant à cet écrivain majeur de la littérature mondiale, à un amour qui a pu transcender les obstacles et le portrait d’une femme touchante, puissante, qui a pris le risque de tout perdre, d’une poétesse qui continue de porter dans son œuvre son histoire et de transmettre celle de Luis Sepúlveda. Un morceau de vie et d’histoire qui rappelle combien l’intime, l’art et la politique s’entrechoquent, et qu’il faut lire, lire et lire.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Albert Bensoussan
    Éditions Métailié
    168 pages

  • Triste tigre – Neige Sinno

    Neige Sinno a 6 ans quand sa mère rencontre son beau-père. Le genre d’homme très admiré, reconnu, dans l’action, un vrai mec qui a fait l’armée dans les chasseurs alpins et aime la randonnée, les sports de montagne, le danger. Un homme colérique et brutal, tyrannique avec sa famille. Un homme qui l’a violé de ses 7 à ses 14 ans. Devenue adulte, finalement, Neige Sinno a parlé.

    Portrait de mon violeur
    Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.
    Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul, avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche ? ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
    Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

    Il faudra t’accrocher pour commencer Triste tigre, mais une fois dans le vide, jamais tu ne t’arrêteras. Neige Sinno a fait ce que peu de victimes parviennent à faire, elle a parlé. Et ensuite elle a été cru. Son violeur a avoué, il a été jugé et condamné. Tout cela, et c’est une autre tragédie, arrive peu.
    Dans ce récit, Neige Sinno interroge tout, de son expérience à l’universel, aux représentations fictives, notamment littéraires, et aux représentations sociales. Elle cherche à comprendre la figure du violeur, le sien et les autres, et tous ceux qui un jour ont été capable du pire ; elle regarde de quelle manière on les regarde et comment on détourne ce regard. Parfois au sens propre, on regarde ailleurs, parfois au figuré, faisant par exemple de Lolita une allumeuse et une histoire d’amour incomprise plutôt que celle d’un homme forçant une gamine pour assouvir ses désirs. Elle se confronte aussi à l’impossibilité de la littérature d’être cet exutoire salvateur et la nécessité de prendre partout et sans doute pour toujours des petits bouts ailleurs pour apercevoir et colmater un puzzle insensé. Elle fait appel à la littérature donc dans ce qu’elle raconte et dans ce que celleux qui la font ont vécu, citant Virginia Woolf, Claude Ponti, Camille Kouchner, saisissant toutes les expériences pour disséquer la sienne et y chercher les similitudes, les différences, recouper les grandes lignes. Elle en appelle aux contes mais aussi aux sciences sociales, aux études et chercheur-euses pour dire qu’un viol n’est pas qu’une question de désir sexuel sinon de domination et de pouvoir. Elle veut comprendre aussi cette position de victime, une image d’Épinal figée pour la société et pourtant au final aussi multiple, voire plus, que celle du violeur, loin de la dualité acceptée de celle-qui-surmonte ou celle-qui-s’effondre. Et cette autre position de la victime qui parle, celle qui fait exploser la famille, qui brise des vies, qui doit porter la responsabilité, finalement, des conséquences de ce qu’on lui a infligé.
    Elle raconte les zones grises de son enfance, les viols qui prennent toute la place et ont effacé le reste, et la question permanente ensuite, face à un homme à côté d’un enfant : est-ce que lui aussi, il le viole ?

    La littérature ne sauve pas mais elle permet d’interroger, de créer des résonances et de trouver de nouveaux angles pour dégager les zones d’ombres. Un livre très important, bouleversant et indispensable pour tenter de comprendre tous les éclats en fractales qui étoilent les victimes de viols.

    Éditions P.O.L
    282 pages

  • Portrait huaco – Gabriela Wiener

    Gabriela Wiener, journaliste et écrivaine péruvienne, vient de perdre son père. Elle qui vit en Espagne depuis des années retourne donc à Lima auprès de sa famille pour dire adieu au paternel, qui n’était pas un homme simple. En effet, Raúl Wiener menait une double vie, d’une part « l’officielle » avec sa femme et ses deux filles dont Gabriela, et d’autre part la « parallèle » auprès de sa maîtresse et d’une autre enfant. Et puis à ce père elle doit ce nom de famille tout à fait étranger de Wiener, elleux qui sont les descendant·es de Charles Wiener, explorateur juif autrichien naturalisé français qui a visité (et pillé) le Pérou à la fin du XIXème siècle.
    Être la (potentielle) descendante d’un explorateur-pilleur-de-tombes-, qui a profité de son passage au Pérou pour faire un enfant à une femme et emporter avec lui celui d’une autre, mais qui a raté le Machu Picchu, faut-il en rire ou enrager ?

    Ce qu’il y a de plus étrange à être seule ici, à Paris, dans la salle d’un musée ethnographique, presque sous la tour Eiffel, c’est de penser que toutes ces statuettes qui me ressemblent ont été arrachées au patrimoine culturel de mon pays par un homme dont je porte le nom.
    Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. Un arrière-arrière-grand-père est à peine un vestige dans la vie de quelqu’un, mais pas lorsque cet ancêtre a emporté en Europe rien moins que quatre mille pièces précolombiennes. Et quand son plus grand mérite est de ne pas avoir trouvé Machu Picchu, mais d’avoir été à deux doigts de le faire.
    Le Musée du quai Branly est dans le VIIe arrondissement de Paris, au milieu du quai qui porte le même nom, et c’est un de ces musées européens qui renferment d’importantes collections d’art non occidental en provenance d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Autrement dit, ce sont de très beaux musées érigés sur des choses très laides. Comme s’il suffisait de peindre les plafonds avec des motifs aborigènes australiens et d’installer plein de palmiers dans les couloirs pour que nous nous sentions un peu chez nous et oubliions que tout ce qui se trouve à cet endroit devrait être à des milliers de kilomètres de là. Moi y compris.

    Pas facile, donc. D’autant que si papa Wiener est un Blanc, maman, elle, est une chola, Gabriela est donc porteuse des gènes du pilleur et des pillé·es. Ce retour au Pérou est le début d’un grand bouleversement, de beaucoup d’interrogations qui couvaient dans l’existence du père et se retrouvent désormais sans contenant. Il y a son rapport au pays quitté, elle immigrée péruvienne en Espagne, pays colonisateur ; son lien avec son ancêtre et l’histoire familiale qu’il transporte ; sa gestion de cette double vie paternelle, elle qui, partie du Pérou avec Jaime son mari aussi cholo, vit désormais en couple polyamoureux et partageant leur lit et leur vie avec Roci une Espagnole, autre incarnation peut-être dans sa vie de la colonisation. La boucle est bouclée ?

    C’est un grand bond introspectif que fait ici notre narratrice. Un bond ? Un saut, une chute, car rien ne semble vraiment contrôlé, quand bien même l’autrice travaille ces questionnements depuis longtemps. Un jeune journaliste séduisant dans les rues de Lima et c’est le coup de canif dans le contrat polyamoureux ; un bandeau sur un œil et le père devient celui d’un autre ; un chercheur français ayant écrit sur Wiener devient dépositaire de la vérité filiale. Tout vacille et Gabriela doit reconstruire sa réalité pour avancer de nouveau. Elle compose, rencontre, assume, écrit, jalouse, baise, écrit, pleure, recherche, jalouse encore, elle se meut par cette nécessité impérieuse de comprendre ce passé composé pour être capable de continuer à imaginer la suite, retrouver les éléments et le sens de tout ce qui la fait elle, parmi le monde.

    Questionnement intime et enquête historique et social, dans ce « roman » Gabriela Wiener passe en revue les sujets majeurs qui traversent sa vie et irriguent en débordant la société. La décolonisation des vies est-elle un doux rêve ? C’est surtout un travail brutal qui ne cesse jamais et qui remet et est constamment remis en question pour la narratrice, qui passe par l’histoire de son pays, l’histoire familiale, celle de ses propres amours et de sa sexualité.

    Un récit drôle (oui oui), incisif, qui sème ses remous dans le corps et le regard, morcèle, recolle et fissure pour que chacun·e puisse y prendre ce qui colmatera les failles pour former une nouvelle carte, inconnue, chemin après chemin.

    Traduit de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    160 pages

  • Fun Home – Alison Bechdel

    Alison est étudiante lorsque son père meurt, écrasé par un camion. Elle pense suicide, bien que la thèse de l’accident reste l’officielle. Quelques temps avant, elle avait annoncé à ses parents qu’elle était lesbienne. Et, dans la foulée, elle avait appris que ce père au caractère si complexe était lui aussi homosexuel. C’est un tourbillon vertigineux sur son enfance et le rapport au père qui s’ouvre alors, pour tenter de comprendre cet homme autoritaire et cultivé.

    Alison Bechdel est d’abord connue pour son fameux test de Bechdel, visant à déterminer la représentation de femmes, et donc le potentiel niveau de sexisme, dans un film via trois questions. Mais elle est surtout l’autrice d’une œuvre graphique importante tant par son rayonnement que sa reconnaissance. Avec Fun Home, elle se livre à l’exercice de l’autobiographie, qui prend ici l’apparence d’une analyse poussée de son enfance et surtout, tu l’auras compris, de son père.
    Alison grandit dans une petite ville de Pennsylvanie avec ses frères et ses parents. Ils vivent dans une vieille maison de style néo-gothique patiemment et minutieusement retapée par le paternel, passionné par les arts décoratifs et vouant un certain culte à l’esthétisme. Professeur d’anglais le jour, il est également à la tête de la petite entreprise familiale de pompes funèbres de la ville, le Funeral Home. Bruce Bechdel est un homme aussi dur et impatient avec ses enfants et sa femme qu’il se montre attentionné et méticuleux lorsqu’il s’agit de meubler, retaper, se vêtir, assortir. Homme de peu de mots, ceux-ci sont souvent durs et amers et seule la beauté des choses et de sa maison semble lui apporter un quelconque plaisir. Et la littérature. Bruce est passionné de littérature, art qui deviendra bientôt le meilleur moyen pour sa fille de créer un lien avec lui.

    Cette autobiographie graphique est une œuvre d’une richesse et d’une complexité rare. Alison Bechdel creuse, déterre et revient sur différents éléments marquants de son enfance et de son adolescence, les décrivant et analysant à l’aune des nouvelles découvertes qu’elle fait et de son regard évoluant avec l’âge et la prise de conscience de qui elle est elle-même. La révélation de l’homosexualité de son père la fait replonger d’une part dans les souvenirs qu’elle pouvait avoir de lui avec des hommes (parfois bien jeunes) qui passaient donner un coup de main pour les travaux, les emmenaient camper elle et ses frères, mais aussi sur son rapport au genre, à sa féminité et sa masculinité et celle de son père.
    Homme de lettres, Alison Bechdel utilise les auteurs et œuvres favorites de son père pour tenter de mieux le cerner. De Proust à Joyce et de Wilde à Fitzgerald en passant par Camus, ces livres lui donnent de multiples clefs de lecture qui tracent un chemin dans les fourrés de la jungle paternelle, et par-là même, dans le décryptage de leur vie et leur relation. Raconté avec un dessin tout aussi précis et minutieux que l’est son enquête et son analyse quasi-psychanalytique, Fun Home est une immersion totale dans les secrets d’une famille d’apparence banale qui contient, bien enfermées, bien étouffées, beaucoup des souffrances contemporaines.

    Œuvre forte et rigoureuse, Fun Home dresse le portait d’une famille et d’une époque en plein bouleversement, dont on ne sait pas ce qu’il en sortira, mais qu’il convient de continuer à explorer toutes les facettes, celle du genre, de la sexualité et de l’expression de soi à travers et sous l’influence des autres.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn et Corinne Julve
    Éditions Points
    240 pages

  • Princesa – Fernanda Farías de Albuquerque, Maurizio Iannelli

    Né dans la campagne du Nordeste brésilien, Fernandinho n’aime pas ce rôle de petit garçon qu’on lui assigne. Il est une fille, c’est ainsi, et pourquoi donc n’est-ce pas évident pour les autres ? Rapidement, à son nom sera accolé veadinho, l’insulte, le mépris, et la protection désespérée de sa mère n’y changera rien. Les années passant, Fernando quittera sa campagne et son identité assignée, deviendra elle, deviendra Fernanda, Princesa, prostituée transexuelle des rues de São Paulo, Rio de Janeiro, puis Madrid, Milan, Rome, jusqu’à la prison de Rebibbia.

    J’avais six ans et Cícera Maria de Conceição, ma mère, fatiguée par le travail dans les champs, me prenait dans ses bras et m’allongeait dans le grand lit. Dans un demi-sommeil, je la sentais, je la sens encore, m’enlever doucement mon short et ma chemisette.
    Manuel Farías de Albuquerque, son mari, était mort quand elle était enceinte de moi. Mais pas avant d’avoir mis au monde mes deux sœurs et mon frère, Alaíde l’aînée, Aldenor le premier garçon et Adelaide. Tous mariés, tous émigrés dans les grandes villes du Brésil. São Paulo et Rio de Janeiro.
    La dernière à quitter la maison fut Adelaide. Álvaro lui faisait la cour, elle tomba enceinte. Cícera fit un esclandre dans le village. Elle quitta les champs de maïs et de coton, déboula chez le prêtre, chez le préfet. Elle réclama son dû, le sien et celui de sa fille : ce mariage devait se faire. Au départ, la famille d’Álvaro s’y opposa. Puis Dona Inacina intervint, elle parla avec tout le monde et arrangea tout. On pleura à l’église, on fit la fête à la fazenda. Du guaranà et du gâteau de goiaba pour mes cousins et moi. De la liqueur de jurubeba et du churrasco pour eux, les grands. Une fête nordestine. On tua un veau et deux dindons. Álvaro emmena Adelaide. Cícera et moi, on resta seuls.

    A partir de là, c’est une vie de film, de roman, plus grande que la vie que crée Fernanda. Assurée et déterminée, elle avancera vaille que vaille vers son objectif : donner à son corps son apparence cachée et vivre libre. Tu peux l’imaginer, lectrice, lecteur, mon artifice, cette vie a été non pas ponctuée mais tissée de violences. Viols, agressions, abus, extorsions … Tout ce que tu peux imaginer de la vie d’une prostituée transsexuelle dans le Brésil puis l’Italie des années 80 et 90, elle l’a vécue. Cela fait d’ailleurs la première puissance de ce texte : la rudesse et la violence de sa vie, bien que marquées dans sa chair, font partie des pavés qui la mènent, voire la poussent vers son objectif, vers ce destin qu’elle se rêve. Elles font partie de sa construction, au même titre que les rencontres protectrices et solidaires, moteur de fantasmes qui pousseront à travers les cicatrices.
    La seconde puissance de ce texte vient de son histoire à lui. Récit pionnier de la littérature transgenre, raconté à la première personne, Princesa est un récit à mains multiples né des échanges entre Fernanda, Maurizio Iannelli et Giovanni Tamponi. La première en est la pièce maîtresse, l’incarnation et la conteuse. Les deux autres sont des camarades de prison, des frères d’enfermement à Rebibbia. Maurizio, ancien membre des Brigades Rouges devenu réalisateur, et Giovanni, berger sarde qui s’est fait braqueur armé. La première écrira son histoire dans un mélange d’italien et de portugais brésilien, le troisième le retraduira en italien tartiné de sarde et le second (c’est clair, non ?) finira la mise en page, ajoutera quelques tournures littéraires pour parachever l’œuvre. Récit personnel et collectif, traduction dès sa naissance retraduite et adaptée, Princesa est à l’image de son autrice et héroïne, intime et plurielle, plurilingue et nouvelle, née d’elle-même et par les mots et les fantasmes des autres. Princesa est l’histoire d’une vie qui fuse hors des flammes et des murs porteurs de sociétés écrasantes et renfermées, mais aussi l’histoire d’une femme qui s’empare de sa vie et s’en va, migre vers d’autres lieux, se confronte. C’est enfin, même si le récit en parle peu, une littérature carcérale, fondamentalement, car sans l’enfermement et Rebibbia, ce récit n’existerait pas. Il est l’enfant de trois marginaux de la société italienne et mondiale, des enfants de leur époque et leurs pays qui nous apportent une œuvre inclassable et transcatégorielle, dont les thématiques et les violences restent dramatiquement d’actualité.
    Princesa, enfin, c’est un parcours. Celui de Fernanda, de sa transformation et de sa détermination. Celui de l’écriture, des allers-retours dans les cellules et dans les langues. Celui de son édition en français, aussi, qui nous intéresse ici. Fruit de la collaboration entre cinq traductrices suite à une journée d’étude sur le projet Princesa 20, il a s’agit à nouveau d’un travail de tissage, un nouveau parcours comme celui de Fernanda, de l’intime vers l’extime, d’une langue déjà triturée, pliée, recomposée à plusieurs, vers une autre. Être cette fois plusieurs pour unifier.

    Texte unique et inclassable, aventure humaine, sociale, langagière et éditoriale hors du commun, désir ardent d’existence, Princesa la femme comme le livre, se mettent à nu devant nous pour nous montrer comment arracher son existence des mains des autres peut être une douleur jouissive et salvatrice, une construction commune pour mieux découvrir l’autre.

    Pour en savoir plus sur le livre, Fernanda, les démarches… , le site (en français) du projet Princesa 20

    Traduit de l’italien par Anna Proto Pisani, Armelle Girinon, Virginie Culoma-Sauva, Judith Obert et Simona Elena Bonelli
    Éditions Héliotropismes
    188 pages