Carmen a quinze ans lorsqu’elle rencontre pour la première fois Luis, alias Lucho, un ami de son grand frère. Elle se sait déjà poétesse et lui était intrigué. Ce sera l’amour, le vrai. Un amour pas complètement accepté par sa famille à elle, qui voit d’un mauvais œil ce garçon avec des ascendances indigènes, un peu bohème et déjà militant. Peu leur importe. Ils forceront le destin, se marieront, auront un enfant. Mais un 11 septembre, c’est le destin du Chili qui sera forcé par les armes. Ce sera la résistance, la lutte, l’emprisonnement, la torture et l’exil. Cette vie incroyable, dont ce résumé n’est que le début, n’est pas un roman. C’est celle de Carmen Yáñez et Luis Sepúlveda.
L’an 2020, la pandémie arriva en Espagne et toucha notre maison en l’endeuillant à jamais, emportant mon Lucho, mon point de référence dans le monde, mon complice, mon amour, mon compagnon.
J’écris pour avoir et conserver la mémoire, parce que sans elle il n’est pas de futur, j’écris pour ne pas oublier que la terreur de l’enfer est ici, coexiste avec nous, est un éternel combat fratricide entre le bien et le mal, et nos seules armes sont cette feuille blanche qui espère recueillir et transmettre des histoires fantastiques capables de nous faire connaître d’autres réalités, d’autres rêves plus ou moins semblables aux nôtres, et une plume qui puisse rétablir la justice et l’équité ; et parce que les histoires ne suffisent pas à raconter la pulsation, l’intimité, les clairs-obscurs des événements confrontés aux petites choses dont se nourrit la vie, au quotidien du temps et de l’espace.
Je ne te présente pas Luis Sepúlveda, tu dois le connaître au moins de nom, et tu as peut-être même étudié Le vieux qui lisait des romans d’amour au collège. Moi, je l’ai connu comme ça, et figure-toi qu’il est toujours étudié, ce roman, et ça me fait chaud au cœur. Si le romancier chilien est extrêmement connu et populaire, on connaît moins Carmen Yáñez, la poétesse chilienne qui a été deux fois sa femme. Une première fois lorsque l’espoir au Chili portait le nom de Allende. Les deux amoureux, convaincus par le programme et la vision du candidat puis président chilien, ont voulu voir dans sa présidence les racines d’une nouvelle société. Mais le 11 septembre 73, sous le bruit des bottes et le rugissement des avions, le rêve s’effondre. Quelques années plus tard, c’est leur couple qui s’éloigne, la clandestinité et la résistance ne laissant pas de place pour autre chose. Entre les moments tendres et intimes, les oppositions familiales et les voyages, elle raconte l’histoire d’une jeunesse qui s’est vue brisée en plein élan. Elle raconte les coups rageurs des militaires contre les portes à l’aube, les arrestations, les disparus qui s’égrainent sur un mauvais air. Elle raconte la Villa Grimaldi et la torture. Puis l’exil.
Vingt ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, à coup de téléphone et de courrier, les liens se retissent entre les deux anciens amoureux, et c’est le début d’une nouvelle histoire. Chacun a fondé une famille, en Suède ou en Allemagne, et pour leur seconde vie, celle qui mettra un terme à l’exil, qui créera un nouveau foyer de joie, de chaleur et de littérature, ils choisissent les Asturies, Gijón, la langue.
Un amour hors du temps, hors des frontières, loin d’un pays qui n’existe plus et dans un monde qui oscille, qui vacille entre révoltes sociales et politiques réactionnaires. Alors que le Chili ne sait plus sur quel pied danser, que dans de nombreux pays les crimes des dictatures militaires sont remis en question voire justifiés, le récit de Carmen Yáñez est un témoignage indispensable sur ce que font les dictatures, de la fragilité des peuples et de la puissance de la littérature. Luis Sepúlveda Calfucura a porté dans son œuvre cette lutte et les valeurs qui l’ont enflammé, qui l’ont fait emprisonné, torturé et poussé à l’exil. Un amour hors du temps est un hommage émouvant à cet écrivain majeur de la littérature mondiale, à un amour qui a pu transcender les obstacles et le portrait d’une femme touchante, puissante, qui a pris le risque de tout perdre, d’une poétesse qui continue de porter dans son œuvre son histoire et de transmettre celle de Luis Sepúlveda. Un morceau de vie et d’histoire qui rappelle combien l’intime, l’art et la politique s’entrechoquent, et qu’il faut lire, lire et lire.
Traduit de l’espagnol (Chili) par Albert Bensoussan
Éditions Métailié
168 pages