Catégorie : Fantastique

  • Dieu, le temps, les hommes et les anges – Olga Tokarczuk

    Un matin d’été de 1914, les gardes du tsar arrivent à Antan et emmènent avec eux Michel, le meunier. Geneviève, sa femme, le voit ainsi s’éloigner, sans savoir où, ni combien de temps, avec comme seul savoir que, plus loin, c’est la guerre, et le Tsar emporte tous les hommes au combat.
    Tandis que les hommes se battent, Geneviève continue à dévider les heures et les jours, portant son premier enfant, faisant tourner le moulin, attendant. C’est le milieu de son temps, et le début du temps des autres, de sa famille, de ses voisins, de son village. Car si Antan est un petit hameau calme et paisible, c’est aussi le centre de l’univers, et qui sait quel rôle il joue, alors que le monde bouge, se tord et défile.

    La famille Céleste, issue de Michel et Geneviève, croisera la famille Divin, enfants du père qui passe ses journées perché sur le toit du château, à changer des bardeaux.
    Dans le château, on croisera le châtelain Popielski, obnubilé par ses livres, puis par un étrange jeu que lui prête le rabbin. Un jeu qui déplie l’univers en mondes soumis au bon vouloir de Dieu.
    Dans les bois qui entourent Antan, la Glaneuse règne. Elle y connaît non seulement les secrets de la nature, les plantes, le temps et les légendes, mais elle est aussi sensible au passage du temps sur Antan. Elle ressent les vibrations particulières du village, pressent les événements.
    Parmi les mythes, on croisera un homme-bête, un noyé, une lune vengeresse. Peut-être même tout Antan ? Ou alors rien de tout ça n’est légendaire.

    Antan est l’endroit situé au milieu de l’univers.
    Le traverser d’un pas rapide du nord au sud demanderait une heure. De même, d’est en ouest. Et s’il prenait fantaisie à quelqu’un de faire le tour d’Antan d’une démarche tranquille, en examinant chaque détail, en réfléchissant à chaque chose, cela l’occuperait une journée entière. Du matin au soir.
    À la frontière nord d’Antan s’étale la route qui va de Taszow à Kielce, animée et périlleuse car elle engendre l’angoisse du vooyage. Cette frontière est placée sous la garde de l’archange Raphaël.

    L’expression est un peu galvaudée, mais c’est un roman-monde que l’on a ici entre les mains. Olga Tokarczuk fait de ce petit village d’Antan un creuset dans lequel s’engouffre le temps, l’histoire et les gens. On y suivra le parcours de chacun des habitants du village, du plus central au plus petit, car tous, et ici surtout, toutes, ont laissé quelque chose dans la terre d’Antan et donc dans le tissu du monde. Que ce soit Florentine, qui hurle à la Lune ou Isidor qui découpe le monde en quadruplets, chaque individu amène sa vie, ses sentiments, ses douleurs, sur le chemin que trace Antan.Ce roman fourmille, part dans tous les sens en gardant pourtant toute sa tête, et nous propose à nous de prendre, de garder, d’interpréter. Est-ce le châtelain qui, sans le savoir, gouverne au monde avec son jeu Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur ? Le père Divin, perché sur les toits, et qui observe avec détachement les malheurs qui s’abattent, a-t-il une responsabilité ?

    Tandis que les années passent, les hommes reviennent de ce qui sera, pour nous, la 1ère guerre mondiale, et reprennent bon an, mal an, le cours de la vie auprès des femmes et des enfants qui continuent à porter le fardeau du quotidien, qui lui ne dévie pas. Puis arrive le moment où d’autres soldats arrivent, arrêtent les Juifs, les exécutent ou les emmènent. Et encore d’autre soldats, puis un autre régime, puis d’autres métiers… les temps se succèdent, continus, sans appellation historique, seulement leur présence au quotidien, leur violence, leur improbabilité et la nécessité d’y survivre.

    Les femmes dans ce roman, sont particulièrement impressionnantes. Elles subissent mais elles avancent, elles savent, elles apprennent, elles tentent de transmettre. Parfois avec succès, parfois non. Mais malgré tout, et en pleine connaissance du fardeau qu’elles portent et que leurs mères avant elles ont traîné, elles s’accrochent. Dans les douleurs de l’enfantement, dans la noirceur de l’incompréhension, dans les affres dévorantes des passions amoureuses. Entières et complexes, les femmes d’Antan portent en leur sein le village et sa (sur)vie.

    Il y aurait encore tant à dire sur Antan, mais je vais conclure en te disant, lectrice, lecteur, que les prochains mots seront les tiens, car je ne veux pas non plus te perdre, alors que ce livre est d’une évidence lumineuse. Il faut lire Olga Tokarczuk, il faut lire Dieu, le temps, les hommes et les anges.

    Traduit du polonais par Christophe Glogowski
    Pavillons poche – Robert Laffont
    400 pages

  • Des oiseaux plein la bouche – Samantha Schweblin

    Ça commence par deux mecs un peu loubards (surtout un), qui s’arrêtent casser la dalle dans un routier. Mais le tenancier ne semble pas disposé à les servir. Dans un état second car sa femme gît au sol et lui, trop petit ne peut pas atteindre le frigo, au grand dam de ses clients.
    Ça continue sur une autre route. Une jeune mariée, après avoir répondu à un besoin pressant, s’aperçoit que son cher et tendre ne l’a pas attendu. Derrière les toilettes, elle découvre qu’elle n’est pas la seule à avoir subi cet abandon et se demande s’il vaut mieux succomber au désespoir avec ses compagnes d’infortune ou bien s’en arracher pour retrouver la vie.
    On croisera aussi cette jeune fille qui, après le divorce de ses parents et à leur grand désarroi, comment à se nourrir uniquement de moineaux vivants. Cet homme complètement affolé après avoir tué sa femme et avoir dissimulé son corps dans une valise qui se retrouve propulsé grand artiste contemporain par d’autres sans doute plus fous que lui, ou encore cet artiste-peintre un peu psychopathe sur les bords qui se lie d’amitié avec un dentiste et doit, pour lui, s’émanciper de son sujet de prédilection tout en découvrant le plaisir de s’attacher à un autre être humain.

    On trouve de tout dans ce bouquet de nouvelles toutes plus étranges et dérangeantes les unes que les autres. Parfois légèrement à côté du réel, suffisamment pour nous déstabiliser et nous interroger sur le sens de ce que nous vivons avec les personnages, et parfois c’est le regard même du personnage qui souligne l’improbable et le décalage de situations qui devraient être normales. Comme ce jeune homme qui doit faire ses preuves pour rejoindre un gang de Buenos Aires, ou ce petit garçon qui voit ses parents s’éloigner et sa mère se refermer sur elle-même.

    En se tournant vers la route, Felicidad comprend son destin. Il ne l’a pas attendue et, comme si le passé était palpable, elle croit distinguer au loin le faible reflet rouge des feux arrière de la voiture. Dans l’obscurité plane de la campagne, il n’y a que la désillusion et une robe de mariée. Assise sur une pierre près de la porte des toilettes, elle en arrive à la conclusion qu’elle n’aurait pas dû traîner, qu’il aurait mieux valu qu’elle se presse davantage. Elle trouve bizarre d’être là, à faire tomber les petits grains de riz accrochés aux broderies de sa robe, en rase campagne, sans autre perspective que les champs, la route et, au bord de la route, des toilettes pour femmes. 

    Des femmes désespérées

    Avec ses nouvelles, Samantha Schweblin interroge les rapports familiaux, les non-dits et les échanges vide de sens qui tuent, doucement, les relations humaines. Ces petits éléments parfois anodins prennent ici la dimension dévorante d’un gouffre sans fond (parfois littéralement, avec les nouvelles « Le creuseur » et « Sous terre »). Elle montre aussi les contradictions et l’absurdité de notre rapport à la société et aux normes, notre angoisse quand celles-ci disparaissent et notre peur, au moment de les retrouver, de comprendre leur incongruité.

    236 pages
    Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil

  • Je suis la reine – Anna Starobinets

    En 6 nouvelles, très courtes ou plus développées, Anna Starobinets impose son univers fantastique, entre glauque et gêne, et nous met en porte-à-faux avec la réalité. Juste un peu en décalage, comme ses personnages, qui voient leur quotidien s’enrayer un brin et, doucement mais sûrement, dérailler et emmener avec lui leur conscience, leur lucidité.

    Dans la première nouvelle, le petit Sacha doit choisir entre respecter les Règles qu’une voix lui édicte dans sa tête, et dont l’infraction serait la cause de grands malheurs, et obéir à ses parents, qui ne comprennent pas les comportements aberrants de leur fils.

    Les terreurs enfantines et la recherche de sens à l’incompréhensible guident les réflexions terrorisées de Sacha, pour qui, finalement, le fonctionnement est simple : s’il suit à la lettre les Règles, de plus en plus contraignantes, tout ira bien. Si au contraire il échoue, alors la punition sera terrible et il en portera le lourd poids de la responsabilité.

    « Les crevasses de l’asphalte faisaient la loi. Telle une menace. Il y en avait trop, elles brisaient le rythme. Sacha trottinait dans la rue, ses mains moites enfoncées dans les poches de son jean. Pour avancer, la règle était la suivante : quatre petits pas, enjamber une crevasse, repartir du pied droit, encore quatre pas, puis re-crevasse, noire, rongée sur les bords, et repartir du pied gauche.. le problème c’était que les crevasses tombaient tantôt au troisième, tantôt au deuxième pas, l’obligeant à ralentir brutalement. Il trébuchait, changeait précipitamment de pied, mais ce n’était jamais le bon qui se retrouvait à enjamber la crevasse. Et ça le terrifiait. »

    Dans la seconde, Dima, monte dans le train de nuit entre Rostov-sur-le-Don et Moscou pour aller y acheter un chien. À son réveil, sa vie aura changé de sens et ses repères se seront faits la malle. Un effet de l’alcool ou une fuite en avant ? Dima va devoir jongler entre souvenirs et fantasmes et choisir ce qu’il préfère, au risque de tout perdre.

    La troisième nouvelle, la plus courte, raconte l’histoire d’une soupe. Ou plutôt d’un homme qui oublie un jour une casserole de soupe au frigo et s’y attache un peu trop quand celle-ci commence à développer sa vie propre.

    Vient ensuite la nouvelle-titre, Je suis la reine. Le petit Maxime tombe malade après une balade en forêt et se comporte de manière de plus en plus étrange au fil des mois. Asocial, violent, isolé. Il se goinfre de sucre et fait des réserves, se coupe de l’école et terrifie sa sœur, qui refuse de s’approcher de lui. Que s’est-il passé lors de cette promenade ? Le petit Maxime serait-il possédé ?
    Cœur du recueil et plus longue des nouvelles, Je suis la reine en est aussi le climax dans ce qu’elle a d’insidieux et d’obsédant.

    La cinquième nouvelle nous présente une étrange Agence qui embauche des scénaristes pour rédiger les histoires de vengeance de leurs clients. Un matin, un client bien étrange, qui semble connaître notre narrateur, vient lui passer sa commande. Perplexe, le scénariste se met au travail, bien ue chamboulé par la haine qui dégouline de son client.

    Enfin, pour clore cette galerie décalée, nous rencontrons Yacha, qui se sent bien vide et silencieux en se levant ce matin. Une résonnance, un rythme lui manque. Est-on mort lorsque le cœur ne bat plus ?

    Les personnages d’Anna Starobinets subissent ce qui leur tombe dessus, sans vraiment le comprendre. Ils essaieront, comme Dima, de chercher une explication, ou suivront ce nouveau chemin qui leur fait prendre les ornières, dans lesquelles se cachent les monstres qui dévorent tout.
    Acide et dérangeant mais complètement fascinant, voici comment je pourrais décrire l’univers de Starobinets. Les phrases se succèdent, s’insinuant sous la peau, laissant leur traînée froide et malaisante, touchant au plus viscéral, et l’on s’agrippe, poussé par ce même instinct que les personnages des nouvelles, ce trouble morbide par lequel on glisse la main dans la masse grouillante et suintante de nos faiblesses, de nos vanités et de nos peurs.

    Folio SF
    Traduit par Raphaëlle Pache
    195 pages

  • Cochrane vs Cthulhu – Gilberto Villarroel

    Napoléon vient de revenir de son exil sur l’île d’Elbe et tient à prendre sa revanche et à montrer au reste de l’Europe (et surtout aux Anglais), de quel bois il se chauffe. Dans sa stratégie de défense du littoral, le fort Boyard, destiné à protéger l’arsenal de Rochefort, semble tenir une place importante. Mais lorsque des artefacts mystérieux sont retrouvés pendant les travaux, c’est un danger bien plus grand que les Anglais qui émerge de la brume…

    Le capitaine Eonet, en charge de la garnison du fort, attend de pied ferme les experts envoyés par l’Empereur pour étudier ces étranges découvertes. Cependant, ces fameux experts sont précédés par une prise de choix : Lord Thomas Cochrane, de la Royal Navy. Ennemi farouche de l’empire français et marin aussi efficace que brutal, il s’est fait un nom au charbon dans le cœur des soldats français après avoir été l’instigateur du tragique épisode des brûlots, dans cette même rade, qui a vu partir en flammes une partie de la marine française. Cette prise surprise est pour Eonet une bénédiction. Seulement, d’autres dieux vont venir se mêler à la rencontre, et les deux ennemis vont devoir dépasser le mépris et la rage qui les tenaillent pour survivre aux prochains jours.

    Tu aimes l’aventure ? Les héros, les vrais, en bottes de cuir, chemise déchirée, cheveux hirsutes et courage démesuré ? Parfait.
    Tu aimes les grosses bêbêtes, surtout à tentacules ? Encore mieux !
    Tu n’as jamais entendu parler de Cthluhu ? C’est pas grave, eux non plus.

    Personnage peu connu, me semble-t-il, dans nos contrées, Thomas Cochrane est pourtant célèbre non seulement sur sa terre britannique natale, mais également en Amérique latine, pour sa participation et son soutien lors des guerres d’indépendances péruvienne et chilienne. Il est l’incarnation parfaite, avec son camarade d’infortune le breton Eonet, de l’aventurier dumasien. Honnête, courageux, dur et brave. Villaroel renoue avec beaucoup de talent avec cette tradition du roman héroïque et nous livre une aventure aux petits oignons, passionnante et cinématographique en diable. Sens de l’honneur, sacrifice, méchants très détestables, amitié improbable mais indéfectible, tout est là !

    Les aficionados des créatures lovecraftiennes se feront plaisir avec cette réécriture de l’Appel de Cthulhu et la mise en scène de ce mythe dans les eaux de l’Atlantique. Les non-connaisseurs ne seront pas pour autant perdus et chacun y trouvera son content, entre les fans de reconstitution historique ou les accros au fantastique.

    Loïc Eonet, capitaine des Dragons de la Garde Impériale de Napoléon 1er, terminait sa collation, composée de deux tranches de pain de campagne dur, de soupe de légumes, de reste de saucisson, d’un morceau de fromage et d’un pichet de vin rouge de Bordeaux, quand un soldat appela à la porte de la cellule de pierre où il avait installé son quartier général et l’informa que les sentinelles annonçaient l’arrivée d’un bateau. Eonet prit aussitôt son sabre réglementaire, mit sa capote, se couvrit la tête de son bicorne et sortit dans la cour, en faisant résonner sur les pavés les talons de ses bottes de cavalerie. 

    Un bon page-turner qui nous propose des héros comme on n’en fait plus beaucoup, avec talent et panache ! Une deuxième aventure du Lord est d’ores et déjà disponible, et, paraît-il, encore meilleure !

    Traduit par Jacques Fuentealba
    Aux Forges de Vulcain / Pocket
    480 pages

  • Terreur – Dan Simmons

    En 2014 et 2016, des plongeurs canadiens retrouvent dans les profondeurs glacées proche de l’île du Roi-Guillaume les épaves des HMS Erebus puis Terror. Ces deux bateaux rompus à l’exploration arctique avaient emmené le commandant John Franklin, le capitaine Crozier et plus de cent membres d’équipage à la découverte du mythique passage du Nord-Ouest. Cette route permettrait de relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en se frayant un chemin au milieu des îles du Grand Nord canadien. Partie en 1845, l’expédition a disparu corps et bien. Seul un message retrouvé en 1859 dans un cairn et écrit de la main de Crozier, capitaine du HMS Terror, apportera quelques lumières : pris dans les glaces depuis 1 an et demi, les survivants ont tenté leur chance et sont partis à pied à la recherche de leur salut. Il n’y aura plus de trace de l’expédition, jusqu’à la découverte des épaves.

    C’est de cette histoire dramatique et poignante, comme souvent les récits d’exploration, dont s’empare Dan Simmons pour Terreur. Il reprend, avec une fidélité incroyable, les événements connus sur l’expédition Franklin et complète les blancs pour proposer sa version de l’histoire. En plus du froid, de la banquise, des conserves abîmées et de la maladie, les hommes du Terror et de l’Erebus ont à affronter un ennemi terrible et insaisissable, un animal terrifiant et cruel, sorte de diable des glaces qui ne leur laissera aucun répit.

    De 1845 à 1848, nous retraçons d’abord l’histoire de l’expédition et de ces principaux acteurs, les figures majeures de l’exploration polaire que sont John Franklin et Francis Crozier et la centaine d’hommes sous leur commandement. Simmons nous fait passer d’un point de vue à l’autre, celui de Franklin ou de Crozier, mais aussi du jeune chirurgien de bord, ou de différents matelots. Chaque témoignage apporte sa pierre à l’épreuve que vivent les marins qui luttent contre le froid, la faim, la maladie, et la peur de cet animal sauvage qui les traquent et semble jouer et se jouer d’eux. Monstre sanguinaire qui observe ses proies à travers ses grands yeux d’obsidienne, se faufilant dans les labyrinthes des séracs et se camouflant dans la nuit arctique en attendant de déchirer de ses griffes les corps des frêles marins, la « bête » semble déchaîner les éléments contre l’expédition pour les garder sous son contrôle.
    Rester ou partir ? Affronter la violence de l’Arctique et de ce qui s’y trouve en espérant trouver de l’aide ou être retrouvé, il n’y a pas de bonnes solutions, si ce n’est celle d’aller jusqu’au bout, quelle que soit l’issue.

    70°05’ de latitude nord, 98°23’ de longitude ouest. Octobre 1847
    En montant sur le pont, le capitaine Crozier découvre que son navire est assiégé par des spectres célestes. Au-dessus de lui – au-dessus du Terror-, des plis de lumière chatoyante plongent puis se dérobent en hâte, tels des bras multicolores de fantômes agressifs mais au bout du compte hésitants Des doigts osseux d’ectoplasme se tendent vers le bateau, s’écartent, font mine de se refermer puis se retirent.
    La température a atteint -45° et descend à toute allure. 

    C’est un sacré tour de force que livre Dan Simmons avec Terreur. Outre la connaissance détaillée de ce qui est arrivé à l’expédition Franklin, l’homme maîtrise sur le bout des doigts tant le vocabulaire de la marine que celui des glaces, et cette précision, ce détail dans les descriptions des manœuvres, des lieux et des paysages qui entourent l’expédition sont pour beaucoup dans l’immersion et la fascination qui se dégage bientôt pour cette histoire. Les personnages sont extrêmement bien travaillés et leur évolution sur le fil du rasoir nous tient en haleine jusqu’aux dernières pages. Au fil des jours, nous sentons la folie les tenailler, tourner autour d’eux, la maladie, la fatigue et le découragement les pénétrer jusqu’aux os. Ces deux années d’immobilité, d’attente face à une mort dont on ignore quelle forme elle prendra mais dont on sent constamment la présence, dans un froid atteignant les -60°, dans une nuit d’encre, striée par les mouvements d’une créature incompréhensible et invincible morcellent et craquèlent les facultés des hommes, qui ne peuvent compter que sur leurs camarades pour garder espoir en une hypothétique survie.

    Traduit avec brio par Jean-Daniel Brèque, Terreur est un roman exceptionnel tant par sa documentation et sa précision, par l’épopée tragique qu’il nous conte et sa dimension dramatiquement humaine. Saisissant de bout en bout, le livre est sublimé par cette apparition fantastique, ce monstre sorti des glaces, tout autant créature tangible qu’incarnation des conditions apocalyptiques qui clouent le Terror et l’Erebus dans les glaces et dont on ignore des deux laquelle est la plus terrifiante. Un grand classique de la littérature, d’horreur, d’aventure, mais surtout de la littérature.

    Traduit par Jean-Daniel Brèque
    1049 pages
    Pocket

  • Les affaires du club de la rue de Rome, Janvier-Août 1891 – Adorée Floupette

    À la fin du XIXème, dans le Paris décadent, les artistes les plus en vogue se retrouvent rue de Rome, chez Stéphane Mallarmé, roi des poètes et hôte des célèbres Mardis de la rue sus-nommée. Mais en plus de dandys décadents qui donnent le pouls du Paris de Montmartre, le Maître s’occupe aussi d’occultisme et combat avec acharnement le fanatisme. Tête pensante et grand organisateur mystérieux, il déploie ses équipes aux quatre coins de la ville pour déjouer les plus terribles complots ourdis par des créatures démoniaques, arrachés aux mœurs dissolues ou au folklore et nous emmenant, la peur au ventre et l’aventure au cœur, dans les tréfonds des rues et des sous-sols du Paris hausmannien.

    De tous les mystères qui entourent la vie et l’œuvre d’Adorée Floupette (1871?-1949), le plus grand est certainement l’ampleur de sa bibliographie romanesque, qui mêle à des livres publiés sous son nom de naissance quantités d’autres parus sous des identités d’emprunt.

    Pour en savoir plus sur Adorée Floupette, je te renvoie, chère lectrice, cher lecteur, à cette fabuleuse séance de Mauvais Genre, en plus de la préface de l’ouvrage ici évoqué. Sache que derrière cette plume mystérieuse, tu ne trouveras rien de moins que la cerise sur le gâteau de la littérature : Léo Henry, Raphaël Eymery, luvan et Johnny Tchekhova.
    Si je maitrise mal Raphaël Eymery (mais son méfait ici donne envie de se pencher sur son œuvre précédente), j’avais découvert Johnny Tchekhova par son œuvre sonore Loubok, que tu peux découvrir ici.

    Faut-il encore présenter les deux autres ? Léo Henry, prolifique auteur et merveilleux co-réateur de l’inoubliable Yirminadingrad, qui nous régale à chaque sortie par son imagination et son inventivité. luvan, poétesse parmi les écrivain.e.s, artiste aux talents multiples, le maniements des mots et leur intrication n’était pas parmi les moindres. En ces temps pandémiesques pendant lesquels on ne peut pas compter sur grand-chose, un texte de Léo Henry ou luvan est comme une étreinte rassurante et chaleureuse, nous rappelant que quelque part des choses meilleures nous guettent.

    4 nouvelles donc, qui vont nous faire parcourir Paris aux côtés d’Alphonse Allais, Gustave Moreau, Ernest Dowson et Octave Mirbeau. Ces grands noms de l’art français seront accompagnés de side-kick comme Jane Avril, Berthe Weill, Maria Iakountchikova, side-kick qui, comme il se doit, se révéleront bien plus malignes et efficaces que leurs augustes et paternalistes partenaires. Entre cauchemar gothique et créatures mythiques, vengeances, complots ou expériences, les enquêtrices et enquêteurs de la rue de Rome nous entraînent dans la frénésie créatrice de la fin du XIXème, ses cabarets, sa misère et sa colère qui gronde dans l’industrialisation crépitante, ses abus et ses excès portés par la fée verte.

    Chacun.e ici parvient à nous immerger dans son univers avec ses intérêts et son style, tout en contribuant à la cohérence générale de l’ouvrage. Il en ressort un recueil qui se dévore d’une traite comme un roman, formidable de bout en bout. On en espère d’autres !

    Éditions La Volte
    400 pages

  • Ce que nous avons perdu dans le feu – Mariana Enriquez

    On commence par l’étrange relation entre une femme et le jeune fils d’une junkie dans un quartier chaud de Buenos Aires, sous l’égide de Gauchito Gil. On continue avec un hôtel anciennement école de police pendant la dictature argentine ; ensuite une bande de jeunes filles, fin des années 80, qui se perdent dans la drogue, l’alcool, se réveillant, comme leur pays, avec la gueule à l’envers plus qu’à l’envi, entourées de fantômes. Après, une maison hantée ; un virelangue entêtant dans la caboche d’un guide touristique spécialiste des tueurs en série ; l’ambiance lourde et chargée de la frontière paraguayenne et d’un couple en tension ; de l’auto-mutilation en classe ; Vera le crâne abandonné. Enfin, un voisin louche qui réveille des culpabilités ; une procureure et une murga d’outre-tombe ; un confiné volontaire et une épidémie d’immolations par protestations.

    Douze nouvelles pour découvrir l’univers de Mariana Enriquez, sous sa magnifique couverture. Des nouvelles qui nous emmène dans différents quartiers de Buenos Aires et quelques lieux d’Argentine, à différents moments de l’histoire du pays. Par les histoires étranges de ses personnages, on se retrouve immergé dans l’incertitude et la violence d’une société qui ne sait plus à quel saint se vouer et cherche du sens dans des cultes traditionnels et la sainte trinité drogue-alcool-sexe. Le glauque du quotidien se noie doucement dans un fantastique latent, qui se mêle aux situations et le rend parfois plus tangible que la réalité.

    La première, c’était la fille du métro. Certaines d’entre nous n’étaient pas d’accord ou, du moins, relativisaient son talent, son pouvoir, sa responsabilité : d’après elles, elle n’avait pas déclenché les bûchers toute seule. Seule, pourtant, elle l’était : cette fille-là n’officiait que sur six lignes de métro et personne ne l’accompagnait. Mais elle était inoubliable.

    Avec des personnages parfois paumés, souvent délaissés, elle nous présente différentes facettes d’une société éclatée, morceaux de miroirs éparpillés qui ne reconstitueront jamais une image unique et qui cachent, en arrière-plan, les démons dramatiquement humains qui se dissimulent dans l’ombre des monstres.
    Violence conjugale, familiale, sociétale, perte de repère, abandon, féminisme et lutte de pouvoir, Mariana Enriquez aborde des thèmes très contemporains et nous les propose crus, avec toute leur simplicité brutale, nous faisant ressentir physiquement ses mots et ses histoires, faisant de nous des spectateurs actifs de la déliquescence et des luttes de ses personnages.


    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    Les éditions du Sous-Sol

    238 pages

  • Souviens-toi des monstres – Jean-Luc André d’Asciano

    Raphaël et Gabriel sont les derniers-nés d’une famille uni-maternelle mais multi-paternelle et complètement matriarcale. Ils ont le talent miraculeux de chanter aux anges et aux ténèbres, et sont, accessoirement, frères siamois.
    Habitants de la petite île de Sainte-Marie des deux-mers, île de pirates, d’apostats et autres renégats, ils grandissent sous la protection de Sofia, grande sœur aussi silencieuse que forte, et de leurs frères, du 1er au 4ème. Chef de famille, religieux fou, protecteur de constellations ou fine lame, les frères rythment la vie de la petite île et de ses habitants, Agrigente, faux prêtre (ou vrai repenti) et son fils Giovannito, Begher le marionnettiste-anarchiste, les filles du bordel, Raspoutine… Toute cette clique haute en couleur va vivre des événements fantasmagoriques et révolutionnaires, des batailles, des passions et des spectacles.

    Dans une Italie plus proche de Pinocchio et Calvino que de Berlusconi, les frangins magiques et leur tribu vont aller de révélations inouïes en rencontres folles, et nous suivons leurs aventures, emportés par l’esbrouffe la plus totale. Tout est grand, majestueux, presque caricaturalement italien, et nous n’en avons jamais assez ! La langue est mirifique, alliant poésie, argot et insulte avec une aisance naturelle, et les péripéties, les révélations de la troupe de personnages incongrus, entre destinée picaresque et représentation biblique, ne sont jamais assez énormes pour nous lasser. On pleure beaucoup, on rit tout autant et on tremble à chaque page pour ces personnages beaux, brillants, humains ou non mais qui tous débordent d’émotions.

    Mon frère vient de sombrer dans le coma, à moins qu’il ne me faille le considérer comme mort. Si cela est vrai, nous accomplissons alors un miracle de plus, une obscénité nouvelle, celle d’être à la fois mort et vivant.

    Ça vit, ça aime, ça saigne, ça tue, ça ne s’arrête jamais, c’est une déferlante de vie et c’est merveilleux !

    Aux Forges de Vulcain
    520 pages

  • Les abysses – Rivers Solomon

    Yetu est une Wajinru, un peuple de sirènes vivant dans les confins des océans. Et parmi son peuple, Yetu est l’historienne, elle est la gardienne de la mémoire de son peuple, toute sa mémoire. Au sens littéral. Elle est la seule, comme l’historien qui l’a précédé, à se rappeler pour tous l’origine de son peuple, ses souffrances, ses épreuves et son parcours. Tous les ans, lors de la cérémonie du Don de Mémoire, l’historien partage ses souvenances avec le reste des Wajinrus, pour que chacun se souvienne pendant un instant d’où il vient, puis il récupère les souvenances afin que le reste de son peuple puisse vivre l’esprit léger et vide toute la souffrance endurée par le passé.
    Mais Yetu, accablée par le poids de cette mémoire, va en décider autrement.

    Dans ce roman court et efficace, Rivers Solomon aborde de nombreux thèmes complexes de manière simple sans être simpliste et nous guide dans un cheminement à travers l’histoire de l’esclavage, dont sont issus les Wajinrus, la place de la mémoire collective et du devoir de mémoire dans une société qui pense avancer et se verrait comme résiliente alors qu’elle est aveugle à son passé. Comment se construire comme individu et en tant que peuple quand on ne sait pas d’où l’on vient ? Est-il préférable d’ignorer les sévices et les blessures, les guerres et les tortures subies par ses ancêtres pour conserver l’espoir et la joie d’un futur qui ne peut être inquiétant si le passé n’y jette pas son ombre ? Ce sont toutes ces questions que Rivers Solomon nous pose et iel apporte ses réponses à travers l’histoire de Yetu, ses peurs et ses rencontres. Car si les Wajinrus sont ignorants volontaires de leur passé, Yetu ne le connaît que trop bien et le vit chaque jour par chaque pore de sa peau, chaque nerf de son corps à vif, et cela devient insupportable. À travers un acte de rébellion et plusieurs rencontres, elle sera amenée à réfléchir à la meilleure façon de porter ce lourd fardeau, à équilibrer cette balance entre ignorance et rage, douleur et acceptation, pardon et vengeance.

    -C’était comme un rêve, dit Yetu.
    Elle avait mal à la gorge, elle pleurait sans arrêt depuis plusieurs jours, s’étant égarée dans la souvenance d’un des premiers Wajinrus.

    Ne te fie donc pas à la finesse de l’ouvrage, les 200 pages des Abysses sont un condensé très intelligent sur des sujets sensibles et pourtant primordiaux, et la vision que nous propose Rivers Solomon est indispensable !

    À noter : Les Abysses vient apporter sa pierre à un projet transmédia puisque à l’origine la mythologie selon laquelle les enfants nés des femmes esclaves jetées des bateaux négriers vient du groupe electro Drexciya, prolongé par le groupe de hip-hop clipping. et son album-concept The deep, qui aura inspiré Rivers Solomon pour son roman. C’est donc un univers en évolution permanente auquel se rattache Rivers Solomon, et je ne peux que vous inciter à aller écouter clipping. pour prolonger l’expérience.

    Traduit par Francis Guévremont
    Aux forges de Vulcain