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  • Roca Pelada – Eduardo Fernando Varela

    Le lieutenant Costa est le chef de la Garde-Frontière du col de Roca Pelada. Sis à 5000 mètres d’altitude, il est le plus haut point de contrôle d’une frontière entre deux états qui sillonne volcans et altiplano. La garnison de la Garde-Frontière fait face à celle de la Ronde des Confins, le détachement du pays ennemi. Perché au-dessus des nuages, soumis aux vibrations et orages électriques d’un désert de roche, le col fait peser sur les militaires qui l’habite sa minéralité hors du temps. Le lieutenant Costa, militaire consciencieux, tente de faire régner l’ordre, la discipline et le renseignement parmi ses hommes, mais le départ de son vis-à-vis va venir chambouler ses certitudes.

    Le détachement du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la panète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux milles mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où ne pouvait subsister longtemps aucun type d’organisme, la nature n’y permettait que brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau sur un sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. Séismes, effondrements, éclairs terrifiants faisaient de chaque minute passée sur ces cratères un défi aux éléments. L’ivresse des sommets, les hallucinations et la perturbations des fluides qui provoquait des œdèmes mortels étaient une menace constante. La vie quotidienne dans ce lointain poste-frontière avait ses règles propres, même si personne ne savait précisément lesquelles. Une géographie indomptée, les énormes distances et l’absence de chemins dissuadaient le passage par ces cols aberrants à près de cinq mille mètres qui ne menaient nulle part ailleurs qu’au ciel.

    Il l’aime, son col, le lieutenant Costa. Pour des raisons bien mystérieuses, même pour lui, il ne se voit pas quitter son détachement, les volcans, la petite puma qui parcourt l’altiplano. Entouré du sergent Quipildor, qui a une fâcheuse tendance à l’ironie et à une douce insoumission, et d’une bande de soldats arrivés des régions tropicales du pays pour qui l’adaptation à l’altitude, au froid et aux roches est quelque peu compliquée, Costa semble le seul avec un minimum de jugeote. Ou peut-être le plus largué de tous. Quel sens peuvent avoir les règles, ordres et autres missions d’espionnage sur une ligne frontière que chaque partie détourne à son tour, comme un jeu d’échecs qui glisse d’une ambition stratégique à celle d’occupation des longues journées sans temps. Loin du monde et de la vie, les garnisons de Roca Pelada évoluent dans l’oubli et l’immobilisme. Alors le jour où le lieutenant Gaitán, responsable des carabiniers de la Ronde des Confins, obtient une mutation, c’est un bout du monde de Costa qui s’ébranle. Et lorsqu’arrive la capitaine Vera Brower, seule femme à des centaines de kilomètres et des décennies, Costa sent remonter en lui des désirs, tant émotionnels, charnels que philosophiques. D’autant que la capitaine semble arriver avec une mission bien précise.

    Lectrice, lecteur, mon immensité, je t’enjoins de te promener sur cet altiplano hors du monde. Sur un postulat qui ne manque pas de rappeler le merveilleux Désert des Tartares, Eduardo Fernando Varela dévie vers le burlesque et l’absurde avec des personnages complètement décalés perdus dans des situations ubuesques. Avec humour et malice, il nous dépeint le quotidien infini de cette vie sur un poste-frontière régulièrement oublié de la hiérarchie de la plaine, qui vit grâce à l’arrivée intermittente d’un train qui passe son temps à sillonner les pentes abruptes et les landes désertes de la cordillère. Au milieu des volcans culminant à 7000m, des champs de geysers et des cratères minés (ou pas), une ligne blanchie à la chaux marque la limite mouvante entre deux pays en froid plus qu’en guerre qui se volent régulièrement qui 2 km ici et qui une météorite là. Parsemé de mystérieuses apachetas qui popent hors des pierres comme des champignons et parcouru parfois par des groupes de personnes issues d’on ne sait où, fantômes des populations incas ou promeneurs modernes (les deux étant aussi improbables l’un que l’autre), Roca Pelada exacerbe l’absurdité et la vanité des conflits de pouvoir et des luttes de domination. Car là-haut, où prime la survie, l’adaptation et l’isolement, les tensions et les mètres gagnés n’ont pour résultat que d’agrandir un désert et en faire surgir son silence et son éternité.

    Étrillant avec humour et finesse le ridicule des conquêtes et des frontières, Eduardo Fernando Valera nous livre ici un roman passionnant et caustique qui nous laisse avec une envie furieuse de se réfugier dans l’altiplano, loin de la bêtise humaine pour déambuler parmi cette faune prise d’une folie douce qui est, peut-être, ce qui se rapproche le plus d’une lucidité tranquille.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Éditions Métailié
    352 pages

  • Une histoire simple – Leila Guerriero

    Si les vachers argentins, de nos jours, ont perdu les attributs des gauchos, la culture de ces cow-boys de la Pampa est toujours vivace. Dans ce folklore, on retrouve une danse, le malambo. Le pèlerinage annuel des danseurs de malambo les mènent à Laborde, province de Córdoba, pour le festival annuel qui s’y tient. Et leur Graal : devenir champion du concours de Malambo Mayor.

    Voici l’histoire d’un homme qui a participé à un concours de danse.
    À cinq cents kilomètres de Buenos Aires au sud-est de la province de Córdoba, la ville de Laborde a été fondée en 1903 sous le nom de Las Liebres. Elle compte six mille habitants et se trouve dans une zone, colonisée par des immigrants italiens au début du siècle dernier, qui produit du blé, du maïs et leurs dérivés – de la farine, des moulins, du travail pour des centaines de personnes. Sa prospérité, aujourd’hui renforcée par la culture du soja, se reflète dans des villages qui semblent sortis de l’imagination d’un enfant sage ou d’un maniaque de l’ordre : des petits centres urbains avec leur église, leur place principale, leur mairie, des maisons avec jardin, un 4×4 Toyota Hilux dernier modèle rutilant devant la porte, parfois deux. La route régionale numéro 11 traverse beaucoup de villages identiques : Monte Maíz, Escalante, Pascanas. Laborde se trouve entre Escalante et Pascanas : un village avec son église, sa place principale, sa mairie, ses maisons avec jardin, 4×4, etc. Une ville de plus parmi le millier de villes de l’intérieur dont le nom n’est familier pour aucun autre habitant du pays. Une ville comme il y en a tant, dans une zone agraire comme tant d’autres. Mais pour certaines personnes – mues par un intérêt très spécifique- , aucune ville au monde n’est plus importante que Laborde.

    Nous retrouvons Leila Guerriero, grande journaliste argentine dont je t’ai déjà parlé ici pour son livre sur les suicides de jeunes gens dans la ville de Las Heras, ou encore là pour son récit sur la guerre des Malouines et l’équipe d’anthropologie médico-légale qui redonne aux morts leur identité. C’est pour un sujet beaucoup plus léger, mais non moins émouvant, que nous allons de nouveau suivre (aveuglément) les traces de la journaliste.

    La petite ville de Laborde accueille donc depuis les années 60 un festival folklorique tourné autour des arts de la scène, et veut surtout mettre en avant le malambo. Cette danse traditionnelle gaucho rassemble tous les éléments de l’image d’Epinal des gardiens de vaches argentins : la tenue, le regard noir et dur, la force physique, l’endurance, la provocation, la fierté. D’une durée de 2 à 5 minutes (plutôt 4 à 5 pour Laborde), accompagnée d’une guitare et d’une grosse caisse, le malambo demande à son danseur une puissance physique et une endurance digne d’un sportif de haut niveau. Ce sont des mouvements rapides, saccadés, répétés, souples et gracieux qui demandent un tonus musculaire et une résistance hors du commun. Il y a le malambo du Sud, qui se danse pieds presque nus, et celui du Nord, bottes aux pieds. Et pour chacun, ce regard sombre, cette fierté, ce défi lancé au public qui fait partie de la performance. Ce n’est pas le public qui porte le danseur, mais le danseur qui embrase les foules.

    Y s’passe un truc, non ? (Source)

    Leila Guerriero ne connaît pas grand-chose à cette danse, cette culture gaucho, lorsqu’elle arrive à Laborde pour la première fois. Après cette découverte saisissante, elle suivra pendant un an Rodolfo González Alcántara, vice-champion, pendant sa préparation en vue de la prochaine édition.
    Je te le disais en introduction, lectrice, lecteur, mon chavirement, être reconnu champion de malambo à Laborde, c’est un Graal. Si le festival n’est pas particulièrement touristique, il est l’alpha et l’omega des vrais aficionados, des apasionados, de ceux qui vivent gauchos, qui incarnent en dansant l’esprit et les valeurs de ces conquérants de la Pampa. Pourtant, les sacrifices sont énormes pour ces jeunes gens souvent peu riches. Le temps d’entraînement physique, de danse, la préparation des costumes, le financement des trajets l’embauche d’un entraîneur spécialisé souvent ancien champion lui-même. Le titre suprême est synonyme, si ce n’est de richesse, d’une réputation qui peut grandement améliorer la vie de ses tenants. Mais la victoire est à double tranchant…

    Je ne t’en dirai pas plus, l’histoire est trop belle, trop folle, trop improbable et vivante pour que tu ne la vives pas toi-même. Leila Guerriero sait comment nous raconter ces feux intimes qui nous consument, qu’ils viennent du désespoir ou de la joie, qu’ils aient une origine sociale ou qu’ils naissent dans les rêves. Savoir raconter avec autant de tendresse, d’émotion et de sérieux une histoire, en effet fort simple et pourtant si riche, si primordiale, pour nous porter aux larmes et le corps tendu est un exploit au moins aussi grand que d’enchaîner des mudanzas et des zapateos pendant 5 minutes.
    ¡Viva Leila !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martínez Valls
    Éditions Christian Bourgois
    144 pages

  • Les cousines – Aurora Venturini

    Yuna et sa sœur Betina, de 1 an sa cadette, vivent avec leur mère et Rufina, la bonne. Elle étudie la peinture aux Beaux-Arts, domaine dans lequel elle se révèle plutôt très douée, malgré ce que pense les membres de sa famille, incapables de croire qu’elle serait capable de faire quelque chose de bien. Ce sont des monstres, comme d’autres dans leur famille. Du moins c’est ainsi que les autres, et elle-même, les voient.

    Ma maman était une institutrice très sévère qui enseignant avec une règle, en blouse blanche et qui obtenait cependant de bons résultats dans une école de la périphérie fréquentée par des enfants peu doués issus des classes moyennes et populaires. Le meilleur était Rubén Fiorlandi, le fils de l’épicier. Ma maman abattait sa règle sur la tête de ceux qui faisaient les malins et elle les envoyait au coin avec des oreilles d’âne découpées dans du carton rouge. Les fautifs recommençaient rarement. Ma mère pensait qu’on n’apprend rien sans mal. En CE2 on l’appelait la demoiselle du CE2 mais elle était mariée à mon papa qui l’avait abandonnée et n’était jamais revenu à la maison pour faire son devoir de pater familias. Elle donnait ses cours le matin et reprenait à deux heures de l’après-midi. Le repas était prêt car Rufina, la morochit qui faisait une très bonne maîtresse de maison, savait cuisiner. Moi j’en avais assez de manger du ragoût tous les jours. Au fond de la cour caquetait un poulailler qui nous permettait de manger et dans le potager poussaient des courges miraculeusement dorées soleils renversés qui avaient plongé des hauteurs célestes et s’étaient enfouis dans la terre, à côté de violettes et de rosiers rachitiques dont personne ne s’occupait, qui s’entêtait à apporter une note parfumée à ce malheureux égout.

    Yuna souffre d’un handicap mental léger, qui n’est jamais vraiment qualifié par elle si ce n’est par le regard et les commentaires des autres. Sa sœur Betina, elle, se déplace en fauteuil roulant, un siège lui servant tout autant à être déplacé qu’à faire ses besoins, en toute heure, en tout lieu et toute compagnie, à la grande honte de la mère de famille que tout le monde regarde avec piété et un brin de suspicion, car pour avoir deux filles comme celle-ci, il doit bien y avoir une raison. En plus des deux sœurs, il y a Petra et Carina, les deux cousines filles d’Ingrazia et Danielito, ainsi que tante Nené. Petra est « liliputienne » et Carina aussi porte les défaillances de la famille sous la forme d’un retard mental et de doigts en rab.
    Nous sommes dans les années 40 à Buenos Aires, et c’est Yuna qui nous raconte sa famille et sa vie. Elle le dit, manier les mots ce n’est pas facile, et elle apprend, avec l’expérience et le dictionnaire, au fil de son récit. Cela donne une histoire au fil de la pensée, avec ou sans ponctuation, qui tente d’expliquer et de comprendre en même temps les turpitudes des hommes et les mystères de la vie. Jeune fille talentueuse repérée par l’un de ses enseignants des Beaux-Arts, son talent est rabaissé constamment par sa famille, notamment sa tante, célibataire devant l’éternel qui attend le retour de l’homme aimé. Mais les hommes, fuyant ou protecteurs, restent des prédateurs, et les jeunes filles en feront les frais, elles qui en raison de leur handicap sont moins prévenues et informées que les autres, car déjà difficilement considérées comme des vrais êtres humains, comment les penser comme de vraies femmes ? C’est Petra qui, très au fait des choses de la vie et du plaisir des hommes, apprendra à Yuna comment tout cela fonctionne, et les deux auront ainsi la compréhension et le pouvoir de confondre et contraindre les hommes qui, le croyez-vous, abuseraient de ces jeunes filles oubliées.

    C’est une sacrée aventure que ce petit livre. Une sacrée aventure pour l’autrice, déjà. Aurora Venturini, morte en 2015 et née en 1921, psychologue, romancière et traductrice, a été entre autres une grande copine d’Eva Perón, Violette Leduc, Sartre, Beauvoir… Les cousines (Las primas), a semble-t-il été le roman de la renommée, couronnée notamment par le prix Página/12 en 2007, la ramenant sur le devant de la scène.
    Une sacrée aventure de lecture, également. Yuna, de son point de vue décalé, laissée un peu de côté, regarde et raconte son quotidien, les gens qui le compose, avec une franchise et une violence parfois déconcertante et drôle. Avec son ton tranchant, elle ne fait preuve d’aucune pitié sans pour autant chercher à être méchante. Elle nous partage sa vie, apprenant au fil des pages comment la raconter, retenant de nouveaux mots grâce au dictionnaire, apprivoisant la ponctuation tout en découvrant les mystères du « secsoral », la violence des hommes et la grande mortalité des femmes autour d’elle. Un peu ingénue mais pas par naïveté angélique, Yuna comprend qu’elle doit trouver le moyen par son art de prendre son indépendance, non seulement de sa famille, dont même les membres qui seraient dans la « norme » paraissent défaillants ; mais aussi des hommes.
    Le monde de Yuna est cruel, dur, froid et moqueur, et c’est peut-être grâce à son handicap, grâce à ce qui la met hors-norme qu’elle parvient avec distance à en comprendre les ressorts. On sait que les fous ne sont pas toujours ceux que l’on croit, ici l’on voit bien que les taré·es, les débiles, les malades, les dégénér·es sont surtout partout et dans les têtes éventées et volatiles de tout un chacun·e, ne nous en déplaisent.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marianne Millon
    Préface de Mariana Enriquez

    Éditions Robert Laffont
    200 pages

  • Un fil rouge – Sara Rosenberg

    Miguel est un documentariste argentin qui a autour de trente-cinq ans. Nous sommes dans les années 80, approximativement. Après 83, assurément, car la démocratie est de retour en Argentine. Originaire de Tucumán, Miguel a survécu aux dictatures qui se sont enchaînées avec peu de répit. Mais il porte en lui une blessure qui ne cesse de s’ouvrir, celle du destin de Julia, son amie d’enfance et militante d’extrême-gauche qui n’a pas réapparu. Il décide de lui consacrer un documentaire et part sur les traces et à la recherche de celles et ceux qui l’ont connu, l’ont aimé ou détesté, pour reconstituer sa jeune vie jusqu’à la fin.

    Enregistrement n°1
    (Catamarca, 1990, après Madrid)
    La maison a explosé tellement fort qu’on a même retrouvé des décombres sur le chemin des oliviers. Les animaux ont été bien secoués par la détonation, du coup, le percheron s’est échappé dans la montagne. On ne savait pas encore si Julia se trouvait à l’intérieur avec son fils Federico. Des hommes, une quinzaine, armés jusqu’aux dents, sont descendus de quatre voitures ; ils se sont divisés en groupes avant d’encercler la maison en criant et en mitraillant la porte et la fenêtre, puis ils ont posé des explosifs. Ensuite, ils ont couru jusqu’au chemin et ils ont disparu à toute vitesse.
    Ma sœur et moi nous étions là-bas à épier, derrière la palissade, où on fait sécher les figues sur les roseaux tressés. Ils ne pouvaient pas nous voir et, en plus, ils étaient tellement pressés qu’ils n’ont même pas regardé, comme s’ils étaient poursuivis par le diable. La plupart des gens se sont cachés dans la grande bâtisse où nous avions tous l’habitude de nous réunir pour regarder la télévision. Quelques-uns étaient restés chez eux et d’autres ont entendu la détonation dans toute la vallée, sans savoir d’où ça venait exactement. Le bruit a été si fort qu’il nous a rendues complètement sourdes toute une journée.
    À mes soixante-dix ans, j’ai vu bien des guerres passer sur ce chemin, mais jamais aucune n’était arrivé si près, juste là, en face.

    Lectrice, lecteur, mon fil rouge, Julia est de ces femmes qui bouleversent celles et ceux qui la croisent et provoquent autant rage qu’admiration. Née Berenstein, elle est descendante d’une première vague d’immigrés d’Europe de l’Est et s’engage dans sa jeunesse auprès de la trotskyste ERP, l’Armée Révolutionnaire du Peuple, en tractant et participant à des actions armées. Jeune femme révoltée, provocatrice et libérée dans une région encore très rurale et codifiée, elle vit son corps, ses amours et ses combats politiques avec ardeur et dévouement. Arrêtée, enfermée, amnistiée, elle s’exilera avec mari et enfant mais n’arrêtera jamais la lutte, jusqu’à sa dernière arrestation et sa mort en détention.
    Laissée, comme des milliers d’autres, sans sépulture, Julia a néanmoins tellement marqué de sa présence et ses actions les personnes qu’elle a croisé que sa vie reste imprimée dans la vie des autres. Avec son documentaire, Miguel va tenter de reconstituer son histoire, sa présence et son corps, et peut-être créer en lui-même une tombe pour Julia sur laquelle il pourra, enfin, se recueillir et verser sa culpabilité d’avoir survécu.

    Sara Rosenberg nous guide de témoignages en confessions, de ressentis en ressentiments et disperse au vent des pages les morceaux de vie de Julia tels que vécus par les autres et recollés patiemment par Miguel. Sa transgression des règles de la société par son émancipation des codes assignés aux femmes : elle veut exister dans une guérilla très masculine, se coupe les cheveux ras, s’affirme sur la place publique, vit ses relations avec les hommes comme un moyen de sortir de sa famille pour vivre plus libre. De Tucumán aux prisons de Patagonie, d’un exil mexicain et bolivien aux listes des desaparecidos, la vie de Julia est suturée à celle de l’Argentine et aux arrachements de la dictature. C’est un regard cru et lucide sur la complexité de vivre pendant cette succession de périodes noires et cruelles, avec à peine quelques mois de répit avant le retour de la tourmente, que nous donne Sara Rosenberg à travers les fragments de vies de Julia et la quête de Miguel. Ses personnages, les témoins, Miguel, Julia, sont les pièces d’un patchwork complexe et discordant, cousues au fil rouge, le même qui a cousu, pendant tant d’années, la carte humaine et sociale d’un territoire qui cherche encore à se remettre des brûlures et des lacérations.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Belinda Corbacho
    Éditions La contre-allée
    258 pages

  • L’autre guerre – Leila Guerriero

    Le 2 avril 1982, le dictateur argentin Galtieri envoie des bataillons des forces armées argentines débarquer sur les îles Malouines. Occupées par les britanniques depuis 1833 et réclamée par les Argentins depuis lors, Galtieri fait de ce débarquement armé une manœuvre pour retrouver un peu de gloire auprès du peuple, qui manifeste de plus en plus son mécontentement devant cette énième dictature. Las, cette guerre qui devait être d’une efficacité totale et redonner au général et au pays sa gloire et ses territoires perdus va s’achever en quelques mois à peine par une victoire anglaise et une déroute sanglante pour le gouvernement dictatorial, marquée par la mort de plusieurs centaines de soldats argentins.

    En 1982 l’Argentine était gouvernée par une dictature aux ordres du lieutenant général Leopoldo Fortunato Galtieri. Le 30 mars le mouvement ouvrier a appelé à une marche sur la place de Mai, Buenos Aires. Dès 1976, le régime militaire avait séquestré et assassiné des milliers de citoyens, aboli le droit de grève et interdit toute activité syndicale. Malgré tout, cinquante mille personnes ont rejoint la manifestation qui s’est déroulée sous le slogan « Paix, Pain et Travail », aux cris de « Galtieri fils de pute ! » et a fini en affrontements sauvages avec plus de trois mille arrestations.
    Deux jours plus tard à peine, le 2 avril, sur la même place, cent mille citoyens euphoriques hissaient des drapeaux patriotes et brandissaient des panneaux affichant « Vive la Marine nationale », tandis qu’un cri fervent avançait tel la proue bestial d’un bateau : « Galtieri ! Galtieri ! ». La télévision montrait le lieutenant général fendant une foule rugissante qui se disputait la meilleure place pour le toucher. La voix d’une commentatrice rapportait, véhémente : « Son excellence Monsieur le Président de la Nation est venu saluer son peuple ! Tous l’ont ovationné. Monsieur le Président s’est approché de cette foule qui l’acclamait, lui et les forces armées, pour l’action historique menée ces dernières heures. Merci à notre glorieuse Armée nationale ! » La commentatrice, le peuple, le lieutenant général célébraient le débarquement, quelques heures plus tôt, des troupes de la nation sur les îles Malouines, un archipel de l’Atlantique Sud sous domination anglaise depuis cent quarante-neuf ans appelé Falklands Islands, et sur lequel on réclamait depuis toujours la souveraineté.

    Sur les 907 morts au combat, 649 sont argentins. Devant l’inaction du gouvernement argentin sur la marche à suivre pour l’enterrement ou le rapatriement de ses morts, un officier anglais nommé Geoffrey Cardozo va prendre à sa charge leur inhumation. Pourquoi cet attentisme ? Parce que rapatrier les corps des soldats reviendrait à retirer définitivement toute présence argentine sur le sol des Malouines, accepter la défaite et laisser l’archipel aux britanniques.
    Le traitement des morts est un exemple déchirant de la gestion de cette guerre par l’armée. Celle-ci n’annoncera pas aux familles la perte de leur fils, père, frère, oncle. Elles l’apprendront en les attendant devant les casernes, en demandant aux camarades rentrés. Le gouvernement n’ayant pas voulu s’occuper de la mise en terre, personne ne saura pendant des années où sont enterrés les disparus, ni comment ils ont péri. Mais lorsque des particuliers, des associations ou des professionnels commencent à parler d’identifier les corps pour rendre aux morts leurs noms, c’est une vague de contestation incroyable et incompréhensible qui se lève. Comme si avec les morts des Malouines était enterrées les affres des dictatures et qu’il fallait les laisser là, sans nom, sans mot, pour que le temps continue de s’écouler.
    Leila Guerriero, avec son immense talent, retrace les vies de soldats, de famille et de celles et ceux qui ont rendu possible le travail d’identification des tombés au combat dans cette guerre d’orgueil, et met en évidence les plaies béantes d’un pays encore meurtri.
    Car c’est grâce à l’acharnement de quelques-uns, à des investigations au long cours dans l’indifférence, voire l’hostilité étatique, que les familles ont pu, au fil des ans, retrouver leurs morts. Tout commence avec Julio Aro, ancien combattant des Malouines, qui rencontre Cardozo lors d’un séjour à Londres, et apprend le travail l’inhumation et de répertoriage des corps en vue de leur future identification. Sidérés, les deux hommes découvrent l’omerta imposée sur le sujet par le gouvernement argentin. Julio Aro prendra ensuite contact avec Luis Fondebrider et son équipe, les membres de l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale, puis avec Gabriela Cociffi, une journaliste, puis…, puis… Lentement, c’est toute une troupe qui se lève pour les morts, quels qu’ils soient. Car n’oublions pas que la guerre des Malouines, lancée par le dernier dictateur argentin, a rassemblé dans les rangs des combattants autant de simples citoyens que les tortionnaires de la dictature, tous unis sous la dernière épitaphe des héros tombés pour la patrie.

    Leila Guerriero rend hommage à l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale et toutes celles eux ceux qui ont, pendant des années, mené minutieusement cette enquête légale et clandestine à la fois, qui vient remuer la douleur de la guerre et de la dictature et l’inaction totale du gouvernement. Elle raconte les entretiens avec les familles, les réticences de certains qui y voient un complot, les premiers vols des familles vers le cimetière militaire de Darwin, des vols hors de prix financés par Eduardo Eurnekian, milliardaire argentin. Elle y raconte les tensions, les incompréhensions, les soldats torturés par leurs officiers, la lutte pour le sens des mots qui vient brouiller les discours. Car les morts sans nom à la guerre sont, par certains, désignés comme NN (Nomen nescio), ce qui renvoient aux desaparecidos, aux disparus. Insultant pour certains pour qui leurs morts au combat étaient des fidèles au pays, pas des subversifs, et méprisants pour d’autres qui ne voulaient pas voir leurs disparus, celles et ceux engloutis par le régime dictatorial, mélangés avec des soldats qui auraient peut-être participé aux répressions.

    Cette magnifique enquête racontée avec délicatesse et force, qui tisse autant des histoires de vie que des conflits politiques est augmentée d’une postface, dans laquelle Leila Guerriero nous raconte sa rencontre avec l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale, ainsi que d’un article publié en 2007 dans El País dans lequel elle retrace l’histoire de cette équipe. Née de l’arrivée en Argentine de Clive Snow, anthropologue médico-légal états-unien venu pour identifier les corps de disparus de la dictature et qui recrutera autour de lui de jeunes étudiants et diplômés en anthropologie, qui feront de cette étrange activité leur sacerdoce. Appelées à maintes reprises notamment par le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie, différentes Commissions Vérité aux Philippines, au Pérou, au Salvador, en Éthiopie… l’équipe deviendra une référence dans la recherche, l’enquête et l’identification des victimes de crimes de masse, ou encore de Che Guevara, tandis que ses membres, tous autant qu’ils sont, espèrent qu’un jour ils deviendront inutiles.

    C’est donc un hommage à ces enquêteurs discrets et indispensables qui relient les vivants avec leurs morts et luttent pour ramener la vérité des répressions, des crimes d’état, des massacres et empêcher ainsi leur négation par leurs instigateurs que rend Leila Guerriero à travers ces différents textes. Comme dans Les suicidés du bout du monde, elle parvient à mettre au cœur de son travail la parole de celles et ceux, aussi insignifiants paraissent-ils, qui tentent d’arracher au quotidien leurs vies et de remettre du sens dans l’histoire violente, l’abandon gouvernemental, les déchirures sociales. Leila Guerriero a en elle le pouls de l’humanité, et nous le confie avec beaucoup de précaution et de sensibilité, tels ces cailloux clandestins ramenés du cimetière de Darwin, dernière présence de morts ignorés pour l’orgueil d’une dictature périclitante qui n’aura eu de cesse de faire disparaître.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    187 pages

  • Buenos Aires Noir – Collectif

    Dans les rues de Buenos Aires, grandes avenues ou sombres impasses, grands parcs et ponts autoroutiers, on croise des dealers et des prostituées, des joueurs de cumbia et des auteurs à succès. Des maris jaloux, des femmes trompées, des familles avec un trou, desaparecidos, et des cafés péronistes.

    Buenos Aires est un endroit tellement invraisemblable qu’il fallut la construire deux fois. La première, c’est Pedro de Mendoza qui s’en chargea. L’Adelantado y avait investi tout l’argent pillé durant le sac de Rome pour monter une fabuleuse expédition ; on pensait alors qu’il existait aux Indes une plante capable de soigner la syphilis, dont il était atteint. Ce fut un désastre : trahi par Alonso de Cabrera, qui avait vendu leurs provisions au plus offrant, Pedro de Mendoza et ses hommes se retrouvèrent acculés par les Indiens Querandies et la faim. Les habitants de ce petit hameau précaire qu’était alors Buenos Aires n’eurent d’autre choix que d’inclure dans leur menu leurs bottes, leurs ceintures mais aussi certains de leurs compagnons. Les deux mille hommes de l’expédition connurent des destins divers ; parmi ceux qui avaient choisi de rester dans la ville, seuls deux cents purent être sauvés et récupérés, dans un état lamentable.
    Plus tard, lorsque le Río de la Plata servit à transporter les richesses extraites des mines d’argent du Potosí, Buenos Aires fut reconstruite. On y installa un fort pour éviter les attaques des pirates et une douane pour contrôler l’exercice du commerce. Les habitants de cette nouvelle Buenos Aires voyaient passer sur les eaux troubles du fleuve les bateaux négriers chargés d’esclaves capturés en Afrique Occidentale, qu’on envoyait travailler dans les mines. Et ceux qui revenait du Potosí avec leurs coffres bourrés d’argent et de métaux précieux. Cette situation attira très vite les contrebandiers. En quelques années, Buenos Aires devint une ville prospère grâce aux trafics illégaux en tout genre, et l’incroyable arborescence de délits et crimes qui la structurait faisait parfois obstacle à la contrebande elle-même. La ville devint plus importante qu’Asunción et Lima au niveau économique et stratégique.

    Dans la veine des autres volumes de la collection Villes noires chez Asphalte, 14 auteurices portègnes nous emmènent visiter chacun un quartier de la grande Buenos Aires. Du touristique San Telmo au bidonville en plein centre de la Villa 31, et de Nuñez à Mataderos, on traverse la ville du Nord au Sud, d’Est en Ouest et de haut en bas, géographiquement et socialement parlant.
    Divisé en trois parties, Buenos Aires noire nous propose donc une exploration géographique et thématique de la capitale la plus européenne d’Amérique du Sud : amour, infidélités et crimes imparfaits. On y trouvera des histoires d’amour perdu, d’amour propre, d’amour desaparecido (car la dictature et l’histoire déchirée et déchirante du pays n’est jamais loin) … Sous ces thématiques et à la lumière crue d’un lampadaire, dans l’humidité de l’automne ou sous la chaleur écrasante de l’été argentin, quand l’électricité ne tient plus et que le marteau solaire rend fou la plupart, ce sont les crimes d’une cité portuaire centrale, d’une ville riche dans un pays qui se donne à voir comme un havre de paix et de prospérité tandis que ses voisins subissent dictatures, guerillas et tempêtes. Les guerres du narcotrafic, la corruption politique et policière liée à la drogue ou pas, les héritages des dictatures militaires et du péronisme, le racisme qui ressort de quasiment toutes les nouvelles tout comme les violences sexuelles. La musique, aussi, et la littérature, bien sûr.
    La blague veut que les Argentins soient les seuls habitants d’Amérique du Sud descendants surtout des bateaux plutôt que des populations indigènes, et les Portègnes en seraient la crème (ou la lie, selon le point de vue, (Les suicidés du bout du monde, de Leila Guerriero)).

    Et quid des auteurices alors ? Le tourisme c’est bien, mais les guides ? Et bien lectrice, lecteur, ma douce brise des bons vents marins, les guides sont de qualité. Si certaines nouvelles m’ont moins touchées que d’autres pour des raisons de goût personnel, nous avons ici une jolie sélection et chaque nouvelle se démarque par son sujet, son traitement, son style, sa plongée dans les psychés portègnes, ou un peu tout à la fois. J’ai bien évidemment un énorme coup de cœur, une très grosse faiblesse, pour la nouvelle de Gabriela Cabezón Cámara qui nous ramène dans une des villas miserias de la capitale, comme elle l’avait fait dans le terriblement magnifique Pleines de grâce. L’histoire de Pablo de Santis dans le quartier de Caballito auprès d’un photographe de presse m’a également beaucoup touchée, dans sa forme, comme dans son sujet qui nous montre les grandes conséquences d’un geste anodin, les violences inextinguibles et leurs résonances particulières dans une piscine vide. Enfin, celle de María Inés Krimer à Monte Castro a terminé de me sécher, tant sa rudesse et son efficacité, enrobée de la chaleur bitumineuse des nuits inflammables m’est restée collé aux cheveux et sur la peau.
    Trois mises en avant, mais vraiment, toutes excellentes. Ariel Magnus termine le recueil avec une histoire qui mêle avec équilibre absurde et malaise pour bien nous achever quand Claudia Piñeiro l’entame avec une trame a priori classique mais donc la noirceur et le cynisme nous montre bien à quoi nous attendre.

    Un parfait recueil qui permet de découvrir une belle troupe d’auteurices et de plonger dans les rues de Buenos Aires aux côtés de celleux qui la connaissent et l’aiment le mieux, que ce soit d’un amour profond, rageur, rejetant ou rejeté, un amour sincère ou dépité, complexe et enfiévré. Un recueil qui rappelle à quel point les villes résonnent et incarnent les sentiments humains les plus forts et transpirent par leurs murs de béton, leurs avenues brillantes et leurs places arborées la prégnance de l’histoire et la lourde noirceur des âmes.

    Auteurices : Verónica Abdala, Leandro Ávalos Blacha, Gabriela Cabezón Cámara, Pablo de Santis, Inés Garland, María Inés Krimer, Ariel Magnus, Ernesto Mallo, Enzo Maqueira, Inés Fernández Moreno, Elsa Osorio, Alejandro Parisi, Claudia Piñeiro, Alejandro Soifer

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Olivier Hamilton et Hélène Serrano
    Éditions Asphalte
    210 pages

  • Les suicidés du bout du monde – Leila Guerriero

    Un jour de la fin de l’année 2001, Leila Guerriero, journaliste à Buenos Aires, découvre la mise en place d’un programme de l’UNICEF développé par l’université de Harvard, le programme Jeunes Négociateurs, à Las Heras, une petite ville de l’état de Santa Cruz en Patagonie argentine. Ce programme est déployé là-bas car, entre 1997 et 1999, 22 jeunes personnes se sont suicidées. La journaliste décide donc de partir à Las Heras, alors que l’Argentine s’apprête à entrer violemment dans une crise économique tragique, pour reconstituer l’histoire de ces morts et de cette ville oubliée.

    Ce vendredi 31 décembre 1999 à Las Heras, province de Santa Cruz, le soleil était au rendez-vous.
    Il avait plu dans la matinée mais l’après-midi, sous les auspices favorables de ce qui avait toutes les apparences d’un été splendide, on faisait des courses, on enfournait des agneaux et des cochons de lait et on vendait des litres de vin et de cidre. Là, comme dans toute l’Argentine, on préparait les réjouissances du millénaires, les fêtes, l’alcool et les feux d’artifice.
    Mais à Las Heras, cette petite ville du Sud, Juan Guttiérrez, vingt-sept ans, célibataire, sans enfants, bon joueur de foot, ne verrait rien de tout cela.
    Il ne savait pas grand-chose de la mort – pas plus que les onze autres -, mais le dernier jour du millénaire il a su qu’il ne voulait plus vivre.
    A six heures du matin, sonné par l’alcool et mouillé par la pluie fine à l’aube d’une journée qui s’annonçait radieuse, il a frappé à la porte de chez sa mère jusqu’à ce qu’elle lui ouvre.
    Ont suivi les gestes de celui qui a toute la vie devant lui : il a voulu manger et a mangé. Puis, enragé, il est ressorti. Sa mère est restée affalée, à trembler dans son salon rempli de radiateurs étouffants. Quand elle est partie le chercher en courant, il était déjà trop tard.
    Elle l’a vu en tournant au bout du pâté de maisons. Il pendait comme un fruit trop mûr d’un câble électrique, au-dessus de la chaussée. Il était sept heures et quart du matin.

    Las Heras. Souvent absente des cartes, cette ville de Patagonie oscille entre ville fantôme et poudrière. Haut-lieu du pétrole argentin, la privatisation des exploitations dans les années 90 a mis sur le carreau bon nombre d’habitants. À l’époque, la ville est plus connue dans la région pour ses piquets de grève qu’autre chose, et son nom se perd dans le vent au fil de la route qui s’en éloigne. Pas d’internet, pas de cinémas, pas de salles de spectacle… La ville du bout du monde n’est ni une carte postale patagonienne touristique ni une métropole vivante et culturelle, loin de là. On y vient pour le pétrole, on y reste parce que la route est bloquée. L’or noir qui jaillit par les nombreux puits qui l’entourent aura été sa richesse et sa perte.
    Au fil de ses séjours à Las Heras, Leila Guerreiro prête son oreille et son temps à ces gens que le reste du pays, les Portègnes en premier, ignorent. Elle rencontre et s’entretient avec les familles des morts ainsi que certains des habitants emblématiques. Avec son enquête, elle ne cherche pas nécessairement à comprendre le pourquoi de ces suicides, cela, les morts l’ont emporté avec eux. Ce qui intéresse la journaliste, c’est autant l’histoire de ces jeunes que celle de leur milieu.
    Elle se glisse donc dans les cuisines, les bars et les arrière-salles, parlent avec les mères, les pères, le coiffeur, le prof et les fiancé-es pour dresser le portrait de la jeunesse de Las Heras d’abord, et de celles et ceux qui tissent le quotidien de la ville. On y rencontre des femmes devenues mères trop jeunes et qui ont laissé dans le berceau de leur enfant leurs rêves d’un avenir loin d’ici, d’autres qui ont suivi leurs maris, parfois violents, parfois non, mais souvent absents et tout autant alcooliques. Des jeunes garçons qui ont vu leur père se défouler sur leurs familles, avoir plusieurs familles, crever au boulot. Un petit groupe d’hommes homosexuels qui tentent par moment d’ouvrir l’horizon, avec peu de succès. Et tandis que l’Argentine sombre dans une crise économique sans précédent, à Las Heras, la crise semble faire partie de la normalité de la vie depuis bien longtemps.

    Leila Guerriero raconte ces histoires, celle de Carolina, de Juan, d’Elizabeth, de Mónica, de María, de Luis, de tous les autres, et leurs échos. On parle d’une secte qui aurait dressé une liste de noms des futures victimes, histoire à laquelle certains croient sans trop y croire vraiment. On lit le récit de l’entrepreneur des pompes funèbres de la ville, qui a vu passer tous les suicidés et est le seul à en avoir tenu la liste. On écoute ces femmes qui ont décidé de prendre les choses en main et de créer une ligne de soutien et d’écoute aux jeunes et aux familles. On entend la peur que ça recommence. On comprend l’angoisse, l’ennui, l’oubli, la misère et la résignation devant ce que personne ne voit mais que tous ressentent. Entre tout ça, on découvre la violence de l’industrie pétrolière, les ravages de la privatisation les bras-de-fer avec les dirigeants et le mépris des joutes politiques.

    À la fin, on ressent, nous aussi, l’isolement de Las Heras et de ses habitants, seulement visitée par ce vent insoutenable qui pourrait seul porter leurs paroles au loin, mais lacère leur voix du sable qu’il charrie, premier mur d’indifférence d’une longue série qui va jusqu’à Buenos Aires.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
    Éditions Rivages
    222 pages

  • Toxique – Samanta Schweblin

    Amanda et sa fille Nina passe leurs vacances à la campagne. Le papa doit les rejoindre plus tard, et en attendant, elles profitent. Elles croisent un beau matin Carla, dont le fils couve une étrange maladie. Amanda va commencer à ressentir une menace sourde et inquiétante planer, mais peut-être est-il déjà trop tard…

    C’est comme des vers.
    Quel genre de vers ?
    Comme des vers, partout.
    C’est le garçon qui parle, il me dit les mots à l’oreille. Moi, je pose les questions. Des vers sur le corps ?
    Oui, sur le corps.
    Des vers de terre ?
    Non, un autre genre de vers.
    Il fait noir et je ne vois rien. Les draps sont rêches, ils plissent sous mo corps. Je ne peux pas bouger, dis-je.
    C’est à cause des vers. Il faut être patient, et attendre. Et en attendant, il faut trouver l’endroit précis où surgissent les vers.
    Pourquoi ?
    Parce que c’est important, c’est très important pour tout le monde.
    Je tente d’acquiescer, mais mon corps ne répond pas.
    Que se passe-t-il d’autre dans le jardin de la maison ? Je suis dans le jardin ?

    Le petit David a beaucoup changé, depuis une crise de fièvre et la mort d’un cheval. Y aurait-il un lien ? Toujours est-il que la lourdeur poussiéreuse du soleil laisse un goût de putréfaction dans la bouche et une sueur froide sur la peau. Carla est inquiète et Amanda fascinée. La beauté magnétique de sa nouvelle amie se mêle à l’atmosphère vénéneuse de son inquiétude et de l’histoire qu’elle raconte.
    En peu de pages et peu de mots, cette inquiétude devient nôtre et la frayeur se fraie un chemin le long de notre colonne vertébrale, se glisse dans les réseaux neuronaux et ressort en chair de poule et en creux à l’estomac. Que se passe-t-il donc dans ce village ? Quel est ce danger qui guette, qui est déjà là ? Existe-t-il une distance de secours suffisamment courte pour qu’un parent puisse, quoi qu’il se passe, protéger son enfant, surtout quand on ignore la source du mal ?
    Un dialogue se construit entre tous ces personnages, qui retrace le passé pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être, s’il n’est pas trop tard.
    Court mais d’une terrifiante efficacité, ce roman de Samanta Schweblin se construit en enquête progressive, rétroactive, anticipatrice. Elle déconstruit le temps en superposant les moments et distille une peur atavique, celle d’une maladie, d’une contamination inconnue et insaisissable, d’une aliénation lente et inexorable du du corps, d’une terre, d’une société, la fuite impossible.

    On en sort séché·e, retourné·e, brassé·e, preuve s’il en fallait du talent de Samanta Schweblin à nous attraper par la moelle épinière pour un grand moment d’angoisse que l’on aura du mal à quitter !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurore Touya
    Éditions Gallimard
    121 pages

  • Berazachussetts – Leandro Ávalos Blacha

    Milka, Dora, Susana et Beatriz, quatre institutrices jeunes retraitées, vivent ensemble et aiment aller se promener dans les parcs de Berazachusetts. Un beau jour, pendant l’une de leur balade, elles trouvent une femme avachie contre un arbre, morte ou endormie, vêtue seulement d’un legging dégueulasse, son énorme poitrine retombant de part et d’autre de son corps obèse. Impressionnées, un peu dégoûtées, mais néanmoins compatissantes, les quatre amies l’emmènent tant bien que mal avec elles et l’accueillent dans leur appartement. La jeune femme, Trash, s’avère être une zombie avec un problème d’assimilation de la viande et un sens aigu de la punkitude.

    Dora, Milka, Beatriz et Susana longeaient tranquillement un sentier dans le bois quand Dora s’arrêta, interdite, en désignant le bas-côté.
    « Qu’est-ce que c’est que ça ? Encore une femme violée ? »
    Ses amies en savaient aussi peu qu’elle. Sous l’effet de la surprise, Milka avait laissé tomber le panier qui contenait le maté et les viennoiseries. Allongée par terre, le dos contre un arbre, il y avait une femme nue.
    « Si ça se trouve, c’est une pute, chuchota Dora. Regardez ses cheveux. »
    À vrai dire, s’il s’agissait d’une femme de la rue, elle se trouvait en pleine décadence. Elle était terriblement obèse ; ses cheveux étaient courts et d’un fuschia intense. On l’aurait cru morte sans le mouvement de sa poitrine qui révélait se respiration. À côté d’elle, les quatre amies se sentaient sveltes et belles. Ce qui les impressionnait le plus, c’était son torse nu, avec deux nichons gros comme des ballons de basket et de nombreux bourrelets de graisse qui retombaient en cascade. En dessous, elle portait des leggings en lycra couleur chair, qui lui donnaient l’air d’un gros insecte, et des rangers noires usées.
    « Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Susana.
    Pour toute réponse, Dora tira un appareil de son sac pour prendre quelques photos de la femme. Elle passait son temps à interrompre le cours de leur vie avec cette phrase : « Attendez, on va prendre une photo. »

    Berazachusetts, c’est une ville balnéaire qui pourrait être dans la banlieue proche de Buenos Aires, par exemple. Elle est traversée par le Rhin del Plata, qui pourrait être un cousin du Río de la Plata, peut-être. À Berazachusetts, on va trouver des politiciens corrompus, des bourgeois qui s’encanaillent, des jeunes révoltés polis, des violeurs, des assassins, des pauvres fous, des fous tout courts.
    La ville est sous la coupe de Francisco Saavedra, ancien maire et toujours aux affaires, richissime enfoiré cruel et méprisant. Il aime par-dessus-tout proposer aux pauvres de l’argent contre une action absolument immonde, comme se raser la tête, voire se casser la jambe. L’un de ses fils, Arévalo, a monté tout un divertissement pour fils de riche en demandant à de pauvres gars de violer des femmes, le tout en les filmant.
    C’est dans cette ville folle, vraiment, où tout le monde est plus ou moins affreux, sales et méchants, que débarque Trash. Et la zombie semble de loin la plus humaine de toute cette bande. Celles et ceux qui ne sont pas devenus des psychopathes violents et sadiques perdent doucement les pédales ou bien se créent leur petit monde. Comme Dora, qui parvient à se faire son chemin jusqu’au lit de Saavedra père, très étonnamment, qui préfére habituellement les mannequins aux femmes pauvres et vulgaires de banlieue. Ce sera cumbia et aménagement d’intérieur pour elle, tandis que sa coloc’ se disloque sous le coup de la mort, qui frappe assez souvent dans les parages, ou de désistement aussi soudain que violent, hein, toujours.

    Lectrice, lecteur, mon monde imaginé, bienvenue à Berazachusetts. Cette version plus ou moins parallèle de Buenos Aires rassemble tout ce que l’Argentine compte de cas désespérés, de violences sociales et de peurs enfouies. Je passerai ici sur sa géographie, drôle, fascinante et très bien expliquée dans la postface rédigée par la traductrice. Ce jeu sur la carte, qui mêle conurbation bonaerense et autres lieux du monde reconnaissable par beaucoup, amène un brouillage des pistes et des lectures qui permet de mieux nous imprégner du propos.
    Pourquoi et comment Trash est-elle devenue zombie, nul ne le sait, et a priori on a plutôt l’air de s’en foutre un peu, tant dans les rues de Berazachusetts que, petit à petit, dans notre tête. L’important n’est pas que Trash se régale des bras de ce violeur-ci ou de la cervelle de cet agresseur-là, c’est plutôt la déchéance qui l’entoure. Saavedra, symbole d’une élite qu’on ne peut même plus qualifier de déconnectée tellement son arrogance et sa cruauté dépasse tout, marque le niveau d’une indécence qu’on pensait inatteignable. A l’aune de tels comportements, il n’est donc pas illogique que la seule personne un peu sensée dans ce fatras soit celle qui a pu prendre un peu de recul sur l’humanité et qui en a peut-être retrouvé un peu en s’en éloignant.

    Alors que l’étrange succède au surnaturel, qu’une guérilla marxiste complote dans les sous-sols d’un quartier radioactif et que des fantômes et des pingouins envahissent les rues, il n’y aura de salut pour pas grand-monde, car de toute manière, personne ne le cherchait.

    Un court roman d’une efficacité grandiose, pop à souhait, grinçant et crissant comme le sol sableux du Déversoir.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Hélène Serrano
    Éditions Asphalte / Folio SF
    212 pages

  • Les dangers de fumer au lit – Mariana Enriquez

    Une femme se retrouve hantée par le fantôme de sa grand-tante, morte bébé, dont elle avait retrouvé les os elle-même enfant.
    Une bande de jeunes filles part se baigner dans une tufière pendant l’été, en compagnie du beau Diego. Tandis que les corps se rafraichissent, les esprits s’échauffent.
    Un vagabond, qui vient vider ses intestins sur le trottoir d’un quartier populaire avant d’en être viré manu militari à coups de coups et d’insultes, pourrait-il jeter une malédiction ?
    Joséfina, contrairement à sa mère, sa grand-mère et sa sœur, n’a jamais eu peur de sa vie. Mais après un voyage familial à Corrientes, l’effroi la saisit avec démesure pour ne plus jamais la quitter.
    En visite à Barcelone pour revoir une amie, Sofia est incommodée par une odeur de charogne putréfiée que personne d’autre ne semble remarquer.
    Dans un hôtel d’Ostende (province de Buenos Aires), il paraitrait que le mirador est hanté. Tout comme d’autres pièces du bâtiment, d’ailleurs.

    Ma grand-mère n’aimait pas la pluie et avant l’arrivée des premières gouttes, lorsque le ciel s’assombrissait, elle allait dans l’arrière-cour avec des bouteilles qu’elle enterrait à moitié, goulot vers le bas. Je la suivais et lui demandais grand-mère, pourquoi tu n’aimes pas la pluie, pourquoi tu ne l’aimes pas. Mais elle, rien, évasive, pelle à la main, fronçant le nez pour sentir l’humidité dans l’air. Si finalement il pleuvait, bruine ou orage, elle fermait portes et fenêtre et montait le son de la télé pour couvrir le bruit de l’eau et du vent -la maison avait un toit en tôle- ; et si l’averse tombait au moment de sa série préférée, Combate, il n’y avait plus rien à en tirer, elle était éperdument amoureuse de Vic Morrow.
    Moi j’adorais la pluie, elle ramollissait la terre sèche et je pouvais ainsi m’adonner à ma manie de creuser. Le nombre de trous !

    L’exhumation d’Angélita

    Une jeune femme se découvre une fascination morbide pour les battements de cœurs malades.
    Deux ados fans hardcore d’un chanteur de rock commettent l’irréparable.
    Un jeune homme met à disposition ses talents de caméraman pour toute situation sortant de l’ordinaire. Alors que les captations de relations sexuelles s’enchaînent, il est appelé pour une histoire de possession.
    Mechi travaille aux archives des enfants disparus, Pedro, lui est journaliste spécialisé dans ce domaine. Quelle n’est pas leur surprise, un beau jour, de retrouver une jeune fille manquante depuis des mois au beau milieu du parc Chacabuco.
    Dans un immeuble, une vieille femme meurt dans l’incendie déclenché par la rencontre entre sa cigarette et ses draps. Près de là, une femme contemple elle-même ses braises, les papillons de nuit, les mites et les trous de sa vie.
    Cinq copines se cotisent pour s’acheter un Ouija et communiquer avec les morts. Et puis, peut-être, avec les parents de l’une d’elles, « disparus ».

    Est-ce un plaisir de retrouver Mariana Enriquez ? Bien sûr. Et avec des nouvelles ? Tellement. La grande écrivaine argentine qui a montré sa dextérité narrative et son talent dans l’incroyable roman qu’est Notre part de nuit, nous avait déjà fait goûter à la forme courte avec le très très formidable Ce que nous avons perdu dans le feu. Ce recueil de douze nouvelles est donc non seulement un plaisir par anticipation, mais un régal de lecture. Attention, néanmoins, toutes ne sont pas à lire au petit-déjeuner !

    On retrouve dans les différentes nouvelles certaines thématiques déjà présentes dans ses autres textes, cette curiosité pour le monde de l’adolescence et ses transgressions. La violence d’une société de plus en plus écartelée, avec des riches plus riches et surtout ici des pauvres plus pauvres. La maltraitance des enfants, entre prostitution, enlèvements, traite et meurtre. Et beaucoup, beaucoup de fantômes. Les fantômes des âmes oubliées, des histoires familiales dont on ne peut se détacher, ceux des desaparecidos, qui hanteront encore longtemps l’histoire du pays.
    Mariana Enriquez nous raconte surtout que tout le monde, sans exception, a en lui un fantôme, une blessure et un bout de perversité, les trois étant souvent liés. Prenons cette jeune femme qui ne peut jouir qu’en entendant un cœur malade et se créé des fantasmes de plus en plus violents sur le muscle cardiaque et ses maladies, aurait-ce un rapport avec les souvenirs flous d’un homme malade, nu, alors qu’elle avait cinq ans ?

    Perversion anodine ou plus malsaine, peur inconséquente ou paralysante, Mariana Enriquez les creuse pour en montrer le pus, la moisissure dont elles sont issues ou bien qu’elles engendrent, toute entourées de leurs fantômes, parfois moqueurs, parfois stoïques, parfois inquiétants, mais toujours signifiants. Les relations familiales, et notamment les transmissions mère-fille, les abandons, liens fraternels, rien n’échappe à la plume de Mariana Enriquez, qui ne laisse de répit nulle part. L’horreur est partout, même la plus basique, la plus vile, la moins surnaturelle, et chacun d’entre nous en est capable.
    Et on adore qu’elle nous raconte cela.

    Traduit merveilleusement de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenêt
    Éditions du Sous-Sol
    246 pages