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  • Le feu du milieu – Touhfat Mouhtare

    Gaillard, jeune comorienne de la ville d’Itsandra, est servante (esclave). Elle grandit entourée de Tamu sa mère adoptive et Fundi Ahmad, son maître qui leur enseigne, à elle et ses amies, le Coran. Alors qu’elle ramasse du bois dans le bois d’Ahmad, elle rencontre Halima, jeune fille de son âge mais d’une autre classe sociale, bien plus élevée, qui fuit un mariage forcé. Les deux filles se rapprochent, et alors qu’elle décide d’accepter son destin, Halima confie un objet emballé à Gaillard, avec comme consigne de ne jamais le perdre, et de ne jamais l’ouvrir.

    C’était au mois de Muharram, durant la période des récoltes. Je n’ai jamais su nommer correctement les deux vents qui soufflent sur mon île, lequel est le kashkazi, lequel est le kusi. L’ordre de leur nom m’a toujours échappé, même à cette époque de mon onzième anniversaire ; je me souviens seulement que durant l’année, nous traversions toujours deux saisons, celle des pluies et celles de bourgeons qu’un vent frais caressait, et qu’à cette seconde saison, Tamu était toujours sévèrement enrhumée. Sous la brise, les feuilles des manguiers se frottaient les unes contre les autres comme les ailes des grillons, celles des palmiers ployaient lentement à gauche puis à droite, et j’aimais voir les leso voleter au-dessus des chevilles de mes camarades.
    La veille du jour de l’an, nous étions parties chercher du bois dans la forêt bordant la cité d’Itsandra, le bois d’Ahmad. Il n’avait pas plu depuis un mois. Le bois était sec juste ce qu’il fallait pour prendre feu. Le sol de sable et de roche s’enfonçait sous la plante de nos pieds calleux. Nous marchions du pas sûr et déterminé des enfants à qui l’ont a confié une mission qui leur donne de l’importance. Nous étions cinq à accomplir cette tâche : Mlima, Ramla, M’maka, Olympe et moi.

    Issue de la troisième génération d’esclaves, Gaillard grandit donc sous la protection de Tamu, qui l’a sauvée de la mort lorsqu’elle était bébé. Auprès d’elle, elle apprend les histoires et croyances anciennes, celles des peuples soumis et esclavagisés à l’arrivée de peuples arabes musulmans. Elle est également une élève attentive et investie de l’enseignement de son maître, Fundi Ahmad, qui lui apprend à lire le Coran et à comprendre son sens secret.
    Une dizaine d’années plus tard, les chemins de Gaillard et de Halima vont se recroiser. Le mystérieux et précieux présent sera une des pièces d’une quête qui va mener Gaillard à interroger sa place, ses origines et son existence même, au carrefour des cultures, de l’histoire, des traditions et des rapports de domination.

    Lectrice, lecteur, mon brasier, quelle superbe aventure mystique et humaine nous est proposée là ! Entourée de figures fortes qu’elle admire, Gaillard se dévoue et aime passionnément, avec fidélité et un brin de naïveté. Elle apprendra en grandissant et en se découvrant que non seulement les desseins des gens que l’on aime et respecte ne sont pas toujours nobles, mais qu’elle-même est plus complexe et plus importante que ce qu’elle croit. Faire la part des choses, aimer sans s’aveugler, accepter les défauts, les failles, l’humanité de ses amies, son aimée, ses mentors tout en acceptant sa propre importance, sa place dans les vies en fractale qui éclatent et se déploient. A travers un voyage initiatique qui va la mener à plonger en elle-même et dans l’altérité la plus totale, Gaillard va se saisir entièrement des fils de destins multiples qui oscillent entre la réalité et les mythes, la religion et les traditions, et comprendre les lois qui régissent son monde. Ces fils, veines ardentes d’un avenir dont elle devra avoir la force de se draper afin d’exister pleinement.

    Un roman puissant et émancipateur, lucide, rêveur, empli de larmes sableuses, râpeuses, chaude comme le Kalahari, chaude d’espoir.

    Le bruit du monde
    348 pages

  • La soustraction – Alia Trabucco Zerán

    Iquela et Felipe, deux jeunes chilien-nes, trainent leur vie et leurs questionnements dans les rues de Santiago. Fils et fille d’opposants à la dictature de Pinochet, ils ne peuvent que constater que le retour à la paix et la démocratie n’a pas pansé toutes les plaies, loin de là. Lorsque Paloma, fille d’une ancienne camarade de lutte de leurs parents et exilés en Allemagne, annonce que sa mère vient de décéder et souhaitait être enterrée au Chili, ce sont de vieilles histoires, de grands symboles et de grandes aventures qui tombent sur nos deux Santiaguinos.

    Bien espacés : un dimanche oui et l’autre pas, voilà comment ont commencé mes morts, sans aucune régularité, un week-end sur deux, parfois deux d’affilée, ils me surprenaient toujours dans les endroits les plus incongrus : couchés aux arrêts de bus, dans les caniveaux, les parcs, pendus aux ponts et aux feux rouges, flottant et descendant à toute allure la rivière Mapocho, les corps dominicaux m’apparaissaient dans chaque coin de Santiago, les cadavres hebdomadaires ou bimensuels que j’additionnais méthodiquement, et leur nombre croissait comme croît la mousse, la rage la lave, ça montait, montait, mais justement, les additionner posait problème car monter n’avait pas de sens puisqu’on sait que les morts tombent, incriminent, tirent vers le bas, comme ce macchabée que j’ai trouvé affalé sur le trottoir pas plus tard qu’aujourd’hui, un mort solitaire qui attendait tranquillement mon arrivée, alors que je passais tout à fait par hasard avenue Bustamante, en quête d’une gargote où boire quelques bières pour combattre la canicule, cette chaleur poisse qui fait fondre jusqu’aux calculs les plus froids […]

    Paloma atterrit bien à Santiago, mais pas le cercueil de sa mère. Ce matin-là, la ville se réveille sous une averse de cendres, suite à une éruption volcanique lointaine, qui recouvre la ville d’un manteau gris qui s’effrite sous les doigts comme le cadavre d’une mite. Paloma est bien arrivée, mais l’avion de sa mère, qui suivait, a été dérouté en Argentine et a atterri à proximité de Mendoza. Pas si loin que ça, mais de l’autre côté d’une frontière fermée et d’une cordillère andine. Peu de questions à se poser, Paloma, flanquée de ses deux anciennes connaissances, à peine ami-es ados et presque inconnu-es aujourd’hui, dégottent un corbillard et prennent la route des montagnes pour aller chercher Ingrid et la ramener à sa dernière demeure.

    Iquela et Felipe se connaissent depuis l’enfance, ont quasiment grandi ensemble. Les parents de Felipe ont rapidement rejoint les rangs des opposants, et il partage son temps entre la maison de sa grand-mère à Chinquihue et celle d’Iquela et ses parents. Paloma, c’est une rencontre d’un soir pour Iquela, lors d’un rassemblement, peut-être le 5 septembre 1988 lors du référendum qui mettra fin au règne sanglant de Pinochet. Une rencontre déjà pleine de mystère et de transgression, de non-dits, de non-mots et d’admiration.
    Lorsqu’elle revient, Paloma est encore pleine de ce Chili-là, des souvenirs de ses parents à son espagnol, mélange de manuels scolaires et d’expressions surannées, et elle provoque, comme l’éruption volcanique et la pluie de cendres, un bouleversement dans le fragile écosystème qu’est la vie d’Iquela, de sa mère et de Felipe. Un séisme silencieux qui fait remonter les secrets des disparitions, les frustrations des mots tus, et les morts, que compte Felipe pour arriver à un compte nul, un équilibre inatteignable entre les disparus et les retrouvés.
    Iquela tente de composer entre une mère complètement obsédée et traumatisée par la dictature, terrifiée par tout et surtout par l’idée d’oublier et Felipe, qui part dans son monde, un monde de fantômes, d’absents, de pensées continues et inarrêtables. L’arrivée de Paloma, coup de pied dans la fourmilière, et leur road-trip jusqu’à Mendoza, pourra être tout autant un chemin libératoire que le tremblement qui les broiera.

    On passe de la voix de Iquela, posée bien que perdue, à la recherche d’une rationalité et d’un sens tant à sa vie qu’à son histoire, à celle de Felipe, déjà loin, déjà irrattrapable, qui prend à peine le temps de respirer et nous raconte les morts qui viennent à lui pour être compter, son enfance chez sa grand-mère et ce père mort, trahi peut-être, auquel il ressemble trop. On suit trois jeunes gens avec une histoire commune, qui ont grandi différemment, et qui restent malgré eux les porteurs d’un héritage beaucoup trop lourd et trop violent, qui parasite les mots et les âmes et les enduit d’une couche de cendres bien trop lourde, elle aussi.

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco
    Éditions Acte Sud
    206 pages

  • ruby moonlight – Ali Cobby Eckermann

    Le clan de Ruby a été massacré par les colons. Survivant seule dans la forêt, elle finit par repérer un homme, un blanc, seul aussi. D’approches lointaines en rapprochements, les deux solitaires finissent par s’aimer dans un paradis d’ermite, loin des siens à elle, loin des siens à lui. Car l’amour entre un blanc et une aborigène ressemble plus à un appel au meurtre qu’au début d’une belle histoire.

    Nature
              la nature
                    peut
                         tourbillonner

              comme
                         une feuille
                                morte

              parfois

                     se faire
                              papillon

              ou endeuillée à terre

                     se faire
                                poussière

    Nous sommes à la fin du XIXème siècle dans le bush australien, et les colons, comme partout ailleurs, s’en donnent à cœur joie. L’île-bagne devient territoire à dominer, pour la puissance de la couronne et la jouissance de conquérir. Ruby va voir son clan décimé et n’en réchappe que de justesse. Son errance dans les bois l’amène près de Jack, ermite barbu, et là, dans leur Eden fragile, les différences se muent en partages, en attendant la chute, qu’ils ne pourront éviter. Entre les menaces des blancs, pour qui Jack le traître vient salir le sang, et celle d’un autre clan aborigène, qui fait comprendre à Ruby où est sa place, leur amour passager restera le symbole enfoui et méprisé de la violence coloniale.

    C’est une expérience de lecture étonnante et très forte que celle de ce roman en vers libres. Chaque chapitre est un poème, un tableau de la vie de Ruby, puis Jack, puis les deux. La fuite, la survie, la rencontre, les obstacles, tous ces éléments constitutifs du roman et d’une histoire d’amour se transforment, transfigurés, ramenés à leur essence par la forme choisie. Ali Cobby Eckermann tire la substantive moelle de ces jalons et remet ainsi sur le devant le vrai fond, non pas une autre histoire d’amour tragique, mais l’histoire d’un amour qui se déroule pendant une tragédie, celle de la colonisation et de l’extermination des aborigènes d’Australie. La forme poétique libre libère l’autrice de son thème pour se concentrer sur son sujet et sa langue et chaque tableau, précipité romanesque, retrouve au cœur de sa composition les odeurs, les sensations, les spécificités de cette histoire-là.
    Ramenée à l’essentiel donc, minimaliste sans minimaliser, l’histoire de Ruby Moonlight contient tout : l’amour, la rage, la haine, la peur, la beauté et la simplicité évanescente d’un amour fantasmé, à peine l’esquisse d’un espoir. Elle nous dépeint la conquête de l’Australie et la tentative d’arracher un bout de liberté perdu.

    Traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol
    Éditions Au vent des îles
    81 pages

  • Tous tes enfants dispersés – Beata Umubyeyi Mairesse

    En 1994, Blanche est envoyée en France par sa mère Immaculata, via le Burundi et un convoi de MSF. Elle arrive à Bordeaux, s’y installe, étudie, tombe amoureuse, a un enfant. Le Rwanda, ce sont les appels longue distance avec sa mère, le vide constant, l’absence.

    C’est l’heure où la paix se risque dehors. Nos tueurs sont fatigués de leur longue journée de travail, ils rentrent laver leurs pieds et se reposer. Nous laissons nos cœurs s’endormir un instant et attendons la nuit noire pour aller gratter le sol à al recherche d’une racine d’igname ou de quelques patates douces à croquer, d’une flaque d’eau à laper. Entre eux et nous, les chiens, qui ont couru toute la journée, commencent à s’assoupir, le ventre lourd d’une ripaille humaine que leur race n’est pas près d’oublier. Ils deviendront bientôt sauvages, se mettront même à croquer les chairs vivantes, ayant bien compris qu’il n’y a désormais plus de frontières entre les bêtes et leurs maîtres. Mais pour l’heure, la paix, minuscule, clandestine, sait qu’il n’y a plus sur les sentiers aucune âme qui vive capable de la capturer. Alors elle sort saluer les herbes hautes qui redressent l’échine sur les collines, saluer les oiseaux qui sont restés toute la journée la tête sous l’aile pour ne pas assister, pour ne pas se voir un jour sommés de venir témoigner à la barre d’un quelconque tribunal qui ne manquera pas d’arriver, saluer les fleurs gorgées d’eau de la saison des pluies qui peinent à exhaler encore et malgré tout un parfum de vie là où la puanteur a tout envahi.

    C’est avec un récit à trois voix que Beata Umubyeyi Mairesse nous propose d’entrer délicatement dans la mémoire vive du génocide rwandais. Nous entendrons Blanche, la rescapée fugitive qui est partie au début des massacres pour la France. Blanche, au père blanc, qui porte en elle une autre différence et la marque du complice. Nous entendrons Immaculata, sa mère, la femme aux deux enfants de deux pères, la fille aînée, issue d’un mariage avec un blanc, et le fils cadet, enfant d’un amour passionné et tué d’avance par les haines ethniques qui culminèrent en 1994. Nous entendrons également Stokely, le fils de Blanche, né en France d’un père à moitié martiniquais à la recherche de ses racines et d’une voix qu’il n’a pas connu, et qui apprendra à vivre avec l’héritage maternel mutique, qu’il porte de multiples manières dans son corps et dans ses gènes.

    Ici on suit les racines, on les démêle pour mieux comprendre la croissance des branches et l’éclosion des fleurs de jacarandas. Beata Umubyeyi Mairesse s’attache non pas tellement à tenter de comprendre ce qui a pu se passer en 1994, et avant, car rien ne naît du néant, mais à mettre des mots là où souvent ils étaient tus, car indicibles et tout autant inécoutables. Le silence est partout, celui entre la mère, le frère Bosco et la fille lors de son retour au pays 3 ans après le génocide, elle, la survivante qui n’a pas vécu l’événement, elle la française, de peau et de vie. Celui, métaphorique, de Stokely, qu’une faute lors de son inscription à l’état civil affuble d’un second prénom lui intimant de se taire. Le mutisme d’Immaculata après la mort de Bosco, ultime arrachement d’une vie faite de déchirures. Le silence du kinyarwanda, dont Blanche ne sait que faire ni comment la transmettre, ou non, à son fils.

    Mais c’est aussi le retour du bruit, des sons, frémissement du vent dans les branches et froissement des pétales mauves des jacarandas qui s’ouvrent sur de nouveaux mots, de nouvelles histoires. C’est la bataille pacifique de Stokely pour comprendre sa famille et se construire en-dehors d’elle tout autant, s’inventer en prenant des pièces de-ci de-là, sans rien rejeter mais en ajoutant, en colmatant, en plantant.

    Lectrice, lecteur, mon silence brûlant, as-tu déjà vu des fleurs de jacaranda ? La fleur entre clochette et trompette d’un mauve tendre qui appelle à une aube désirante, explose lors qu’elle est foison. L’arbre se pare de cette couleur improbable dont on ne peut se détacher, tellement elle prend toute la place, devenant cette aube qui n’arrivera jamais et qu’on attend toujours. L’écriture de Beata Umubyeyi Mairesse a la poésie, la mélancolie et la force des fleurs de jacaranda et ses personnages leur fragilité et leur puissance lorsqu’ils se retrouvent pour faire front, pour faire histoires.

    J’ai Lu / Éditions Autrement
    222 pages

  • Ultramarins – Mariette Navarro

    Un cargo de commerce, rempli de containers, traverse paisiblement l’Atlantique. Le temps est bon, la mer calme et l’équipage de bonne composition, fiable et travailleur. Pour une raison qui lui échappera, la capitaine autorise ses matelots à arrêter les machines, descendre un canot et profiter d’une baignade au milieu de l’océan. Un écart de règle qui provoquera un écart de réalité.

    Il y a les vivants, les morts et les marins.
    Ils savent déjà, intimement, à quelle catégorie ils appartiennent, ils n’ont pas vraiment de surprise, pas vraiment de révélation. Ils savent à chaque endroit où ils se trouvent, s’ils sont à leur place ou s’ils n’y sont pas.
    Il y a les vivants occupés à construire et les morts calmes au creux des tombes.
    Et il y a les marins.

    Lectrice, lecteur, mon abysse, jette tes cartes marines, ta boussole et ton sextant, ici même les étoiles ne pourront t’aider à te repérer.
    Notre capitaine au long-cours n’en est pas à son premier voyage. Seule femme sur ce bateau, mais reconnue et respectée dans la profession, elle connaît les procédures, les trajets, la mer et ce qu’elle provoque de désorientation, de fascination et de désordre. Elle connaît aussi les hommes, gardés par la discipline et l’autorité, celle-là même qui, lorsqu’elle glisse un peu, peut provoquer un effondrement. Elle connaît enfin les bateaux, ces machines surpuissantes, surconnectées et dont les rouages et les moteurs impulsent le rythme auquel battra finalement le cœur de chaque marin.
    Et bien sûr, elle connaît par-dessus tout son équipage. Aussi, lorsque, après cette baignade imprévue, cadeau inexplicable et injustifiable, tous remontent sains et saufs, mais avec autre chose qui flotte, ce 21ème homme sur 20 lors des décomptes, pourtant insaisissable sur les ponts, la capitaine sent que le trouble sera plus grand encore.
    Elle sent le bateau qui s’émancipe, qui prend son rythme, et les instruments le lui disent, le bateau n’obéit plus. Elle voit le temps qui ne suit plus les règles, de la brume dans une région qui n’en voit jamais. Elle sent aussi que ses hommes ont le même trouble, et, pire, qu’ils remarquent son désarroi.
    L’équipage, lui, après la jubilation des premières brasses dans l’océan, en son plein cœur, là où, on peut l’imaginer, personne ne s’était baigné avant, ont senti le sable du soleil sur leur front et la profondeur de l’océan sous leurs jambes flottantes. Ce vide immédiat, contré simplement par cette capacité apprise à flotter.

    Ce moment suspendu, sur lequel plus personne n’a ni prise ni compréhension, qui échappe à tout entendement, va plonger notre équipage en lui-même. Cette attraction pour la mer, ces voyages si longs, cette rupture avec la terre et la vie qui lui appartient. Imposer une attente à celles (encore souvent des femmes) que l’amour a poussé à accepter cette amante envahissante. S’imposer, en tant que femme, dans cet univers si masculin, exister pour son nom et non celui de son père. Et peut-être, au final, comprendre que malgré les moteurs diesel, les containers en métal bleu ou vert, les radars et les géolocalisations satellites, un navire reste l’esprit de tous les navires, une émanation fantasmée du voyage en mer porteur de son écume de dangers et de rêves, porté lui-même par l’océan, de ses profondeurs insondables au ciel au-dessus de ses vagues, qui le caresse de ses vents et créé une carte de ses mouvements. Et ce n’est pas à nous de savoir si cette carte nous guidera à bon port ou nous égarera dans des brumes improbables, vapeurs insensées de notre propre perdition, en attendant les prochains rayons de soleil sur les dentelles minérales de la prochaine côte.

    Une petite merveille de poésie que ce roman court, intense, qui se lit en un souffle avant l’apnée et la plongée mystérieuse après la baignade.

    Quidam éditeur
    146 pages

  • Les dangers de fumer au lit – Mariana Enriquez

    Une femme se retrouve hantée par le fantôme de sa grand-tante, morte bébé, dont elle avait retrouvé les os elle-même enfant.
    Une bande de jeunes filles part se baigner dans une tufière pendant l’été, en compagnie du beau Diego. Tandis que les corps se rafraichissent, les esprits s’échauffent.
    Un vagabond, qui vient vider ses intestins sur le trottoir d’un quartier populaire avant d’en être viré manu militari à coups de coups et d’insultes, pourrait-il jeter une malédiction ?
    Joséfina, contrairement à sa mère, sa grand-mère et sa sœur, n’a jamais eu peur de sa vie. Mais après un voyage familial à Corrientes, l’effroi la saisit avec démesure pour ne plus jamais la quitter.
    En visite à Barcelone pour revoir une amie, Sofia est incommodée par une odeur de charogne putréfiée que personne d’autre ne semble remarquer.
    Dans un hôtel d’Ostende (province de Buenos Aires), il paraitrait que le mirador est hanté. Tout comme d’autres pièces du bâtiment, d’ailleurs.

    Ma grand-mère n’aimait pas la pluie et avant l’arrivée des premières gouttes, lorsque le ciel s’assombrissait, elle allait dans l’arrière-cour avec des bouteilles qu’elle enterrait à moitié, goulot vers le bas. Je la suivais et lui demandais grand-mère, pourquoi tu n’aimes pas la pluie, pourquoi tu ne l’aimes pas. Mais elle, rien, évasive, pelle à la main, fronçant le nez pour sentir l’humidité dans l’air. Si finalement il pleuvait, bruine ou orage, elle fermait portes et fenêtre et montait le son de la télé pour couvrir le bruit de l’eau et du vent -la maison avait un toit en tôle- ; et si l’averse tombait au moment de sa série préférée, Combate, il n’y avait plus rien à en tirer, elle était éperdument amoureuse de Vic Morrow.
    Moi j’adorais la pluie, elle ramollissait la terre sèche et je pouvais ainsi m’adonner à ma manie de creuser. Le nombre de trous !

    L’exhumation d’Angélita

    Une jeune femme se découvre une fascination morbide pour les battements de cœurs malades.
    Deux ados fans hardcore d’un chanteur de rock commettent l’irréparable.
    Un jeune homme met à disposition ses talents de caméraman pour toute situation sortant de l’ordinaire. Alors que les captations de relations sexuelles s’enchaînent, il est appelé pour une histoire de possession.
    Mechi travaille aux archives des enfants disparus, Pedro, lui est journaliste spécialisé dans ce domaine. Quelle n’est pas leur surprise, un beau jour, de retrouver une jeune fille manquante depuis des mois au beau milieu du parc Chacabuco.
    Dans un immeuble, une vieille femme meurt dans l’incendie déclenché par la rencontre entre sa cigarette et ses draps. Près de là, une femme contemple elle-même ses braises, les papillons de nuit, les mites et les trous de sa vie.
    Cinq copines se cotisent pour s’acheter un Ouija et communiquer avec les morts. Et puis, peut-être, avec les parents de l’une d’elles, « disparus ».

    Est-ce un plaisir de retrouver Mariana Enriquez ? Bien sûr. Et avec des nouvelles ? Tellement. La grande écrivaine argentine qui a montré sa dextérité narrative et son talent dans l’incroyable roman qu’est Notre part de nuit, nous avait déjà fait goûter à la forme courte avec le très très formidable Ce que nous avons perdu dans le feu. Ce recueil de douze nouvelles est donc non seulement un plaisir par anticipation, mais un régal de lecture. Attention, néanmoins, toutes ne sont pas à lire au petit-déjeuner !

    On retrouve dans les différentes nouvelles certaines thématiques déjà présentes dans ses autres textes, cette curiosité pour le monde de l’adolescence et ses transgressions. La violence d’une société de plus en plus écartelée, avec des riches plus riches et surtout ici des pauvres plus pauvres. La maltraitance des enfants, entre prostitution, enlèvements, traite et meurtre. Et beaucoup, beaucoup de fantômes. Les fantômes des âmes oubliées, des histoires familiales dont on ne peut se détacher, ceux des desaparecidos, qui hanteront encore longtemps l’histoire du pays.
    Mariana Enriquez nous raconte surtout que tout le monde, sans exception, a en lui un fantôme, une blessure et un bout de perversité, les trois étant souvent liés. Prenons cette jeune femme qui ne peut jouir qu’en entendant un cœur malade et se créé des fantasmes de plus en plus violents sur le muscle cardiaque et ses maladies, aurait-ce un rapport avec les souvenirs flous d’un homme malade, nu, alors qu’elle avait cinq ans ?

    Perversion anodine ou plus malsaine, peur inconséquente ou paralysante, Mariana Enriquez les creuse pour en montrer le pus, la moisissure dont elles sont issues ou bien qu’elles engendrent, toute entourées de leurs fantômes, parfois moqueurs, parfois stoïques, parfois inquiétants, mais toujours signifiants. Les relations familiales, et notamment les transmissions mère-fille, les abandons, liens fraternels, rien n’échappe à la plume de Mariana Enriquez, qui ne laisse de répit nulle part. L’horreur est partout, même la plus basique, la plus vile, la moins surnaturelle, et chacun d’entre nous en est capable.
    Et on adore qu’elle nous raconte cela.

    Traduit merveilleusement de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenêt
    Éditions du Sous-Sol
    246 pages

  • Mangeterre – Dolores Reyes

    Mangeterre est bien jeune lorsque sa mère meurt, sous les coups de son père. Elle est à peine plus âgée lorsque sa professeure, Ana, disparaît. Mais Mangeterre a un don, et grâce à celui-ci, la police retrouve le corps d’Ana. Lorsqu’elle goûte la terre foulée par les disparu·es, elle les voit, elle voit ce qui leur est arrivé. Mise au ban par les autres, c’est pourtant une foule de personnes qui vient, jour après jour, déposer une bouteille du sol de leurs proches évanoui·es devant la maison qu’elle habite avec son frère.

    -Les morts ne traînent pas chez les vivants, il faut que tu comprennes ça.
    -Je m’en fous, Maman est toujours ici, chez moi, dans la terre.
    -Arrête ton char, tout le monde t’attend.
    S’ils ne veulent pas m’écouter, j’avale de la terre.
    Avant, je l’avalais pour moi, parce que j’étais en pétard, que ça les dérangeait et que ça leur faisait honte. Ils disaient que la terre était sale, que j’allais avoir le ventre gonflé comme un crapaud.
    -Lève-toi maintenant. Et va te laver.
    Après, je me suis mise à manger de la terre pour d’autres qui voulaient parler. D’autres qui étaient déjà partis.
    -À ton avis, pourquoi il y a des cimetières ? Pour enterrer les gens. Allez, va t’habiller.
    -Je me fous des gens. Maman est à moi, elle reste ici.

    Il y a cette mère dont le fils handicapé mental a disparu, ce frère, policier, qui cherche sa sœur, cet autre frère qui sonde le Paraná de las Palmas. Et tous les autres. En Argentine, le terme disparu·es a depuis longtemps une résonnance particulière, terre dont la terre et la mer garde en son sein précieux, comme ailleurs en Amérique latine, les desaparecidos de la dictature de Videla.
    Ici, ce sont d’autres victimes. Des femmes, beaucoup, des enfants aussi, tou·tes arraché·es au sol par la violence des hommes. Mangeterre la connaît, cette violence qui lui a pris sa mère. Alors qu’elle grandit, elle sait qu’elle y va à grands pas, vers cet affrontement inéluctable.
    En attendant, après son renvoi de l’école, elle traînasse chez elle, avec son frère et ses potes. Ils boivent de la bière, jouent à la Play, se cherchent. Et elle regarde ces bouteilles de tristesse et d’espoir meurtri qui s’accumulent. La douleur de leur consommation jamais n’est compensée par le soulagement de la vérité, toujours insoutenable. Elle choisit donc ses combats et plonge dans la mémoire du sol souillé pour rendre aux mort·es leur dernière vérité, et peut-être un peu de justice.

    On décompte en moyenne 258 féminicides par an en Argentine (212 au 31 octobre 2022, probablement 248 sur l’année. Source : feminacida / Ahora que sí nos ven). Ce fléau, faute d’autre mot, est combattu pied à pied par des militantes, là-bas et ailleurs en Amérique Latine. La jeune Mangeterre grandit au cœur de ce drame. La brutalité des gens et de la société est son quotidien, et la violence une rengaine désagréable. Sa distance et sa froideur, qui pourraient la faire passer pour désabusée, sont avant tout une protection, car elle ressent la peur, le mépris et le froid de la lame dans sa chair lorsqu’elle ingère cette terre humide chargée d’une histoire invisible plus lourde qu’elle.
    Elle aurait de quoi vouloir y disparaître volontairement, dans cette terre. Mais c’est là le tour de force de Dolores Reyes dans cette histoire forte et rugueuse. Si elle n’est jamais dupe, Mangeterre garde, consciemment ou non, quelque rempart en elle, et avance. Les premières amours, les amitiés, les projets, même. Avec son frère à ses côtés, fidèle malgré le danger et l’étrangeté quand tous s’en vont, la terre ne se contente pas de porter la parole des morts, elle peut aussi soutenir le poids des vivantes.

    Un premier roman d’une grande puissance qui pousse les voix des disparu·es et effrite la terre, en attendant qu’elle tremble suffisamment pour les libérer toutes, celles qui y étouffent encore, jusqu’à ce que leurs cris soient entendus.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions J’ai Lu
    250 pages

  • Viendra le temps du feu – Wendy Delorme

    Dans un futur plutôt proche, un état totalitaire. Frontières fermées, guerres au-delà, reproduction (obligatoire) contrôlée. Plus de librairies, peu d’amour, plus d’espoir. Louise fait de l’animation dans des anniversaires, des supermarchés le jour. La nuit, elle danse et se dénude sur la scène d’un cabaret clandestin. Ève élève sa fille seule, dans cette capitale froide et morte. Elle a quitté quelques années plus tôt une communauté autonome qui vivait au pied d’une montagne. Une communauté de femmes qui tentait de vivre son utopie. Mais ici, pour l’État, point d’utopie. Pacte et contrôle. Silence et calme. Mais de braises anciennes crépitent des étincelles impatientes…

    Elles sont mortes, toutes. Elles étaient peu nombreuses et elles sont mortes, il n’y a pas de traces. Je les ai vues souvent, sans plus faire partie de leur groupe, leur cercle, leur assemblée. D’autres les ont vues. Certains se souviennent, mais aucun ne sait ce qu’elles sont devenues. Je ne connais pas l’emplacement de leurs tombes. Je ne sais pas s’il y a des corps qui pourrissent sous terre, elles ont disparu.
    Je ne sais pas si j’ai la force d’écrire cette histoire. Si je meurs sans l’avoir racontée, c’est comme si elles n’avaient pas existé.
    Il y avait Louve. Il y avait Maïna, Raquel et Grâce. Rosa et Francesca. Il y en avait d’autres. J’ai aimé Louve, plus que de raison, dès le début. Je l’observais. Elle était d’une beauté frappante et ne ressemblait à personne. Ne ressemblait à aucune de ces femmes que l’on trouve belle. Elle était d’une beauté sanguine, calme et féroce.

    Ève

    Lectrice, lecteur, mon feu, entre donc dans la danse des nouvelles guérillères de Wendy Delorme. Alors que le réchauffement climatique a provoqué des dégâts considérables et que des guerres lointaines avalent les hommes ou les recrachent fantômes, un groupe de femmes fait sécession. Réfugiées au pied d’une falaise de l’autre côté du fleuve, elles creusent la roche, la vendent aux Autres, s’aiment et vivent leur utopie ornée de brumes légendaires et de miradors suspicieux.Dans la ville, une chape autoritaire sape toute envie d’humanité, de partage et de folie. Les couples doivent faire des enfants et rentrer dans le rang. Louise et Raphaël, son compagnon, feintent depuis maintenant plusieurs années leurs devoirs, leur amitié incassable et leur couple de façade dissimulant quelque secret qui serait payé de leur vie s’il était découvert. Dans les bas-fonds, pendant le couvre-feu, les bars interlopes accueillent tout ce que la ville compte de laissé·es-pour-compte, de marginaux ; les anciennes librairies hébergent les révolté·es.

    Il ne sera pas compliqué pour lae lecteurice contemporaine de retrouver ses marques. Une incarnation de Greta Thunberg, une cathédrale en feu, des crises migratoires, climatiques, sanitaires… On y retrouvera aussi l’ombre des grandes dystopies du XXème, imprégnées des luttes féministes et queer de ces dernières décennies. On regarde les braises à travers les lambeaux de ce monde déchiré et morne en attendant l’étincelle qui couve et se dispersera, et s’étendra, emportant avec elle ce marasme figé dans une explosion violente et poétique. Car ici, la violence semble la seule issue à la paralysie et la peur.
    La langue de Wendy Delorme appelle d’ailleurs à la poésie, le texte se déclame lui-même, alexandrins et octosyllabes se glissant dans les phrases pour nous amener au paroxysme de chacune des histoires, à leur point d’embrasement.

    Un roman fort, brassant, qui nous fait osciller entre tristesse, rage et espoir devant un miroir à peine déformant d’un futur probable et cauchemardesque.

    Éditions Cambourakis
    272 pages

  • Nous avons toujours vécu au château – Shirley Jackson

    Mary Katherine et Constance Blackwood sont sœurs. Elles vivent au château Blackwood avec leur oncle Julian, vieil homme en fauteuil roulant et avec un début de sénilité. Constance aime cuisiner, activité dans laquelle elle excelle, nettoyer, ranger, s’occuper de l’oncle Julian et faire plaisir à Merricat. Mary Katherine, elle, aime se promener dans le jardin, dormir dans l’herbe, se soumettre aux rituels de la maison. Elle déteste aller au village pour faire les courses. Elle déteste les villageois, elle déteste les intrus. Elle est la seule à sortir de la maison. Constance et Julian ne sortent plus depuis 6 ans. Depuis qu’un terrible drame a emporté tout le reste de la famille Blackwood.

    Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantagenêt, et les amanites phalloïdes, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.La dernière fois que j’ai jeté un œil aux livres de la bibliothèque, sur la tablette de la cuisine, la date de retour était dépassée de plus de cinq mois, et je me suis demandé si j’en aurais choisi d’autres en sachant que ceux-là seraient les derniers, qu’ils resteraient éternellement sur noter étagère. Chez nous, on déplaçait rarement les choses ; l’agitation, le remue-ménage, cela n’a jamais eu tellement cours, dans la famille Blackwood. On manipulait les petits objets de passage, les livres et les fleurs et les cuillers, mais sous nos pieds, il y avait toujours cette fondation robuste des possessions durables.

    6 ans plus tôt, les parents des deux jeunes femmes, leur frère, ainsi que la femme de l’oncle Julian sont morts, empoisonnés à l’arsenic pendant un repas. Constance, accusée puis acquittée du crime, n’a plus quitté la maison depuis. Un cocon, une grotte protectrice, entourée par les talismans accrochés ou enterrés par Merricat autant pour les protéger à l’intérieur que les isoler de l’extérieur. Car le monde, dehors, est mauvais. Les villageois se moquent et menacent, et les quelques visites de courtoisie que les demoiselles Blackwood reçoivent encore sont autant de perturbation dans leur quotidien. Un beau jour, c’est pourtant une perturbation bien plus violente, un tremblement de terre, un effondrement des plaques tectoniques sur lesquelles nos protagonistes avaient construit leur isolement, qui les engloutit.

    Mary Katherine, notre narratrice, est une jeune femme bien étrange. Aussi protectrice envers sa sœur qu’infantile dans ses attitudes, elle parsème ses journées et ses interactions de sorts, de malédictions et bénédictions laissées au bon vouloir d’objets qui se chargent de ses craintes et ses espoirs. Constance, qu’on imagine traumatisée par les événements passés, se complait dans cet isolement, et malgré les plus ou moins délicates remarques de quelque visiteuse, l’idée de sortir à nouveau, quitter les limites protectrices de cette maison autant prison que havre reste une espèce de rêve que l’on murmure avec le sourire, aussi agréable qu’il est irréel, et donc sans danger. Elle s’amuse des fantasmagories et lubies de sa petite sœur qui ne semblent pas l’inquiéter plus que ça.
    Mary Katherine, elle, sort. Pour le ravitaillement, elle descend au village, bien malgré elle, et en revient avec des vivres et une haine croissante contre ces gens dont elle sent qu’ils pourraient leur faire du mal. Ces gens qui devraient avoir peur, dont elle voudrait qu’ils ne ressentent pas la sienne à leur vue, à leur contact.
    Grande gamine, un peu dirigiste, serait-elle aussi la geôlière ? La raison qui la guide semble emprunter plus à des croyances mystiques liées à la maison et aux objets qu’elle charge de magie qu’à une rationalité plus conventionnelle. Soutenue et protégée tout autant par Constance, elle se voit comme la chevalière qui la défendra.

    Roman qui a tout de l’histoire sombre au soutènement policier, l’étrangeté qui flotte tout du long nous plonge dans une atmosphère fantastique et gothique fascinante. Constance et sa capacité presque magique à proposer une vie d’un délicat faste malgré l’isolement total, Julian et sa manie compulsive de raconter, encore et toujours, les tragiques événements passés, Mary Katherine et son aura de corbeau, jalouse et protectrice comme une louve, farouche et susceptible. Ce petit groupe se bat contre ce mal banal, quotidien, qui s’insinue. La méchanceté des autres, les ragots, les piques.

    Shirley Jackson nous raconte comment se crée une île, une bulle, un folklore. Elle nous raconte aussi une échappatoire autant physique que psychologique à l’horreur, celle du quotidien comme celle, plus extraordinaire et pourtant bien palpable, proche, réchauffante, d’un crime violent, d’une capacité à aller toujours plus loin, pour ce qui serait le plus grand bien.

    Un roman fascinant, donc, qui creuse les peurs et les zones d’ombres des grands jardins, ces petits coins, au bord de l’eau, dont on ne sait avant d’y arriver s’il s’agit d’un doux carré de pelouse tendre et rafraichi ou d’un trou humide et grouillant dont les parois nous resteront dans les mains, quand nous y aurons glissé.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias
    Éditions Rivages
    235 pages

  • Les otages, contre-histoire d’un butin colonial – Taina Tervonen

    Taina Tervonen, journaliste, a grandi au Sénégal de parents finlandais et missionnaires. Scolarisée dans une école sénégalaise avec les enfants sénégalais, elle va apprendre l’histoire du pays par ce prisme. Elle découvrira, entre autres, l’histoire d’El Hadj Oumar Tall, grand combattant et fondateur de l’empire Toucouleur au XIXème siècle. En 1890, lors des guerres coloniales menées par la France, le colonel Archinard s’empare d’un trésor de guerre qui contient des bijoux, des papiers et un sabre, dit-on, ayant appartenu à Oumar Tall.
    Ce butin sera envoyé en France, tout comme le jeune Abdoulaye, le petit-fils d’Oumar Tall.

    Qu’est-il advenu du butin ? Quel a été le destin d’Abdoulaye ? C’est à ces questions que Taina Tervonen cherche des réponses. Elle se lance pour cela dans une grande enquête qui soulève de nombreuses questions, sur l’histoire des guerres coloniales, le traitement des otages et le symbole des prises de guerres.

    Le khalife Tierno Madani Tall m’adresse la question en pulaar. Il a la voix posée de ceux qui ont l’habitude de prêcher et d’être écoutés. Il me fait penser à mon père pasteur, à cette voix que j’appelais sa « voix de travail » qu’il prenait parfois en s’adressant à ses enfants quand il voulait souligner le sérieux d’une affaire.
    Assise sur le bord du grand canapé qui lui fait face, je regarde le dignitaire musulman, dans ce salon où il reçoit habituellement les fidèles. J’attends sagement, le dos bien droit, que sa question soit traduite en français par l’amie qui m’accompagne. Il m’a prévenue : « Pour ce premier rendez-vous, c’est le khalife qui posera les questions, pas toi. » Les bruits du quartier populaire de la Médina nous arrivent par la porte ouverte sur la cour où des fidèles finissent le repas, rassemblés autour de grandes bassines de riz. C’est le début de l’après-midi, la circulation reprend dans les rues bondées de Dakar, des moutons bêlent chez un voisin. L’interprète reprend :
    « Pourquoi vous intéressez-vous à cette histoire, vous qui êtes blanche et descendante des colons ? »

    L’enquête de Taina Tervonen va la porter non seulement sur la piste de l’histoire du pillage qui a amené à ce butin et cet enlèvement, mais aussi à regarder un peu différemment le rapport à l’histoire coloniale et tout ce qui l’entoure.
    Nos musées sont remplis d’objets rapportés pendant les guerres coloniales. Leur réserve encore plus. Ces objets, souvent récupérés dans des conditions peu claires, que représentent-ils pour nous ? À l’époque, une image de terres lointaines et de peuples sauvages, une vision exotique de contrées mystérieuses. Aujourd’hui on aime à les voir comme des moyens d’éducation et de découverte de cultures et de peuples disparus. Ce que l’on a tendance à oublier, c’est que leur disparition est un peu de notre fait, déjà. Et surtout, décorrélés de leur contexte et de leur histoire souvent mal connue de ceux qui les ont rapportés et inventoriés, ces objets, tenues, armes… en perdent leur sens.
    Alors que les demandes de restitution sont de plus en plus nombreuses et qu’Emmanuel Macron s’est engagé à y répondre (en 2017), la question du rapport au patrimoine est passionnante, avec ce qu’elle montre de notre rapport à l’histoire, aux objets, à leur symbole et leur force, mais aussi aux autres et la place qu’on leur laisse, ou ici qu’on leur prend, dans la liberté de vivre avec leur passé. Mais ce n’est là que l’une des nombreuses questions passionnantes soulevées par Taina Tervonen dans son livre.

    Dès l’incipit, comme tu peux le voir plus haut, lectrice, lecteur, ma lumière, on se pose la question du rapport à l’histoire coloniale. En tout cas, les Sénégalais se la posent, ne comprenant pas pourquoi une blanche s’interroge sur ces événements. N’est-il pas là le problème ? En lisant ce livre, je me suis rendue compte que je ne connaissais finalement rien de l’histoire coloniale. Aucun détail, peu de personnes, c’est une page plutôt floue. Mais ce n’est pas en l’ignorant, en la survolant que chacun·e pourra se l’approprier, avec ce qu’elle a de révulsant, pour ensuite avancer avec et en faire quelque chose de différent pour l’avenir. Pourquoi une blanche, les blanc·che·s descendants des colons, ne pourraient-iels pas (devraient-iels pas) s’intéresser au pillage d’un colonel havrais à Ségou, à l’enlèvement d’un enfant envoyé ensuite en France et à son destin ? Ce qui s’est passé sur le continent africain et ailleurs dans le monde est tout autant notre histoire que la leur, et nous permet de mieux comprendre comment tout cela s’est produit, quels étaient les mécanismes en jeu dans les conquêtes, la gestion sur place, et les ressorts du racisme.

    Avec cette enquête racontée comme un roman, Taina Tervonen ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur notre rapport à l’histoire coloniale, aux objets, aux gens et à nous-mêmes. Récit passionnant et révoltant, c’est une étape indispensable pour quiconque souhaite mettre en perspective et avancer dans l’analyse de la construction de l’idée d’état et de nation française, dont la gloire a été pendant longtemps (et est toujours, si l’on écoute) d’avoir envahi, dominé, massacré, étouffé et rabaissé d’autres peuples et d’autres pays. Il est temps de s’y confronter.

    Tu peux retrouver le travail de Taina Tervonen entre autres pour le média Les Jours

    Éditions Marchialy
    238 pages