Étiquette : états-unis

  • 10 000km – Noé Àlvarez

    Noé Àlvarez est fils d’immigrés mexicains. Né aux États-Unis, dans l’état de Washington, plus précisément dans la petite ville de Yakima, il grandit entre sa famille, les copains, l’école et les boulots d’été dans la plantation de pommes qui fait vivre une partie des habitants du coin. Lorsqu’il décroche une bourse pour aller étudier à l’université, c’est autant une chance, une victoire qu’une insupportable pression. Lâchant prise, perdu dans un monde dont il n’a ni les codes ni les apparences, il décide de rejoindre une expérience folle pour reprendre le dessus. Il va participer aux Peace and Dignity Journeys.

    2003. Au milieu des pins, près de la ville de Bella Coola, en Colombie-Britannique, les autorités canadiennes conduisent sous escorte une mère de 17 ans, menottée, pour retrouver et ouvrir la tombe où elle a enterré son bébé quelques jours auparavant. Le nom de la mère -Crow, de la nation secwépemc, le nom complet se traduisant par « vagues d’eau »- se reflète dans ses larmes. Le bébé qu’elle a enterré, son premier-né, a été déclaré mort à 7 semaines. Durant quarante-neuf jours, il a vécu sous le pouvoir d’un nom, sous la protection de la tradition secwépemc qui implique que l’on prenne soin des siens, enveloppé dans les rêves d’une mère qui a chanté pour lui jusqu’à la fin, quand il a cessé de s’alimenter. Craignant que l’hôpital ne le lui prenne, Crow l’a emmailloté dans son tikinagan et s’est enfui avec lui dans la forêt.
    Elle se souvient d’une nuit froide dans les montagnes. La pluie tombait dru tandis qu’avec deux autres personnes elle encerclait le garçon en un mur de cérémonie avant de creuser un trou dans la terre boueuse. Les Secwépemcs enterrent leurs morts eux-mêmes. Mais, en ce jour de février, les autorités procèdent à l’excavation du nourrisson, Nupika Amak (« celui qui peut voyager entre deux mondes »), renversant l’ordre sacré par lequel une mère accepte la disparition d’un fils. Ils profanent la terre sous ses yeux- une terre qui a rappelé à elle l’esprit de Nupika Amak- et le ramènent dans ce monde pour qu’il soit enregistré et étiqueté, qu’il reçoive un certificat de naissance et de décès. Puis ils emmènent sa mère en garde à vue pour l’interroger.
    On lui demande pourquoi elle n’a pas déclaré la naissance de son enfant : elle voulait que ce soit un enfant de la liberté. Affranchi de l’oppression de l’État.

    […] Ces hommes et ces femmes ne sont que quelques-uns des coureurs des Peace and Dignity Journeys de 2004. Des gens ordinaires, fiers de leur héritage, répondant à un appel qui les dépasse.
    Et puis, il y a moi.

    Les Peace and Dignity Journeys est un ultra-trail qui traverse toute l’Amérique, de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu. De chaque extrémité du continent s’élance un groupe de coureur-euses et les deux se rejoignent au milieu, plus ou moins, quelque part entre le Panama et la Colombie. Les coureur-euses participent pour quelques jours ou quelques semaines, selon leur capacité, et se relaient sur la journée pour des runs allant jusqu’à 35 km afin de couvrir le plus de distance possible. L’hébergement est précaire, selon les étapes, et le parcours traverse le plus de territoires autochtones possibles. La rencontre et la connexion entre les différents peuples natifs d’Amérique est le but premier de cette course, qui lance des représentants des peuples indigènes dans une prière en mouvement à la rencontre des autres, portant la voix des silencieux-euses, des silencié-es. Organisée tous les quatre ans, la première éditions s’est lancée en 1992, alors qu’allaient être célébrés les 500 ans de la « découverte » du « Nouveau Monde » (tu peux aller par exemple sur leur site officiel pour en savoir un peu plus).
    Notre jeune Noé, perdu donc entre une culture mexicaine qu’il connaît peu, lui qui n’y a jamais mis les pieds, mais dans laquelle il a baigné toute sa vie et un monde universitaire qui lui fait bien sentir sa différence, sa présence inappropriée, rejoint les PDJ au Canada et court, court, en direction du Sud. Son histoire n’est pas celle d’un exploit sportif, mais celle d’une recherche intime et de la confrontation aux autres. Car si le milieu de son université privée était brutale, celui de ses compagne-ons de course n’est pas plus tendre. Vie déchirée, brisée, recluse, chacun-e porte sa croix et ses raisons de s’être lancé dans cette prière volante, sa conception du courage et de la spiritualité. Pour certains c’est un chemin de croix qui passe forcément par la douleur et la souffrance, quitte à devenir tyran pour les autres ; d’autres viennent y chercher des rencontres, des échanges, un chemin (littéral) qui les mène sur les pas de leurs parents, grands-parents… sur les traces de leur histoire.

    Récit dur, mélancolique et chargé d’émotion, 10 000km ne va pas prôner la libération et le renouveau par le sport et la spiritualité entouré de gentils amis-es. Loin de tous les poncifs de développement personnel et autres fantasmes sur le sujet, Noé Àlvarez raconte les gens qu’il a croisés, les questions qu’il s’est posées en les écoutant, en se confrontant à une autre forme de violence. Il raconte aussi ses pas sur la terre de ses parents, sa migration inversée, vague qui remonte le cours du fleuve jusqu’à sa source pour, peut-être, mieux poursuivre son chemin par la suite. C’est un récit rude comme un combat, qui nous laisse avec du sable plein les chaussures et dans les yeux, un peu d’amertume dans la bouche et un petit bleu au cœur. Ça pique un peu, mais c’est aussi pour ça que c’est bien.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot
    Éditions Marchialy
    340 pages

  • Le mystère du tramway hanté – P. Djèlí Clark

    Hamed Nasr, agent expérimenté du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités Surnaturelles, se voit confier une enquête sur la présence quelque peu dérangeante d’une créature hantant la rame 105 de l’un des tramways parcourant Le Caire. Accompagné du jeune Onsi Youssef, un bleu dont il n’est pas certain d’apprécier la compagnie, il se retrouve embringué dans une histoire un brin plus compliquée qu’il ne le pensait.

    Le bureau du surintendant en charge de la sécurité et de la maintenance du tramway à la station Ramsès offrait un décor digne du personnage élevé -ou certainement propulsé par quelques relations utiles- à un poste aussi éminent : un immense tapis anatolien antique orné de motifs angulaires bleus, d’écoinçons rouges et de tulipes cousues de fil d’or bordées de bleu lavande ; un tableau de la main d’un des nouveaux pharaonistes abstraits, tout en forme irrégulières, éclaboussure et couleurs vives, que personne ne comprenait vraiment ; un portrait photo encadré du roi, naturellement ; et une poignée d’ouvrages neufs savamment disposés, les œuvres d’écrivains alexandrins les plus contemporains, dont les couvertures en cuir ne semblaient jamais avoir été ouvertes.
    Malheureusement, il n’échappa pas au regard acéré d’enquêteur de l’agent Hamed Nasr que ces velléités de raffinement affectées disparaissent sous la fadeur assommante d’un bureaucrate médiocre : cartes de transit, tableau d’horaires, schémas techniques, plannings de maintenance, mémorandums et rapports, épinglés les uns sur les autres, couvraient les murs jaune pisseux à la manière d’écailles de dragon en décomposition. La brise d’un ventilateur oscillant en cuivre, dont les pales se débattaient derrière la grille comme si elles cherchaient à s’en échapper, soulevait nonchalamment les liasses de papiers.

    Pensant se trouver en présence d’un djinn tout ce qu’il y a de plus classique, et pour pallier les difficultés et joutes budgétaires entre son ministère et le Bureau des Transports, les deux hommes acceptent la proposition d’Abla, serveuse du restaurant préféré de Hamed de faire appel à une cheikha pour pratiquer le rituel du Zâr. Sauf que… Il se peut que son diagnostic premier ne s’avère faux, mettant nos deux enquêteurs face à une situation compliquée et une créature bien mystérieuse et meurtrière.

    Quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark, et encore plus ce merveilleux univers du Caire du début du XXème siècle, capitale d’une Égypte puissante et dans laquelle les êtres surnaturels cohabitent avec les humains. Après L’étrange affaire du djinn du Caire (dont tu liras la chronique ici), on découvre donc deux nouveaux enquêteurs de ce ministère créé lors de l’apparition des djinns et autres créatures mythologiques au milieu de la bonne population égyptienne. Le duo aussi dépareillé qu’efficace affronte des rebondissements de toutes sortes, entouré par une galerie de personnages principalement féminins plutôt bien travaillés. car tandis qu’ils cherchent à identifier l’esprit frappeur passionné de tramway, la révolte gronde au Caire, qui voit ses rues accueillir les défilés et rassemblement des suffragettes cairotes alors que le parlement doit se prononcer sur le droit de vote des femmes.

    Une intrigue bien tissée et rondement menée, des personnages sympathiques, dans les codes mais loin des caricatures des duo d’enquêteurs mecs, des plats et friandises ma foi fort alléchantes tout au long du récit, des personnages secondaires forts et imposants et un arrière-fond politique qui vient servir la cause et l’histoire, encore une fois P. Djèlí Clark nous fait grand plaisir dans cet univers original et séduisant. Bref, on ne se pose pas de question, pour se faire plaisir avec de la qualité, c’est une valeur sûre !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions l’Atalante
    102 pages

  • La maison aux pattes de poulet – GennaRose Nethercott

    Bellatine et Isaac Yaga ne se sont pas vus depuis longtemps, depuis que le grand frère a quitté le domicile familial, et sa petite sœur, pour aller vivre la vie de hobo sur les routes et chemins de fer des États-Unis. Lui écume le pays en bonimenteur de foire, elle s’est établie tout juste comme menuisière dans le Vermont. Un beau jour, un courrier bien étonnant les rassemble sur le port de New York. Une arrière-arrière-grand-mère ukrainienne, la dernière génération avant la migration aux États-Unis, leur a légué quelque chose à tous deux, ses plus jeunes héritiers. C’est avec, au choix, horreur, stupeur et amusement, que les deux Yaga découvrent sur les docks new-yorkais une caisse immense et, dedans une maison de type forestière, dressée sur deux puissantes pattes de poulet.

    Voyez : c’est Kali tragus, le soude-bouc, ou chardon de Russie. Une plante qui tient de la masse échevelée, des fleurs vertes qui se font aussitôt feuilles de la même couleur. Tige striée de rouge et de violet comme un poignet couvert d’ecchymoses. Les feuilles, donc, sont bordées d’épines aussi acérées que des aiguilles à coudre. Ne les maniez qu’avec des gants -ou ne les touchez pas, c’est préférable. Si les épines vous déchirent la peau, faites celui ou celle qui n’a rien senti. L’époque n’aime pas les geignards. Il y a de pires blessures que celle que vous inflige le chardon. Vraiment pires, bien pries.
    Le chardon de Russie se gorge de vie dans les climats les plus arides. Il prospère en terre inquiète -s’épanouit dans des lieux d’anormale violence. Dans les blés incendiés. Les champs assoiffés. Les terres fertiles ravagées par la maladie. Rien de cela ne l’empêche de survivre. De croître et de se multiplier. Croître, oui, de dix centimètres à près d’un mètre. Après sa mort, il se brise à ras du sol et voyage par le monde, semant ses graines en tout lieux. Le chardon se déplace comme une bête vivante, virevolte et valse dans le vent d’été, lèche la poussière et danse le shimmy dans les espaces désarticulés.

    Isaac et Bellatine sont des descendants de Juifs ukrainiens qui ont fui les pogroms et gagné, comme des milliers d’autres, une terre promise (parce qu’il paraît qu’en Amérique, il n’y a pas de chats). Mais de cette histoire, si ce n’est un nom de famille peu anglophone, un judaïsme pas très prégnant et un théâtre de marionnettes familial aux histoires teintées de folklore slave, ils ne savent pas grand-chose. L’arrivée impromptue de cette maison centenaire dans leur vie moderne les plongera brusquement dans ce passé, car la maisonnette est traquée par un danger qui semble venir de loin.

    Lectrice, lecteur, chardon qui échappe à ma peau, si tu as la flemme de lire plus avant, arrête-toi là et va chercher ce livre, parce que vraiment c’est un plaisir sans fin. L’histoire est passionnante, l’écriture superbe et le tout très intelligent et touchant. Voilà. Tu peux aller dans ta librairie/bibliothèque la plus proche.
    Sinon, pour creuser un peu plus, quand même, c’est ci-après.

    Il se nommerait Ombrelongue, celui qui recherche la maison. Homme au charme un peu suranné et à l’accent russe aussi désuet que plaisant, il aborde avec amabilité les inconnus avant de les envoûter, faisant ressortir leurs peurs les plus grandes et les rages enfouies. Violence, aveuglement et pulsion sont ses étendards à travers les années et les continents. Mais pourquoi court-il donc après cette maison qui court ? Est-ce une traque ou des retrouvailles ? Bellatine et Isaac, rejoints par Rummy, Sparrow et Shona, membres d’un groupe de folk underground, puis par Winifred, vont devoir apprendre à se faire confiance, découvrir l’histoire de leur famille et des histoires qui peut-être les entouraient dans le silence depuis longtemps.

    La référence à Baba Yaga est évidente, de l’isba jugée sur ses deux pattes de poulet au nom de famille de nos héros. Mais plus qu’une référence à une légende en particulier, c’est à tout ce qu’elle pourrait synthétiser et représenter que s’attache, me semble-t-il, GennaRose Nethercott. C’est à un folklore slave ici intégré et partagé par les communautés juives d’Europe centrale et de l’Est, et qui s’imprègne à son tour de l’histoire de ces shtetls qui ont vu les flammes des pogroms ravager leurs vies, avant que le tambours ne changent de rythme et d’origine mais pour le même destin poussé par la même haine.
    L’histoire de nos héritiers alterne avec l’histoire de l’isba, contée par elle-même et se jouant un peu de nous. Saurons-nous identifier le vrai du faux, le folklore de l’histoire, l’horreur imaginée de l’horreur réelle ? Qu’est-ce qui aura le plus de poids et au final le plus d’importance ? L’histoire de Baba Yaga est multiple (on en parle d’ailleurs pour et dans ce livre-ci) et ses symboliques variées, selon qui conte et ce qu’il veut dire. Il faut aussi parfois passer par des souvenirs, des histoires, des racontars, pour retrouver la trame d’un récit perdu dont l’ombre flotte seulement au milieu de bout de contes, de bouts de mémoires qui s’étiolent car plus personne ne les garde. La petite isba, dernier souvenir d’un shtetl détruit est désormais la seule gardienne de son histoire et de celle de ses habitants, mais aussi de ce que les hommes se font entre eux, de cette rage aveugle, cette violence brute qui, par un tour de passe-passe aussi incompréhensible qu’insupportable, est capable d’être oublié et de se répéter, ad lib.
    Le shtetl de Gedenkrovka porte en son nom le souvenir dont il a besoin pour continuer à vivre, il appelle à lui les témoins, les héritiers qui pourront se rappeler et dire que la violence la plus sourde, celle qui finit dans un océan de flammes, commence bien avant les premiers cris et les premières armes.

    C’est un hommage aux contes, au folklore, aux histoires qui disent tout pour que l’on oublie rien et qui sont souvent les premières qui doivent être tues lorsque le bruit des bottes et les claquements de talons deviennent trop forts. Avec beaucoup d’humour et de larmes, GennaRose Nethercott et sa poésie nous offre ici un roman absolument superbe, qui se dévore d’un coup et reste longtemps dans l’estomac, la peau et le cœur. On remercie et on rend grâce (on ne le fait jamais assez) au merveilleux travail de traduction d’Anne-Sylvie Homassel, parce que des livres comme ça on ne voudrait pas passer à côté, et nous avons la chance d’avoir des traducteurices qui nous les rendent à leur mesure. Merci.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel
    Éditions Albin Michel Imaginaire
    523 pages

  • La maison hantée – Shirley Jackson

    Eleanor est conviée par le docteur Montague, qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, à passer quelques temps dans la demeure de Hill House, sise près du village de Hillsdale. En compagnie dudit docteur, de Theodora et de Luke Sanderson, héritier de la maison, elle va devoir noter les impressions, pensées et comportements étranges qu’elle observerait ou ressentirait. Car Hill House a mauvaise réputation, la maison serait hantée…

    Aucun organisme vivant ne peut demeurer sain dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles rêvent, semble-t-il. Mais Hill House, seule et maladive, se dressait depuis quatre-vingts ans à flanc de colline, abritant en son sein des ténèbres éternelles. Les murs de brique et les planchers restaient droits à tout jamais, un profond silence régnait entre les portes soigneusement closes. Ce qui déambulait ici, scellé dans le bois et la pierre, errait en solitaire.
    Après des études de philosophie, le docteur John Montague s’était tourné vers l’anthropologie afin de mieux poursuivre sa véritable vocation : l’analyse des manifestations surnaturelles. Il tenait particulièrement à se faire appeler par son titre universitaire, espérant ainsi conférer un air de respectabilité à ses travaux jugés non scientifiques. La location de Hill House pour trois mois il avait coûté cher -autant en agent qu’en fierté-, mais il comptait bien être largement récompensé lorsqu’on ne manquerait pas de saluer la publication de son ouvrage sur les causes et les effets des perturbations parapsychologiques dans une maison que beaucoup déclaraient « hantée ».

    Nos quatre protagonistes se retrouvent donc volontairement isolés dans la maison sur la colline, éloigné d’un village qui semble ne pas vouloir avoir quoi que ce soit à voir avec la demeure et avec comme seul autre contact régulier Ms Dudley, la femme du gardien et elle-même cuisinière et femme de ménage, qui vient le matin, repart le soir, et est à cheval sur les horaires.
    Aucun des quatre ne se connaît, et nous sommes, lecteurices, au plus près d’Eleanor. La jeune femme vient de perdre sa mère après l’avoir soignée pendant onze ans. Elle déteste sa sœur et sa famille et semble avoir bien peu de raisons d’être heureuse. C’est donc une sacrée aventure qui l’appelle, et qu’elle rejoint avec autant de peur que d’excitation. Mais les quatre assistants du docteur n’ont pas été choisi au hasard, les deux jeunes femmes du moins ont déjà été victimes, ou témoins, de phénomènes paranormaux.

    Après avoir adoré Nous avons toujours vécu au château, je me délecte enfin du classique de l’autrice états-unienne. Shirley Jackson a le don de créer une ambiance pesante, mystérieuse et angoissante, dans laquelle elle vient perdre des personnages dont on ne sait trop, au fil de l’avancée de l’histoire, si l’on peut leur faire confiance. Eleanor, qui nous raconte finalement cette histoire, est une femme perdue et fragile, en même temps que narcissique et en quête de nouveauté. Prête à fuir sa vie, elle est d’abord dans une grande joie face à à ses nouveaux camarades. Mais les manifestations surnaturelles de la maison vont ébranler cet embryon de confiance qu’elle tentait de simuler et la faire plonger dans les plus grandes angoisses. Considérant malgré tout la maison comme son foyer, oscillant entre grande amitié et répulsion totale pour ses compagnons, Eleanor devient aussi étrange et insaisissable que Hill House.

    On a peur, on rit aussi, un peu car Shirley Jackson désamorce certaines situations avec des personnages burlesques, et vient parfois accentuer l’impression d’étrangeté avec un brin d’humour. Mais tout au long, on s’enfonce dans l’inquiétant et l’incompréhensible, sous le coup des esprits frappeurs, des tirades automatiques, des courants d’air et du regard perdu d’Eleanor. Un vrai grand classique !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mols, révisée par Fabienne Duvigneau
    Éditions Rivages
    270 pages

  • Son corps et autres célébrations – Carmen Maria Machado

    La vie sexuelle et amoureuse d’un couple perturbé par l’étrange et intouchable ruban nouée autour du cou de l’épouse ; la liste des amant-es d’une femme alors que le monde est touché par une maladie contagieuse et mortelle ; la recension par le menu de douze saisons de New York unité spéciale ; des femmes qui deviennent transparentes avant de disparaître ; une perte de poids aux conséquences déchirantes ; une résidence artistique aux allures de retour dans le passé ; une soirée, des bleus, une caméra et des dialogues dans des pornos que personne n’entend, sauf elle.

    (Si vous lisez cette histoire à voix haute, vous êtes prié de prendre les voix suivantes :
    MOI : enfant, voix aigüe, sans intérêt ; devenue femme, même chose.
    LE GARÇON QUI DEVIENT UN HOMME PUIS MON MARI : forte, sans le faire exprès.MON PÈRE : aimable, tonitruante ; celle de votre père ou de l’homme qui vous auriez aimé avoir pour père.
    MON FILS : petit, voix douce, un rien zézayante ; adulte, la même que mon mari.
    LES AUTRES FEMMES : voix interchangeables avec la mienne.)

    Au départ, je sais avant lui que je le veux. Ça ne se fait pas et c’est pourtant ce que je vais faire. Je suis avec mes parents à une soirée chez des voisins et j’ai dix-sept ans. Dans la cuisine, je bois un demi-verre de vin blanc avec la fille de la maison, adolescente elle aussi. Mon père ne remarque rien. Tout est lisse comme une peinture à l’huile encore fraîche.Le garçon est de dos. Je vois les muscles de son cou et de ses épaules, son corps légèrement comprimé dans la chemise boutonnée, façon travailleur qui se serait habillé pour aller danser. Pourtant, j’ai l’embarras du choix. Je suis belle. J’ai une jolie bouche. Des seins qui débordent de mes robes, innocents et pervers. Je suis une fille bien, de bonne famille. Il a quelque chose d’un peu rugueux, à la manière des hommes parfois, qui me donne envie. Et il donne l’impression d’avoir la même envie.

    Pour reprendre le titre de l’une des nouvelles, ce sont ici huit textes comme huit bouchées, huit saveurs qui se glissent dans ton œil, lectrice, lecteur, ma célébration, pénètrent dans ton système nerveux, se coulent sur ta peau et l’électrisent, entre inquiétude et excitation.
    Carmen Maria Machado explore les corps féminins sous toutes leurs coutures, formes, injonctions, violences et désirs. Dans Le point du mari, la narratrice se marie jeune avec un homme qu’elle aime, à qui elle se donne, semble-t-il, avec délectation, accepte beaucoup, y compris le fameux point du mari après son accouchement. Mais celui-ci ne voyant que ce qui lui manque, est obsédé par ce ruban au cou de son épouse, qu’il ne peut toucher. Encore et encore il y revient, malgré les demandes de sa femme. Et cette obsession deviendra celle de leur fils, en grandissant. Huit bouchées raconte le besoin d’une femme de perdre du poids sous la pression de ses sœurs et de la société. Mais l’opération qu’elle subit, sil elle lui donne la silhouette dont tout le monde rêve, glisse aussi dans les tréfonds de sa vie et de sa maison le corps rejeté, haï, fantôme abandonné qui pèsera toujours sur sa vie.
    En résidence conduit une autrice dans une maison isolée, à Devil’s Throat, pour une résidence d’artistes. Alors que les peintres, photographes, sculpteurs et poétesses profitent du lieu et se gargarisent de leurs œuvres, notre autrice se rappelle le lieu comme le camp scout annuel pendant lequel elle s’est découverte et a vécu humiliation et mépris. Le passé se décalque sur le présent et s’y mêle, peut-être au point de l’y garder prisonnière.
    Particulièrement monstrueux est sans doute la pièce maîtresse de ce recueil. Ici, Carmen Maria Machado s’empare de la célèbre série New York unité spéciale, qui raconte les enquêtes sur les crimes sexuels de deux détectives, et la tord, la creuse, soulève les corps et les âmes. Les deux détectives voient apparaître leurs doubles parfaits et maléfiques, l’une est hantée par les jeunes victimes des viols qui imbibent son quotidien et habitent son être tandis que l’autre se perd dans les secrets de sa femme et ses propres désirs. Exercice incroyable s’il en est, elle fait de cette série stéréotypique dans sa construction un objet complètement métaphysique et fantastique, dérangeant et pénétrant.

    Les huit nouvelles explorent les désirs et la place du corps, celui qu’on arrache, qu’on caresse et embrasse, repousse, lacère, violente. Elles racontent aussi ce que le corps et l’âme se donnent et se confient, les effets des uns sur les autres. Tout autant littéraire, féministe et politique, Carmen Maria Machado interroge ici le couple, hétéro ou lesbien, la famille, le regard de la société sur le corps des femmes et son rapport à la violence qu’on lui inflige. Les narratrices racontent leur histoire et les histoires qui les ont bercées, rappelant combien la violence sur les femmes et leur corps est ancrée (et encrée) dans les contes, les légendes urbaines et les comptines.

    Fantastique, tragique, horrifique, noire, grinçante, Carmen Maria Machado met ses mains partout et sort de la glaise des histoires marquantes et singulières, de ces perturbations obsessionnelles dans la chair auxquelles on revient toujours.

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Papot
    Éditions Points
    305 pages

  • Le chant des survivants – Paul Tremblay

    Natalie et son mari Paul attendent impatiemment l’arrivée de leur premier enfant. Enceinte de 8 mois et demi, Natalie patiente en enregistrant des messages pour son bébé sur son téléphone portable. Mais ces dernières semaines sont plutôt mouvementées : une épidémie de rage s’étend sur le Massachussetts. Virulente et encore incontrôlée, elle a provoqué un confinement de la population. Mais en ce beau matin d’automne, un homme malade force la porte de leur maison, tue Paul et mord Natalie. Commence alors pour elle une course contre la montre pour obtenir un vaccin, avec l’aide de sa meilleure amie Ramola

    Prélude

    En des temps anciens,
    Lorsque les vœux se réalisaient encore

    Ceci n’est pas un conte de fées. Du moins pas le genre qui a été aseptisé, homogénéisé et disneyifié, anémique dans tous les sens du terme, peuplé de monstres aux griffes arrachées, aux canines émoussées, où les enfants sont retrouvés sains et saufs, des leçons difficiles tirées de vies tout aussi difficiles, perdues puis oubliées, et ce à dessein.

    Ceci n’est pas un conte de fées. Ceci est un chant.

    La veille, on avait demandé aux habitants d’éteindre les lumières -s’agissait-il d’une recommandation ou d’une obligation en accord avec le couvre-feu imposé par le gouvernement ? Après que son mari, Paul, se fut endormi, au lieu d’allumer une bougie, Natalie se rendit aux toilettes en s’éclairant avec la lampe de son téléphone portable. Elle avait de plus en plus de mal à se déplacer et ne s’imaginait pas traverser la maison une flamme à la main.
    À présent, il est onze heures et quart et, oui, elle est aux toilettes à nouveau. Avant que Paul s’en aille, trois heures plus tôt, elle lui a dit qu’elle devrait songer à y installer un lit de camp et un bureau. Les toilettes sont au rez-de-chaussée, la fenêtre donne sur le jardin semi-privé et la palissade qui, blanchie par le soleil, aurait besoin d’une nouvelle couche de peinture. L’herebe a succombé depuis des mois à la chaleur d’un énième été aux températures record.
    L’épidémie sera imputée à la chaleur. Un tas d’autres méchants seront désignés, et quelques héros, aussi. L’arbre phylogénétique du virus mettra des années à être établi, et même alors, il subsistera des douteurs, des détracteurs, des politiciens à l’opportunisme cynique. Comme toujours, certains s’entêteront à ignorer la vérité.

    Tout ceci te rappelle quelques souvenirs, lectrice, lecteur, ma rage au cœur ? C’est normal, ça n’est pas fini, mais heureusement limité au contexte. La rage qui sévit dans l’état du Massachussetts se distingue non seulement par la rapidité de son affection mais aussi par la violence qu’elle provoque chez les malades, qui succombent ensuite rapidement.
    Natalie sait ce qu’elle a pu entendre aux infos et lire sur les réseaux sociaux. Du vrai, du pas sûre et beaucoup de rumeurs souvent bien fausses. Sa meilleure amie Ramola, elle, est par contre bien mieux informée. Pédiatre, elle a été réquisitionnée pour rejoindre les équipes d’intervention d’urgence à l’hôpital de Boston dès le lendemain, et elle connaît les protocoles, elle voit les questionnements, les inquiétudes des médecins et les théories qui se construisent à l’observation sur le mécanisme de la maladie. Et pour le moment, on a vu des patients déclarer la rage une heure post-exposition.
    C’est donc un sprint qui attend nos deux héroïnes. Alors prends une grande inspiration avant de plonger. Repense au printemps 2020, au confinement, l’inquiétude, l’inconnu, les lieux fermés, la police, la panique. Tu y es ? Maintenant ajoute une maladie bien plus rapide et surtout qui peut transformer la personne assise à côté de toi en quelqu’un d’une violence incontrôlable qui veut te faire du mal et ton chien en Cujo. Des routes fermées, des hôpitaux débordés, des gens agressifs sans être malades, d’autres qui pensent en savoir assez pour régler le problème eux-mêmes en milice, plongeant dans les théories complotistes d’un deep state et de grands remplacements.
    Paul Tremblay mène sa barque avec un talent tout cinématographique. Chaque nouveau défi est un risque terrible pour Natalie et Ramola, et la dramaturgie va crescendo, sans que l’on sache parfois nous-mêmes ce qui serait le mieux à faire. Fort·es de notre expérience covidienne, riche d’une nouvelle sagesse épidémique, le bon sens se heurte parfois violemment à notre raison, comme cela arrive à Ramola qui, pour sauver la vie de son amie et son enfant à naître, sera prête à tout ou presque.
    Thriller à l’arrière-chant de conte, chant d’une odyssée macabre et brutal, Le chant des survivants nous ramène à notre basse humanité, pleine de contresens, de brutalité, de choix, mais aussi de soutien et surtout de comptines.

    Sorti aux États-Unis en juillet 2020, Le chant des survivants prend a posteriori des allures de conte d’un printemps perdu et, comme tous les contes, d’un avertissement glaçant aux lecteurices.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Juliane Nivelt
    Éditions Gallmeister
    322 pages

  • Matrix – Lauren Groff

    Marie de France, bâtarde au sang royal, est venue en Angleterre après la mort de sa mère. Elle vit à la cour d’Aliénor pendant quelque temps, avant que celle-ci ne l’envoie devenir prieure d’un couvent au fin fond de la campagne anglaise. Vue et vécue comme une punition, cette mise à l’écart va se transformer, pour Marie, en une épiphanie qui lui permettra d’exprimer toute sa puissance et ses idéaux.

    Elle sort de sa forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France.
    An de grâce 1158, le monde attend avec lassitude la fin du carême. Bientôt ce sera Pâques, qui vient tôt cette année. Dans les champs, les graines se déploient dans le sol noir et glacial, prêtes à jaillir à l’air libre. Pour la première fois, Marie voit l’abbaye, pâle et hautaine au sommet d’une butte dans cette vallée humide où les nuées venues de l’océan se tordent contre les collines et déversent leurs averses incessantes. La plupart du temps, l’endroit est émeraude et saphir, il éclate sous la pluie, rempli de pinsons, moutons, moucherons, champignons délicats émergeant du riche humus, mais en cette fin d’hiver, tout est grisaille et ombres.
    Sa vieille jument de guerre avance d’un pas mélancolique et laborieux, et un faucon merlin frissonne dans sa cage en rotin posée sur la malle, derrière Marie.
    Le vent se tait. Les arbres cessent de s’agiter.
    Marie a l’impression que la campagne tout entière observe son avancée.

    La vie de Marie de France est assez trouble. Je ne te ferai pas l’affront, lectrice, lecteur, ma douce amie, de tenter d’en dresser les faits connus, parce que je suis nulle en histoire de France et en royauté. Ici, Lauren Groff s’appuie sur les faits connus et nous conte sa version de la vie oubliée mais importante de cette femme de poigne. Grande, laide, bâtarde, si l’on écoute les ragot de la cour, Marie n’a pas grand-chose pour elle, si ce n’est d’être malgré tout fille de roi. Lorsqu’elle arrive dans cette abbaye, elle y trouve des nonnes affamées, un cheptel moribond et des caisses vides. Au cours des décennies qu’elle y passera comme prieure puis abbesse, l’abbaye va prospérer et devenir un lieu de culture, de libération, ce qui ne se fera pas sans jalousie.
    L’utopie créée par Marie dans son abbaye prend plusieurs niveaux. Quelque peu frondeuse sur les bords, elle s’affranchira sans peur de certaines règles édictées par l’Église : enluminures, gros travaux, confessions… Elle veut donner à chaque femme accueillie dans ce lieu protégée la possibilité de s’épanouir dans ses tâches et de s’émanciper, tout en aidant les villageois, les vilains et donc remplir au mieux leur mission chrétienne. Elle veut aussi montrer à Aliénor ce dont elle est capable, l’éblouir, la charmer, elle, son grand amour. Car Marie est également lesbienne devant l’éternel. Sous sa gouvernance, l’abbaye aura plutôt tendance à encourager les amours saphiques et nos chères nonnes s’en donneront à corps et à cœur joie !

    Lauren Groff nous raconte donc la vie résolument rebelle d’une femme incroyable qui aura transformé son exil en bataille pour l’émancipation des femmes et leur protection, la poésie et l’amour. Utopie sororale forte, poétique et d’une grande fluidité, Matrix se lit d’une traite et amène un peu de douceur et d’onirisme dans une époque que l’on imagine violente et écrasante. Marie, femme hors-norme rattachée à la mythique famille Plantagenêt porte en elle la conviction des Croisées de sa famille, la même intelligence politique et stratégique qu’Aliénor avec qui elle gardera un lien fort toute sa vie et l’aura des mystiques, guidée par les visions qui l’habitent. Entourée d’une communauté de femmes pleines de ressources qu’elle tentera de porter à leur meilleur, Marie fera l’expérience des autres et d’elle-même dans la construction et la vie de cette micro-société qui déborde sur le monde qui l’entoure.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau
    Éditions de l’Olivier
    301 pages

  • Fun Home – Alison Bechdel

    Alison est étudiante lorsque son père meurt, écrasé par un camion. Elle pense suicide, bien que la thèse de l’accident reste l’officielle. Quelques temps avant, elle avait annoncé à ses parents qu’elle était lesbienne. Et, dans la foulée, elle avait appris que ce père au caractère si complexe était lui aussi homosexuel. C’est un tourbillon vertigineux sur son enfance et le rapport au père qui s’ouvre alors, pour tenter de comprendre cet homme autoritaire et cultivé.

    Alison Bechdel est d’abord connue pour son fameux test de Bechdel, visant à déterminer la représentation de femmes, et donc le potentiel niveau de sexisme, dans un film via trois questions. Mais elle est surtout l’autrice d’une œuvre graphique importante tant par son rayonnement que sa reconnaissance. Avec Fun Home, elle se livre à l’exercice de l’autobiographie, qui prend ici l’apparence d’une analyse poussée de son enfance et surtout, tu l’auras compris, de son père.
    Alison grandit dans une petite ville de Pennsylvanie avec ses frères et ses parents. Ils vivent dans une vieille maison de style néo-gothique patiemment et minutieusement retapée par le paternel, passionné par les arts décoratifs et vouant un certain culte à l’esthétisme. Professeur d’anglais le jour, il est également à la tête de la petite entreprise familiale de pompes funèbres de la ville, le Funeral Home. Bruce Bechdel est un homme aussi dur et impatient avec ses enfants et sa femme qu’il se montre attentionné et méticuleux lorsqu’il s’agit de meubler, retaper, se vêtir, assortir. Homme de peu de mots, ceux-ci sont souvent durs et amers et seule la beauté des choses et de sa maison semble lui apporter un quelconque plaisir. Et la littérature. Bruce est passionné de littérature, art qui deviendra bientôt le meilleur moyen pour sa fille de créer un lien avec lui.

    Cette autobiographie graphique est une œuvre d’une richesse et d’une complexité rare. Alison Bechdel creuse, déterre et revient sur différents éléments marquants de son enfance et de son adolescence, les décrivant et analysant à l’aune des nouvelles découvertes qu’elle fait et de son regard évoluant avec l’âge et la prise de conscience de qui elle est elle-même. La révélation de l’homosexualité de son père la fait replonger d’une part dans les souvenirs qu’elle pouvait avoir de lui avec des hommes (parfois bien jeunes) qui passaient donner un coup de main pour les travaux, les emmenaient camper elle et ses frères, mais aussi sur son rapport au genre, à sa féminité et sa masculinité et celle de son père.
    Homme de lettres, Alison Bechdel utilise les auteurs et œuvres favorites de son père pour tenter de mieux le cerner. De Proust à Joyce et de Wilde à Fitzgerald en passant par Camus, ces livres lui donnent de multiples clefs de lecture qui tracent un chemin dans les fourrés de la jungle paternelle, et par-là même, dans le décryptage de leur vie et leur relation. Raconté avec un dessin tout aussi précis et minutieux que l’est son enquête et son analyse quasi-psychanalytique, Fun Home est une immersion totale dans les secrets d’une famille d’apparence banale qui contient, bien enfermées, bien étouffées, beaucoup des souffrances contemporaines.

    Œuvre forte et rigoureuse, Fun Home dresse le portait d’une famille et d’une époque en plein bouleversement, dont on ne sait pas ce qu’il en sortira, mais qu’il convient de continuer à explorer toutes les facettes, celle du genre, de la sexualité et de l’expression de soi à travers et sous l’influence des autres.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn et Corinne Julve
    Éditions Points
    240 pages

  • Ring Shout, cantique rituel – P. Djèlí Clark

    Maryse Boudreaux, Cordelia Lawrence, alias Chef, et Sadie Watkins sont trois jeunes femmes d’une vingtaine d’année apparemment bien sous tout rapport. Sauf que. Déjà elles sont noires, ce qui à Macon, Géorgie, en 1922, est plutôt un problème. Ensuite elles apprécient de se promener armées. Sadie a toujours sa chère carabine à ses côtés, Chef est une spécialiste des explosifs (en savoir-faire ramené de son temps dans les tranchées françaises), et Maryse possède une épée, qui chante et tue les démons. Et les démons qu’elles pourchassent, entourées de la communauté de Nana Jean et des Shouters, ont infiltré le KKK.

    Z’avez déjà assisté à un défilé du Klan ?
    À Macon, ils ont pas autant de panache qu’à Atlanta. Mais les cinquante mille et quelques habitants de cette ville comptent assez de membres pour qu’ils arrivent à organiser leurs bouffoneries quand l’envie leur en prend.
    Cette parade-là, elle tombe un mardi, le 4 juillet -c’est-à-dire aujourd’hui.
    Y en a toute une grappe qui se pavanent sur Third Street, attifés de cagoules pointues et de robes blanches, et pas un pour se couvrir la figure. J’ai entendu dire qu’après la Guerre civile les premiers klanistes ils se cachaient sous des taies d’oreiller et des sacs de farine pour faire leurs mauvais coups ; ils allaient jusqu’à se barbouiller la goule manière de passer pour des gens de couleurs.
    Notre Klan à nous, celui de 1922, il se fiche bien de se planquer.
    Des hommes, des femmes et même des bèbes. Ils baguenaudent là-dehors, tout sourires, comme si qu’ils partaient en pique-nique du dimanche. Ils allument tout plein de feux d’artifice -feux de Bengale, pétards à mèche, fusées et d’autres qui font un bruit de canons. Une fanfare rivalise avec ce tapage et tout le monde en bas, parole, frappe dans ses mains un temps sur deux. Entre les cabrioles et les drapeaux qui s’agitent, on en oublierait presque que c’est des monstres.
    Sauf que moi, les monstres, je les chasse. Et je sais en reconnaître quand j’en vois.

    Lectrice, lecteur, quel plaisir de retrouver P. Djèlí Clark. Je t’en avais déjà parlé avec le très bon recueil Le tambour du Dieu noir (insérer le lien et le titre ici) qui nous emmenait en Égypte et à la Nouvelle-Orléans pour des aventures fantastiques mêlant avec brio traditions et langues locales. On ne change pas une recette pareille, et Ring Shout nous plonge donc dans le Sud des États-Unis des années vingt, dans toute sa splendeur.

    Femme prophétique traumatisée par un drame familiale atroce, Maryse est armée d’une épée magique qui porte en elle les voix des peuples soumis, écrasés, éradiqués. Elle possède le don de voir parmi les humains des monstres. Pas des monstres métaphoriques hein, des vrais, avec des dents, des griffes et des yeux rouges terrifiants. Et ces monstres, dont le dessein ne peut qu’être funeste, n’en doutons pas, se glissent et recrutent dans les rangs du Ku Klux Klan. On distinguera donc les klanistes, membres humains du KKK, et les Ku Kluxes, la version upgradée, démoniaque. Leur arrivée coïnciderait avec la sortie du film Naissance d’une nation, qui aura servi de combustible à la haine qui imprégnait déjà le pays. Maryse est en contact avec des haints, des esprits dont on ne sait pas vraiment quel est leur degré de bienveillance, mais qui la guide dans son combat contre les Ku Kluxes et leur plan de domination du monde.
    Avec ses compagnes de guérilla, une ancienne soldate de la 1ère guerre mondiale membre du régiment des Harlem Hellfighters, et une fine gâchette, Maryse chasse les Ku Kluxes. Mais elles sont également accompagnées de toutes une communauté menée par Nana Jean, une Gullah qui organise son petit monde dans cette lutte contre les forces du mal, et Molly Hogan, une scientifique choctaw qui tente de comprendre comment bien se débarrasser des Ku Kluxes. Il y a aussi Oncle Will et son groupe de Shouters, un rituel datant de l’esclavage, qui servait autant à se retrouver qu’à chasser les esprits, et se donner la force de survivre, et Emma, immigrante juive allemande marxiste qui professe l’intersectionnalité des luttes.

    On retrouvera ici tous les meilleurs ingrédients d’une fantasy urbaine qui va piocher autant chez Lovecraft (référence ici autant littéraire qu’historique, se profilant comme une autre menace) que dans les contes et légendes qui ont bercé ses protagonistes, et qui portent et donnent du relief au discours politique de l’auteur. Si la forme ultime et maléfique du racisme est représentée par les Ku Kluxes, ces monstres surnaturels, les klanistes, leur version humaine et historique, n’en sont finalement que les prémisses, la représentation d’hommes débordant de haine qui cherchent à en devenir cette incarnation monstrueuse, tandis que l’Horreur suprême, elle n’a finalement que faire de ces alliés de circonstance, elle qui rêve d’asservir l’humanité dans son ensemble.

    P. Djéli Clark, merveilleusement traduit par Mathilde Montier, nous plonge dans ce Sud ségrégationniste et dans cette communauté noire variée par sa connaissance des différents dialectes de ces membres. De l’anglais afro-américain au créole afro-américain-gullah-geechee, il nous montre l’immense variété des langues et le déplacement des populations esclavagisées, des pays d’Afrique aux Caraïbes jusqu’aux différents états continentaux des États-Unis. Le rapport et l’utilisation de ces dialectes ainsi que certains points de vocabulaire, notamment l’utilisation (ou non) du N-word est d’ailleurs très bien expliqué par l’auteur dans un avant-propos fort intéressant.

    Une formidable réussite, donc, qui nous plonge dans l’histoire récente des Etats-Unis et toute son horreur en mettant magnifiquement en avant les cultures afro-américaines et les questionnements politiques du racisme systémique états-uniens.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    Éditions L’atalante
    170 pages

  • Le peuple des ténèbres – Tony Hillerman

    Jim Chee est flic pour la police tribale navajo. Il sillonne la réserve et a sous son autorité les délits et petits crimes, le reste relevant soit du shérif du comté, soit du FBI. Quand il est appelé pour un vol pour lequel aucune plainte n’a été déposé et le voleur probablement connu, il prévient néanmoins ledit shérif, car la « victime » n’est autre que Benjamin Vines, le richissime entrepreneur de la région. Hospitalisé, celui-ci ne sait pas encore que son coffre a disparu, c’est sa femme qui s’en inquiète et ne veut pas l’inquiéter. Jim Chee décide de creuser cette histoire étonnante, car ce n’est pas pour rien de Rosemary Vines a fait appel à la police tribale Navajo

    Pour ce travail, il faut attendre que les cultures se développent, que les toxines soient sécrétées, que les anticorps se forment, que les réactifs agissent. Et pendant cette attente, la bactériologiste approchait son fauteuil roulant des fenêtres et contemplait le monde en dessous d’elle. En bas, le monde, c’était le parking du Centre de Recherche et de Traitement du Cancer, le bâtiment voisin du Laboratoire des Maladies Transmissibles sur le campus de l’Université du Nouveau-Mexique Nord. C’était un parking pris d’assaut où les places étaient chères et, alors que cela faisait plus d’un an qu’elle le contemplait, la bactériologiste s’était aperçue qu’elle en connaissait parfaitement les us et coutumes. Elle savait quand les distributrices de contravention effectuaient leur ronde des parcmètres et combien de temps il fallait d’ordinaire au camion de la fourrière pour arriver, le genre d’infraction qui entraînait cette punition suprême et quels étaient les véhicules susceptibles de se garer de manière illicite. Elle était même au courant d’une histoire d’amour qui semblait s’être déclarée entre la propriétaire d’une Datsun et celui d’une Mercedes décapotable bleue qu’il rangeait sur la place réservée à l’un des administrateurs haut placés.

    Rosemary est persuadée que le vol du coffre aux souvenirs de BJ est relié au peuple des ténèbres, un culte navajo lié à la prise de peyote, et avec lequel son mari a frayé voilà plusieurs décennies. Bien évidemment, Jim découvrira de multiples ramifications à cette affaire, une explosion sur un puits de pétrole 40 ans plis tôt, des morts étranges, et une jeune institutrice blanche qui n’a pas froid aux yeux.
    Le jeune Jim est pour sa part à un carrefour de sa vie. Il a réussi l’examen d’entrée au FBI et est donc attendu quelques semaines plus tard à Albuquerque pour sa formation. Mais il hésite. Il a en son cœur un lien fort avec son peuple et ses traditions, sa religion, et aimerait peut-être devenir un yataali, un chanteur, pour sa tribu. En attendant de se décider, entre le monde de l’homme blanc et celui de son peuple, il observe, il enquête, il essaie de comprendre le fonctionnement de cette civilisation surprenante et assez incompréhensible qui a pris les terres de ses ancêtres.

    On trouvera dans ce roman noir tous les classiques du genre. Des policiers possiblement véreux, des industriels pourris, un fond de complot ancien et des tueurs à gage. Mais le tout est réhaussé d’une spécificité qui ajoute beaucoup d’intérêt à cette historie déjà bien ficelée : nous sommes chez les Navajos. Et l’auteur en connaît un rayon, sur les Navajos. Bien que blanc, il les a côtoyés suffisamment pour connaître leurs modes de vies, leurs traditions, leurs coutumes et devenir citoyen d’honneur. On en apprend donc beaucoup pendant ce roman. D’autant que le jeune Jim Chee est un Navajo plutôt traditionnaliste. S’il garde un œil d’ethnologue sur l’homme blanc, sa formation de policier vient heurter certaines de ses sensibilités. Entre réflexions rationnelles ou spirituelles, pistes logiques ou intuitives, rationalité blanche ou navajo, Jim Chee comprend que vivre entre les deux mondes est un objectif presque impossible, et qu’un choix devra être fait.

    Un polar extrêmement prenant et bien construit qui nous emmène de manière passionnante dans la réserve Navajo, avec intelligence, respect et passion !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle Bondil et Pierre Bondil
    Rivages/Noir
    258 pages