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  • Mississippi – Sophie G. Lucas

    Impatient Lansard veut se marier. Après avoir évacué les fourmis dans ses jambes et la colère de son cœur ailleurs (en partie du moins), il est revenu à Ormoy, en Haute-Saône, et il est tombé amoureux de Françoise. Mais voilà, Impatient n’existe pas. Pas administrativement en tout cas. Cette omission, cet oubli, cet effacement involontaire sera-t-il aux prémices d’un sort familial ?

    À quoi ça ressemble un homme du XIXème siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? Comment ça épouse le paysage ? Comment il s’arrange, ce paysan, de ses sabots, de son chapeau large bord, de ses vêtements raidis par l’épaisseur des tissus et de la crasse. Et celui-là, debout, chapeau à la main, colère rentrée ? Non, pas de colère, pas encore. D’abord de l’incompréhension. Du désarroi.
    Impatient (c’est son prénom) est désarmé sur le moment. Impatient a le corps debout, mais immobile dans la moitié du paysage (Parce qu’à cet instant, une partie de son corps est dans la pièce et l’autre sur le pas de la porte, dehors. Quelque chose comme ça qui se dessine dans le paysage, un homme à demi, où que l’on se place, dehors ou dedans, et comment s’étonner dès lors que la ville porte le nom d’Ormoy).
    Impatient en a le souffle coupé. Du proche paysage, il ne voit plus rien. Juste un flot de lumière. Pied dehors, pied dedans, le contre-jour, mais qu’importe cette sorte d’aveuglement, il ne voit pas clair de sa vie qui lui échappe, là, en une fraction de seconde, devant l’homme derrière le bureau de la Maison commune, Julien Henriot. Et Julien Henriot a dit Je ne te vois pas et Impatient était bel et bien là, mais Julien a dit Non. Non Impatient tu n’existes pas (c’est ce qu’entend alors Impatient, Tu n’existes pas). Je ne te vois pas (c’est ce que prononce exactement Julien Henriot, ce sont ses mots).

    Nous sommes en 1839 lorsque ces mots seront prononcés, lorsque Impatient découvrira que malgré tout ce qu’il croyait, il n’existe pas. Il regagnera sa place à l’état civil, mais est-ce qu’être effacé du monde, même pour pas longtemps, n’a pas des conséquences ? Impatient, impétueux, a quitté sa région, son pays pour des guerres et des voyages, et en revient avec dans sa tête les bras du delta du Mississippi, ce fleuve qui l’a tant impressionné. Et alors qu’il pense pouvoir trouver sa place, s’enraciner, chaque pas semble vouloir l’enfoncer dans un marécage, le diminuer, le faire disparaître à nouveau. Cette frustration, ce besoin d’échappatoire se transmettra à chaque branche suivante de sa descendance. Poursuivie par un fleuve fantôme, habitée de ressentiment et de colère, la suite familiale d’Impatient semble porter en elle la colère originelle alimentée par le refus d’existence et la lutte d’exister qui ont enflammé Impatient à Ormoy et qui coule dans l’arbre généalogique, guidé par le courant de ce Mississippi hypnotique et fantasmé à chaque génération, devenant l’autel des espoirs des femmes délaissées, des enfants bâtards, des hommes laminés.

    Scandé, crié, bravé, murmuré ou dansé, descendant le cours du temps et remontant le delta mississippien, ce roman, sous-titré La geste des ordinaires, nous conte des vies qui auraient pu être tout autre, mais que les aléas de la vie ont entraîné vers des bras plus marécageux, ceux qui peuvent nous tirer vers le fond en se nourrissant de notre rage. Mais avec Sophie G. Lucas, chacun·e fait son possible pour s’arracher à la vase qui manque de l’étouffer, pour exister et le crier au monde. Elle fait des plus ordinaires et des moins flamboyants des êtres puissants, complexes et combattifs, fragiles et multiples qui portent en eux un héritage dont ils ne peuvent se départir et que certain·es réussiront à s’approprier, à transformer pour trouver un nouveau bras du fleuve, aller vers la mer ou remonter vers la source.

    Poésie des oubliés. Sophie G. Lucas nous rappelle qu’aucune vie n’est ordinaire, que seul nous sépare de ceux que nous considérons comme « grands » un autre récit, et que celui d’une banalité en fait inexistante est bien plus beau, passionnant et riche que l’autre. Un livre à lire à pleine bouche.

    Éditions la Contre Allée
    178 pages

  • Quand on eut mangé le dernier chien – Justine Niogret

    En décembre 1912, Douglas Mawson, Belgrave Ninnis et Xavier Mertz quittent la base de Cape Denison, dans la baie du Commonwealth, en Antarctique, pour une mission de cartographie côtière. Leur objectif : pousser vers l’Est sur environ 800 km, montés sur des traîneaux tirés par 17 chiens. Mais le continent blanc a ses vouloirs et ses dents tranchantes.

    Hors de la tente, un des chiens se mit à hurler. On ne pouvait guère entendre son cri, mais on le ressentait, dans la chair : une vibration organique, vivante, au milieu des rugissements de vent sur durs qu’ils en devenaient minéraux.
    Mertz se mit à rire. Il était brun, petit, physique. Il avait une présence d’ourse au milieu de la tente et de la neige : une présence chaude, réelle. Dans ce désert de glace, il avait une matérialité non négligeable, quelque chose de posé, quelque chose qui existait malgré les centaines de kilomètres de banquise s’étendant autour de la petite tente.
    Mertz se mit à rire, donc, et Ninnis rit à son tour, parce qu’il savait ce qui allait suivre. Ninnis était très jeune, comme seuls savent l’être les Anglais à vingt-cinq ans : encore blond d’enfance, délicat et tendre. On aurait dit une poupe de porcelaine et, si on lui avait retiré ses vêtements, on se serait attendu à voir, aux articulations de ses coudes et de ses genoux, de jolies cordelettes tenant les différentes parties de son corps en pâte de verre.
    – C’est La Chienne, expliqua Mertz à Mawson. Elle n’est pas contente.
    – Il me semble que je n’ai jamais vu La Chienne être contente, répondit Mawson.
    Mawson était, lui, aussi fantasque qu’une expérience scientifique. Il était géologue et cette description se suffisait sans doute à elle-même, si on y ajoutait qu’il était anglais.

    Quel plaisir de retrouver Justine Niogret, dont j’avais lu il y a maintenant au moins tout ça le très bon Chien du heaume, puis le magnifique Mordred. Elle nous dépose ici sur les patins d’un traîneau de bois aux côtés de trois explorateurs et scientifiques européens à la recherche de la vérité, la nouveauté, la découverte. En compagnie de dix-sept chiens, menés par La Chienne, le groupe dit « de l’Est lointain », veut profiter de l’été austral pour cartographier et analyser cette région encore méconnue. Chacun d’eux le sait, rien n’est plus risqué qu’une exploration polaire, et dans cette catégorie l’Antarctique se place en première place.

    Tu pourras savoir en quelques coups de Wikipedia ce qu’il est advenu de cette expédition, lectrice, lecteur, mon aveuglante passion. Mais je t’en conjure ne le fais pas, garde-toi le frisson de la découverte en mushant les pages de ce magnifique roman. Ce qui intéresse Justine Niogret ici tient non seulement de l’esprit de survie que de celui qui maintient un groupe, cette camaraderie illustrée dans tant de films et de récits qui devient, soudain, la prérogative indispensable, les braises de tous les espoirs. Dans ce désert blanc qui n’a à rendre que des crevasses invisibles, des champs de glace, un blizzard soudain et des mirages mortels, pousse pourtant les fleurs de l’imagination et de la folie ; une folie magique, celle qui pousse des êtres à risquer leur peau, leurs doigts et le reste pour voir et ressentir cette immensité insaisissable et écrasante qui ouvre une nouvelle dimension à l’être-au-monde ; une folie terrible qui vient brûler toute logique et tout repère dans ses reflets incessants et sa blancheur meurtrière.

    Ni prédateurs, ni bêtes sauvages en Antarctique. Face à cette nature réduite à sa plus simple expression, son dénuement le plus sauvage il n’y a que cette folie presque fantaisiste qui pousse sur la naïveté de l’enfance et des récits d’exploration précédentes, pour réchauffer l’espoir. L’arrogance n’a pas sa place sur la glace, nos trois hommes le savent, qui abordent chaque événement, obstacle, drame, avec la tristesse et la résignation de ceux qui savent que chaque fois, cela pourrait être pire ; que mourir dans la glace est un prix à payer, y survivre aussi. Comment garder d’ailleurs en soi ces notions d’émotions, de mort, d’espoir, ces concepts beaucoup trop vivants pour cette terre dans laquelle la vie et ses satellites sont un impensé. Entourés de ce vide rempli de froid prenant mille formes, Mawson, Mertz, Ninnis et les dix-sept chiens prendront en eux un peu de cette glace, deviendront antarctiques pour s’en sortir ou s’y fondre.

    Un superbe roman dans lequel Justine Niogret sublime non seulement l’esprit de découverte et de camaraderie mais surtout la beauté tragique et poétique de ces explorations fascinantes qui déjouent la rationalité pour faire sortir de nos crevasses quelque chose d’atavique, contre lequel on ne peut rien.

    Au diable Vauvert
    210 pages

  • Que sur toi se lamente le Tigre – Émilienne Malfatto

    Amoureux, ils n’étaient pas encore fiancés, mais c’était en projet. Avant de retourner une nouvelle fois sur le front, Mohammed insiste, un peu plus que d’habitude, et elle, elle cède. Peu de temps après, elle apprend sa mort au combat, et découvre qu’elle porte en son ventre la sienne.

    C’est venu comme une vague. Une lame de fond qui montait du fond de moi. D’abord, je n’ai pas compris. La terre tremblait dans mon ventre. Comme un coup sur une porte, comme un raz-de-marée. Je n’ai pas voulu comprendre. J’ai levé la tête. Des colombes volaient en cercle contre les nuages. Dedans, la vague refluait. Le ciel a vacillé. Je suis tombée les mains dans la poussière, au milieu des voiles noirs. Un morceau de coton me caressait la joue. Le deuxième coup est arrivé, deuxième déchirement de tonnerre, deuxième tremblement de terre. A ce moment-là, contre le sol, au milieu des voiles noirs, dans la poussière, j’ai compris. Et l’univers s’est écrasé sur moi. La mort est en moi. Elle est venue avec la vie. Ces coups dans mon ventre, ce déchirement de la chair portent en eux la mort et la mort est en chemin. Elle va arriver tout à l’heure, au coucher du soleil, j’entendrai son pas un peu lourd, son pas un peu désaxé, un peu boiteux, puis la porte au bout du couloir s’ouvrira et la mort entrera. Nous naissons dans le sang, devenons femme dans le sang, nous enfantons dans le sang. Et tout à l’heure, le sang aussi. Comme si la terre n’en avait pas assez de boire le sang des femmes. Comme si la terre d’Irak avait encore soif de mort, de sang, d’innocence. Babylone n’a-t-elle pas bu assez de sang. Longtemps, au bord du fleuve, j’ai attendu de voir l’eau devenir rouge.

    Il faut parfois peu de mots, ni de grands récit pour saisir l’essence même des choses. Avec son enquête sur l’assassinat d’une leadeuse sociale colombienne, Émilienne Malfatto avait déjà montré combien elle maîtrisait cet art. Ce roman, son premier, le confirme, si besoin en était. Nous sommes en Irak, et les combats font rage de toutes parts, les villes explosent sous les bombes et les attentats et les hommes partent mourir, mutiler, se faire estropier au front. Après avoir quittée Bagdad dans la peur et suite à la mort du père dans un attentat, la famille composée de la veuve, ses trois fils, ses deux filles et la femme de l’aîné, part se réfugier à la campagne. D’un côté la violence de la guerre, qui malmène les hommes, de l’autre celle de l’intime, qui déchire les femmes privées de droits sur leur corps, réceptacle de l’honneur de la famille. La jeune femme le sait, sa transgression avec son amant est la plus grande, et sa grossesse sa condamnation. Lorsque son frère rentrera le soir, il la tuera.

    Chacun-e des protagonistes de ce roman choral nous raconte cette journée au prisme de son histoire et de sa propre vérité, avec toutes les nuances de son vécu. Si l’horreur de la situation n’échappe à personne, chacun·e y apporte son regard pour dessiner sur le lit du Tigre voisin les crêtes et creux d’une société complexe et houleuse. La belle-soeur, femme officielle qui peut exhiber son ventre fécond avec fierté et honneur, le frère aîné qui va devoir tuer, sans remords, pour nettoyer l’honneur. Le petit frère qui se demande ce qu’il ferait, l’autre qui sait qu’il ne fera rien, même s’il trouve cela injuste.

    Rythmé par la mélopée de l’épopée de Gilgamesh et par les boucles du fleuve Tigre, gardien immortel de la Mésopotamie, aujourd’hui Irak à ruines et à sang, Que sur toi se lamente le Tigre porte en lui la tragédie insoutenable et pourtant tellement banale des vies de femmes interdites d’elles-mêmes, les éclats qui perforent les corps et les consciences de chacun·e, dans une poésie qui rejoint la beauté éternelle de ce berceau des civilisations contemplant ses ravages.

    Éditions Elyzad
    80 pages

  • Triste tigre – Neige Sinno

    Neige Sinno a 6 ans quand sa mère rencontre son beau-père. Le genre d’homme très admiré, reconnu, dans l’action, un vrai mec qui a fait l’armée dans les chasseurs alpins et aime la randonnée, les sports de montagne, le danger. Un homme colérique et brutal, tyrannique avec sa famille. Un homme qui l’a violé de ses 7 à ses 14 ans. Devenue adulte, finalement, Neige Sinno a parlé.

    Portrait de mon violeur
    Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.
    Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul, avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche ? ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
    Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

    Il faudra t’accrocher pour commencer Triste tigre, mais une fois dans le vide, jamais tu ne t’arrêteras. Neige Sinno a fait ce que peu de victimes parviennent à faire, elle a parlé. Et ensuite elle a été cru. Son violeur a avoué, il a été jugé et condamné. Tout cela, et c’est une autre tragédie, arrive peu.
    Dans ce récit, Neige Sinno interroge tout, de son expérience à l’universel, aux représentations fictives, notamment littéraires, et aux représentations sociales. Elle cherche à comprendre la figure du violeur, le sien et les autres, et tous ceux qui un jour ont été capable du pire ; elle regarde de quelle manière on les regarde et comment on détourne ce regard. Parfois au sens propre, on regarde ailleurs, parfois au figuré, faisant par exemple de Lolita une allumeuse et une histoire d’amour incomprise plutôt que celle d’un homme forçant une gamine pour assouvir ses désirs. Elle se confronte aussi à l’impossibilité de la littérature d’être cet exutoire salvateur et la nécessité de prendre partout et sans doute pour toujours des petits bouts ailleurs pour apercevoir et colmater un puzzle insensé. Elle fait appel à la littérature donc dans ce qu’elle raconte et dans ce que celleux qui la font ont vécu, citant Virginia Woolf, Claude Ponti, Camille Kouchner, saisissant toutes les expériences pour disséquer la sienne et y chercher les similitudes, les différences, recouper les grandes lignes. Elle en appelle aux contes mais aussi aux sciences sociales, aux études et chercheur-euses pour dire qu’un viol n’est pas qu’une question de désir sexuel sinon de domination et de pouvoir. Elle veut comprendre aussi cette position de victime, une image d’Épinal figée pour la société et pourtant au final aussi multiple, voire plus, que celle du violeur, loin de la dualité acceptée de celle-qui-surmonte ou celle-qui-s’effondre. Et cette autre position de la victime qui parle, celle qui fait exploser la famille, qui brise des vies, qui doit porter la responsabilité, finalement, des conséquences de ce qu’on lui a infligé.
    Elle raconte les zones grises de son enfance, les viols qui prennent toute la place et ont effacé le reste, et la question permanente ensuite, face à un homme à côté d’un enfant : est-ce que lui aussi, il le viole ?

    La littérature ne sauve pas mais elle permet d’interroger, de créer des résonances et de trouver de nouveaux angles pour dégager les zones d’ombres. Un livre très important, bouleversant et indispensable pour tenter de comprendre tous les éclats en fractales qui étoilent les victimes de viols.

    Éditions P.O.L
    282 pages

  • Les serpents viendront pour toi – Émilienne Malfatto

    En 2019 dans la Sierra Nevada de Santa Marta, sur la côte Caraïbes de Colombie, Maritza Quiroz Leiva est assassinée. Elle vivait avec son dernier fils, Camilo, dans une ferme très isolée sur le versant nord de la sierra, un endroit appelé El Diviso. Pourquoi cette femme a-t-elle été exécutée, alors même que la situation en Colombie serait revenue au calme et à l’apaisement ?

    Voilà. La mala hora est arrivée. Dans quelques instants, Maritza Quiroz Leiva sera morte. Il fait noir sur les premières pentes de la Sierra Nevada. Des lumières filtrent par les interstices de la finca de Maritza, même pas une ferme, une masure de béton et de bois perdue dans le café, le cacao et les cris d’oiseaux. L’endroit s’appelle El Diviso. Pour y parvenir, il faut compter plus d’une heure à moto sur des pistes défoncées, glissantes, boueuses en saison des pluies, des virages serrés à l’assaut de la Sierra, cette titanesque étoile de roc, des cordillères comme des bras tendus vers le sommet et entre elles des rivières aux noms magiques qui coulent comme entre les doigts d’une main ouverte.
    La ferme est sur la gauche, accrochée aux pentes de caféiers, au bout d’une chemin bordé de mandariniers. Il n’est pas tard mais on ne distingue rien en cette nuit sans lune. Nous sommes les 5 janvier et Maritza va mourir.
    À l’intérieur, Maritza et son fils Camilo dorment encore. Ou peut-être Maritza est-elle déjà éveillée. Ce sont les coups sur le bois qui réveillent Camilo, ou peut-être sa mère, d’une pression sur l’épaule, il ne se souvient plus. Il est dans cet état un peu second du dormeur de l’après-midi qui revient à lui après le coucher du soleil. La radio ronronne en fond sonore, voix d’homme et voix de femme, une émission religieuse. Camilo se redresse sur le mauvais lit, ensuqué de sommeil, c’était une sieste vespérale, ils n’avaient pas encore dîné.

    Pourquoi ? C’est donc la question que se pose Émilienne Malfatto, et qui la pousse à aller enquêter en Colombie. Maritza Quiroz est ce que l’on appelle là-bas une « leader social », un terme assez général qui regroupe les syndicalistes, les activistes de tout bord, les citoyens engagés, bref, toute personne qui décide de revendiquer ses droits, contre l’état ou les paras.
    Maritza connaissait bien ces luttes, elle qui, assassinée à 61 ans, a grandi puis élevé ses enfants dans une pauvreté sourde et la menace constante de la guerilla, des groupes paramilitaires, de l’armée… La vie en Colombie a toujours été un combat, celui de la survie et des apparences, pour ne pas se faire buter par un groupe ou l’autre. Mais toute sa vie elle s’est battue, justement, et n’a rien lâché. Après la mort de son mari, et des années de misère crasse, elle retrouve la propriété et un bout de ferme grâce à un projet de l’état pour les victimes et déplacées du conflit armé. Mais rien n’est jamais clair en Colombie, et qui sait qui se cache derrière.

    Émilienne Malfatto mène une enquête sur la brèche, qui la conduit dans la jungle de la Sierra Nevada, à la frontière du Venezuela, jusqu’à la côte de Santa Marta. Elle suit la piste et la vie de Maritza, et avec elle le sentier du conflit armé qui déchira la Colombie et continue de brûler des vies, à coup de braises incandescentes que beaucoup font mine de ne pas voir passer. Qu’il s’agisse de brouilles et vexations datant de l’époque des FARC, de vengeances des paramilitaires ou bien de la main invisible mais omniprésente des narcos dont la violence et l’inhumanité dépassent l’entendement, les raisons de la colère sont nombreuses et bien souvent multiples. Interrogeant la famille, les voisins, d’anciens guerilleros, elle tente de comprendre le parcours de cette famille qui n’a tenté que de vivre au mieux, dans une dignité tranquille, de son travail de la terre et a dû composer toute sa vie avec la violence et les combats, les racontars et les menaces. Comme beaucoup d’autres vies qui se sont éteintes dans le son devenu banal des balles dans la moiteur ou la pénombre, celle de Maritza aura été complexe et d’un héroïsme simple d’une femme qui se bat pour faire vivre ses enfants et réclamer ce qu’on lui doit, payant le prix en double, pour être une femme, et pour se lever.

    C’est à Maritza qu’elle s’adresse d’abord, lui racontant ses rencontres, ses découvertes, ses doutes et ses échecs, une adresse post-mortem comme un dû de la vérité ou du moins de sa recherche. Jamais manichéenne tout en tressant son récit de l’émotion venue d’un pays et de ses vies brisées, Émilienne Malfatto sait que toute enquête de ce type ne sera jamais claire, que la vérité de chacun comporte des zones d’ombres et des mensonges, que personne ne peut être vraiment cru. Chacun a sa violence en lui, subie ou infligée, pour des raisons nombreuses, et devant la fausse paix qui muselle la Sierra Nevada jamais la parole ne sera libre et réparatrice.

    Avec beaucoup de tact et de poésie, me rappelant Leila Guerriero, Émilienne Malfatto ramène sur le devant de la scène la vie et la mort de Maritza Quiroz Leiva et de toustes les autres leaders sociaux assassiné·es en Colombie et ailleurs et livre une enquête de grande ampleur et d’une pudeur bouleversante.

    Éditions J’ai Lu
    126 pages

  • Widjigo – Estelle Faye

    Jean Verdier, jeune lieutenant de la jeune république française, est envoyé à la recherche du noble Justinien de Salers afin de le mettre aux arrêts. Nous sommes en 1793, et les particules n’ont pas bonne presse. Lorsqu’il trouve enfin sa cible, enfermé au sommet d’une tour en pleine tempête, le vieil homme lui demande une nuit dernière nuit avant de l’emmener, pour lui raconter son histoire. Car plus jeune et rejeté par son père, Justinien est parti pour le Canada, où il s’est retrouvé confronté à de bien cruelles aventures.

    Basse-Bretagne, 1793
    À chaque pas, la vase accrochait les semelles cloutées des Bleus, qui devaient libérer leurs pieds de son étreinte, dans un concert de chuintements liquides évoquant des sanglots. Avec la marée descendante, la côte empestait l’algue et la pourriture, en accord avec ce printemps malade où la jeune Révolution s’enlisait dans la guerre civile et le sang. Au-delà des écueils laissés à découvert, l’océan moutonnait, fouetté par le noroît. Le vent gerçait les lèvres des hommes et portait les embruns jusque sur la colonne de soldats. A l’horizon, une barre de nuages d’encre tranchait entre le gris des vagues et celui du ciel. Une tempête approchait.
    À la tête des soldats de la République, Jean Verdier, un lieutenant de vingt ans à peine, qui, avant la levée en masse, n’avait jamais quitté Paris, releva la pointe de son bicorne et examina le donjon.
    Ultime vestige d’une forteresse depuis longtemps arasée par les flots, la tour se dressait sur un récif affleurant à peine au-dessus de la surface, un îlot la plupart du temps, que les grandes marées d’équinoxe changeaient quelques heures par an en presqu’île. Un escalier taillé à même la roche menait à l’édifice, les premières marches rongées par le sel et recouvertes d’un épais manteau de coquillages.
    Jean couva d’un regard mauvais l’austère bâtisse de granit piqueté de criste-marine, au sommet de laquelle criaient des goélands. Leur proie les attendait là-bas, calfeutrée entre ces hauts murs. Justinien de Salers, ci-devant marquis des Eaux-Mortes.

    Quarante ans plus tôt, Justinien de Salers mène donc une vie de dépravé dans les rues de Paris. Son père l’envoie donc au Canada, où il continuera de fréquenter tripots et bars et de diluer son maigre argent dans l’alcool. Récupéré par un riche commerçant en fourrure, celui-ci lui demande de participer à un voyage en direction de Terre-Neuve à la recherche d’une expédition géographique disparue. C’est donc en compagnie de Clément Veneur, botaniste, le jeune Gabriel, unique membre de l’expédition géographique à être rentré, Marie, une voyageuse, coureuse des bois, autochtone, qu’il embarque en direction de l’île. Mais le bateau essuie une terrible tempête, et les survivants se retrouvent jetés sur une plage de Terre-Neuve, livrés à eux-mêmes. Le groupe de Justinien est au complet, en compagnie d’un trappeur, d’un officier anglais et d’un pasteur et sa fille. Mais rapidement, Justinien ressent au fond de lui qu’ils ne sont pas seuls, et une présence fantomatique et menaçante accompagne le trajet des naufragés.

    Plongés dans une forêt peu accueillante en fin d’hiver, nos naufragés vont devoir affronter l’hostilité de la nature, du climat et d’eux-mêmes. Chacun arrive avec ses peurs et ses secrets, ses croyances et ses dangers. Dans une ambiance de brume lourde et de verglas, poursuivi par des monstres qui vivent peut-être parmi eux, la survie passe avant tout par une confrontation avec soi qui sera peut-être la plus difficile.

    Lectrice, lecteur, mon insaisissable errance, malgré la chaleur, prends un plaid, car ce roman risque de te glacer le sang. Estelle Faye, que je découvre enfin, brille ici de plusieurs manières. Déjà par son grand talent pour nous envelopper dans une atmosphère des plus inquiétante. Que l’on soit dans la forêt de Terre-Neuve ou au sommet de la tour avec Verdier et son prisonnier, la paix et la quiétude sont balayées bien loin et nous restons sur un qui-vive constant, dans un air habité par les légendes et les peurs de chacun. Et bien sûr par son talent de narratrice. Prenant du début à la fin, Widjigo développe non seulement son intrigue mais aussi ses personnages. Estelle Faye nous entraîne dans la psyché de ces naufragés que la nature et l’abandon poussent dans leurs derniers retranchements.

    Mêlant vengeance, magie et expiation, Widjigo est un formidable roman fantastique et une plongée dans l’obscurité des monstres qui veillent au creux de nos poitrines.

    Albin Michel Imaginaire
    249 pages

  • Derniers jours d’un monde oublié – Chris Vuklisevic

    Il y a trois cents ans, la Grande Nuit s’est abattue sur le monde, et il ne resta que Sheltel, île seule au milieu d’une mer immense. C’est du moins ce que pensent les Sheltes.
    De l’autre côté de la lorgnette, et sur un bateau au milieu du grand Désert Mouillé, des pirates ont la grande surprise (et la très grande joie assoiffée) de voir apparaître là où les cartes des trois continents n’indiquaient rien, une île, semblant sortir du fond des mers et d’un autre temps. Après trois cents ans sans contact avec l’extérieur, les Sheltes sont-iels prêts à retrouver le reste du monde ?

    Le matin où les étrangers arrivèrent sur l’île, la Main de Sheltel fut la première à les voir.
    Elle allait revêtir son masque quand, par la fenêtre, elle aperçut un point sombre à l’horizon. Un mirage, crut-elle ; un tremblement de la chaleur sur l’eau. La mer était vide, bien sûr. Rien ne venait jamais de l’océan.
    Elle ne lança pas l’alerte.

    Désert des tortues plutôt que des Tartares, Sheltel se pense seule au monde depuis trois cents ans et ne peut donc décemment croire que ce bateau est vrai. Et pourtant. Après une mise en quarantaine le temps de savoir quoi en faire, les navigateurices, leur capitaine en tête, débarquent sur l’île, tout aussi étonné-es de l’existence de l’île et de son fonctionnement.
    Sur Sheltel, tous les habitants ou presque sont détenteurs d’un don, plus ou moins utile, plus ou moins puissant, allant de la capacité à allumer sa clope sans feu à celui de faire jaillir une source d’eau pure à travers le sol, en passant par le déchaînement des vents et le pouvoir de voler. Ces dons doivent être au service de la communauté, régie elle-même par le Natif, un roi héréditaire qui tient son pouvoir des écailles qui recouvraient ses ancêtres, mais de moins en moins leurs descendants. C’est Arthur Pozar qui régule les dons des habitants et décide qui fait quoi et qui, le cas échéant, ne fera rien du tout.
    La Main, celle qui incrédule n’a pas donné l’alerte, est la détentrice du droit de vie et de mort sur l’île, littéralement. Elle accompagne les naissances, autorise les mariages et les grossesses et prend les vies, maintenant un équilibre tant génétique qu’économique. Car sur cette île perdue, toutes les ressources sont précieuses car limitées et surtout l’eau, qui par période vient à manquer, provoquant sécheresse et révoltes.

    Ce qui s’est passé lors de la Grande Nuit, nous ne le saurons pas, ni comment s’est développé le monde qui les Sheltes croyaient mort. Ici, ce qui intéresse l’autrice, c’est la rencontre et comment elle vient bouleverser une société. Sheltel évolue depuis des siècles dans un régime féodal auquel s’adosse le culte de la Bénie. Les habitants se divisent en deux peuples, les Sheltes, présents sur l’île lors de la catastrophe, et les Ashims, issus d’un navire naufragé sur l’île peu de temps après la Grande Nuit. Ces derniers, ostracisés, sont reclus sur une partie du territoire et les deux peuples ne se mélangent guère. Tous, néanmoins, subissent le joug de la dynastie du Natif et son pouvoir de plus en plus dur tandis que les ressources viennent à manquer. Chaque protagoniste va voir dans l’arrivée de ces pirates, annonciateurs d’une nouvelle ère, un potentiel d’enrichissement ou d’effondrement qu’iel tentera de mettre à profit pour sauver sa peau.

    Entrecoupés de petits textes reproduisant de extraits de journaux, d’encarts publicitaire et autres communiqués nous laissant deviner une autre perception des intrigues ainsi que le futur de l’île, le roman raconte la fin d’un monde qui voit non seulement ses bases s’effriter mais son destin lui échapper, les chemins des possibles soudain si nombreux qu’ils en deviennent illisibles. Prenant et original, Derniers jours d’un monde oublié est une très belle découverte dans l’univers de la fantasy française et laisse espérer de beaux jours pour la suite !

    Folio SF
    352 pages

  • La fin des coquillettes – Klaire fait Grr

    Connais-tu le lien entre Gargantua, DSK, Chirac, Lustucru (père et pâtes), Mickaël Jackson et le cassoulet ? Non ? La cuisson des coquillettes. Sisi.

    Des coquillettes, me dis-je.
    J’ai vraiment réussi à foirer des coquillettes.
    Les pâtes mollasouilles me regardent avec mépris depuis leur bol, et sans mentir je peux sentir leur mépris trop cuit me rouler les yeux au ciel. Sûr qu’elles me regarderaient de haut si elles pouvaient, mais au vu de la config’, c’est moi qui les regarde par au-dessus en pensant voilà bien une preuve de la supériorité de l’humaine sur la coquillette.
    J’ai vraiment réussi à foirer des coquillettes.
    Il y a des jours comme ça où les étoiles s’alignent, les éléments s’entrelacent et les nuages s’écartent pour laisser dégueuler une douce lumière d’espoir et de joie.
    Pas là.
    Là, il y a moi, un bol de coquillettes ratées et mon « espace-bureau », c’est-à-dire la table basse du salon + mon cul sur le canap, le dos plié en sept et le cou tordu en mille car je n’aime rien tant que voir poindre la fin du jour et constater qu’une fois de plus je me suis bousillé les vertèbres rien qu’en existant.
    J’aimerais vous dire que c’est là que tout a commencé, qu’à cet instant, ni une ni deux, j’ai pris en main mon avenir culinaire et ma souris sans fil mais ce serait faux. Car ce qu’il s’est passé à cet instant, en vérité, c’est que je suis retournée chercher le sel à la cuisine -toujours noyer les pâtes ratées dans un excès de sel.

    Lectrice, lecteur, amor, amor de mis amores, Klaire fait Grr est entrée dans ma vie sans qu’elle ne le sache il y a une bonne dizaine d’années, je dirai. Peut-être un peu plus. D’ailleurs je ne sais plus tellement comment. Était-ce via ses billets dans NeonMag, ou peut-être un blog ? Le début s’est perdu dans l’eau de cuisson mais l’amour est resté. Déjà, on a presque le même âge, à un an près, alors forcément, on partage quelques références. Et puis il faut dire qu’elle me fait tant rire, pourquoi s’en priver ? Mais elle n’est pas juste très drôle, Klaire fait Grr (même si elle l’est), elle est aussi très douée avec les mots, les histoires en tout genre et le mélange des deux : les raconter. Que ce soit pour expliquer à des nouilles comme moi les scandales politico-financiers de type Bygmalion ou bien revenir sur l’origine d’une expression ou d’une fête, la clarté, la précision et la documentation sont au rendez-vous. En plus d’une bonne dose d’humour, tu l’auras compris. Et cet humour me demanderas-tu, c’est quel genre ? Bah genre drôle, en fait. Absurde, surprenant, piquant, acéré, doux… Elle a toute la palette.
    Et cette sombre histoire de coquillettes, alors ? Et pourquoi Gérald Darmanin ?

    Dans La fin des coquillettes, un récit de pâtes et d’épées, Klaire fait Grr tire le fil (d’emmental) qui part de l’origine des pâtes, de comment on a pu les tremper dans un peu de racisme, de sexisme (les pâtes sont antifa, ça fait plaisir), passe ensuite par la Saint-Valentin et Mickaël Jackson pour arriver aux pruneaux, et bon an mal an revenir à cette question forte : comment ne pas foirer la cuisson des coquillettes (et pourquoi Gérald Darmanin ?). À travers ses recherches apparemment guidées par le hasard d’un lien wikipédia attirant et d’un onglet Firefox mal fermé, elle revient sur des expressions, des concepts, des certitudes qu’elle fait voler en éclats telle une feuille de lasagne échappée de mains fébriles et démontre comment au fil des siècles (et des années récentes) le sexisme s’est toujours immiscé dans notre construction du monde et comment le marketing en est quand même un bien super vecteur. Elle ressort des tréfonds des internets ce qui pourrait sembler anecdotique, ou juste rigolo, mais en extrait l’histoire en fond, le bouillon amer ou l’oubli volontaire pour nous mettre devant nos propres contradictions. De la protection acharnée des « vraies versions » des contes à la défense des recettes traditionnelles, du commandant Cousteau à la FFCT, elle donne à un fatras d’informations foutraques une orientation, un sens et un contenu insoupçonné, sorte de puttanesca de culture, mais avec des coquillettes : tout va parfaitement ensemble. Un concentré de bordel, de rage, de colère, d’incompréhension de ce que tout ça dit de notre société et qui aboutit à Gérald Darmanin. Elle nous dit que dans la culture et l’histoire, rien n’est anodin.

    Rageant, drôle, touchant, absurde, drôle, révoltant, intéressant et drôle (oui, j’ai beaucoup ri), La fin des coquillettes est un indispensable de ta bibliothèque, car non seulement tu apprendras des choses, tu en comprendras d’autres, tu seras un brin énervé-e (bon, un peu plus qu’un brin) par ce que tu apprendras et comprendras, mais tu le feras en riant, et ça, de nos jours, c’est assez rare pour être souligné.

    Klaire fait Grr a également la bonne idée de faire des spectacles qui tourneront peut-être vers chez toi et du podcast, alors tu peux aussi la (re)découvrir dans les super Mycose the night, avec Élodie Font, Mon prince à la mer, Troll 50 (attention, ça brasse), Plaisir d’offrir et tant d’autres, sur Arte Radio, France Culture et Binge audio.

    Binge Audio Éditions
    191 pages

  • La grande ourse – Maylis Adhémar

    Après avoir arpenté le monde pendant 5 ans pour se faire une expérience professionnelle, Zita revient chez elle. Elle retrouve ses Pyrénées et la ferme familiale, le troupeau de moutons et les vieilles pierres. Elle trouve aussi Pierrick, ingénieur aéronautique, papa d’Inès et citadin avec une conscience écolo. Et entre les pierres moussues de son passé et de l’estive, elle retrouve l’ours, aussi.

    C’était un samedi d’automne pluvieux, ici, au creux de cette jeune montagne de quarante millions d’années. La nuit déployait sa noirceur sur le Couserans. Bercé par ses deux rivières, le village de Seix dormait. Les hommes encore debout avaient pris le chemin du troquet.
    Pierrick n’avait rien à faire dans ce bar plein à craquer de gens de tous âges venus fêter la châtaigne nouvelle et l’ivresse des hauteurs. D’un air aussi amusé que dépité, le jeune garçon les contemplait. Il y avait les gaillards fougueux en gros pull de laine, les petits vieux aux dents biscornues, béret en poche, accrochés à leur verre de jaune, les quarantenaires pimpantes dans leurs jeans délavés et ces grappes d’adolescents pas tout à fait finis qui hurlaient en entendant jaillir des baffles des musiques commerciales anglo-saxonnes. Sur les murs, un bric-à-brac d’affiches et de photographies faisait office de décoration. L’annonce du derby de rugby, entre l’Union sportive Haut-Salat et La Tour-Verniolle, concurrençait celle d’un concours de pétanque en doublette, placardée à côté du cliché d’une truite record de soixante centimètres. Dans un cadre, les images de la fête de la transhumance exhibaient de gigantesques troupeaux de moutons et de chevaux castillonnais, des hommes en pagne de laine et des danseuses brésiliennes en bikini à strass.

    La trentaine entamée, la voyageuse Zita se dit que Pierrick est peut-être celui avec lequel elle se posera enfin, faire comme ses amies, s’installer et faire famille. Mais si les corps et les cœurs se mêlent avec passion, le choc entre la montagnarde fille d’éleveurs et le parisien-toulousain écolo urbain explose son lot d’esquilles et d’échardes dont les égratignures peuvent parfois s’infecter plus qu’on ne le pense. Alors quand l’ours, le grand, le Slovène, le symbole de l’incompréhension entre les deux mondes, tue, puis est tué, les égratignures menacent de devenir gangrène.

    On a tous plus ou moins un avis sur la réintroduction d’espèces disparues dans les milieux naturels, qu’il s’agisse du loup ou de l’ours, que l’on soit concerné de près ou de loin, voire de très loin. Dans la famille de Zita, on est hésitant. L’ours, c’est le symbole, le dieu païen, les vieilles légendes pyrénéennes contées au coin du feu par Petite Mère, centenaire et dernière mémoire d’un pastoralisme disparu. L’ours, c’est surtout beaucoup de pertes dans les troupeaux. Et les compensations du gouvernement et de l’UE ont beau y faire, l’argent ne remplace pas tout.
    Pour Pierrick, sa fille Inès, son ex-femme Émilie et son ex-belle-mère, surtout, l’ours c’est la vie, la reprise de la nature sur l’humain et sa dévastation meurtrière, et les paysans des pécores, des assassins incultes qui ne comprennent rien à rien.
    Zita aimerait que ce soit aussi simple, aussi binaire à tous les niveaux. Mais qu’en savent-ils, ces citadins qui mangent bio sans faire attention à la provenance, qui prônent un retour au sauvage avec leur montre connectée et leurs îlots nature en cœur de ville ? Qui pensent mieux connaître la montagne car ils y skient tous les hivers ? Face à eux des agriculteurs, des paysans tributaires d’une nature versatile et d’une industrie agroalimentaire qui les emprisonnent dans des pratiques et des contrats incassables sous peine de ruine. Des, aussi, mesquins, qui voient le monde en binaire, lâchent des bêtes d’élevage pour la chasse et s’opposent par principe et avec violence à tout ce qui ne rentre pas dans leur manière de voir.
    Zita a toujours été un peu à part. Dans son milieu d’origine, au lycée agricole de Toulouse, elle était l’intello, celle qui lisait, la fille qui ne craignait pas les gars, celle qui était différente et l’assumait. Dans le monde de Pierrick, elle est la paysanne, celle qui ne peut pas comprendre les enjeux écologiques du monde, celle qui veut tuer l’ours et empoisonner les nappes phréatiques.

    Dans ce roman minéral et charnel, Maylis Adhémar met en avant et déconstruit toute sorte de manichéisme. On peut être éleveur de poules en cage en sachant le mal que cela fait, mais sans pouvoir en sortir aussi simplement que les discours de l’UE ne le laissent penser. On peut être resté neutre toute sa vie durant sur le retour de l’ours et craquer, être prêt à tout le jour où les bêtes qui prennent, ce sont les nôtres. On peut vivre en ville, faire ce qu’on peut pour lutter contre la pollution, la malbouffe et ne pas se rendre compte de la complexité du monde de l’agriculture. On peut être amoureuse mais ne pas pouvoir être la belle-mère rêvée. Ou être belle-mère et se heurter à la mauvaise belle-famille. Avoir travaillé dans des exploitations variées de par le monde, et ne pas trouver de solutions aux problèmes pyrénéens.

    Peut-être qu’il n’y a pas de solution, juste des compromis. Ou une acceptation. L’ours, ni les antis, ni les pour n’ont finalement la main sur sa présence. Il est un fait. Il a été un symbole divin, puis celui de la puissance humaine qui l’a exterminé. Nouveau symbole, celui d’une repentance sincère ou d’une arrière-pensée touristique, il devient l’autel de toutes les incompréhensions, le prétexte à tous les reproches.
    Les personnages de Maylis Adhémar se débattent avec leur vie et leurs craintes, en conscience ou non, parce qu’il est parfois plus facile de fermer les yeux sur soi-même, quitte à se rajouter des œillères sur le monde. Émilie, ex-femme jalouse et meurtrie, qui recherche constamment une attention et une validation qu’elle n’a jamais eue, elle moins importante que les ours réintroduits. Inès, qui ne comprend pas bien la séparation de ses parents et s’approprie les souffrances de sa mère. Pierrick, bon garçon, citadin bourgeois, plein de bons principes mais peu de confrontation. Que ce soit avec la nature ou bien dans sa vie, Pierrick fuit le conflit, et tente désespérément de garder une image simple et pure de ce qui l’entoure. Zita va venir mettre un grand coup dans ses habitudes et bouleverser, avec plus ou moins de bonheur, la vie tranquille et en pleine conscience écologique de ce petit monde.

    Randonnée mouvementée sur chemins pierreux, Zita et La grande ourse explorent avec honnêteté et le cœur ouvert la complexité des relations, qu’elles soient avec la nature, entre nous, entre soi ou avec la dissonance cognitive permanente dans laquelle nous devons vivre aujourd’hui. Et ça fait beaucoup de bien de trouver une interlocutrice avec qui en parler, un bien fou.

    Éditions Stock
    288 pages

  • Héctor – Léo Henry

    Héctor Germán Oesterheld était un auteur argentin de bande-dessinée prolifique, connu et reconnu qui a notamment collaboré avec Hugo Pratt, Solano Lopez ou encore Breccia. Militant chevronné, membre d’un groupe péroniste de gauche (définissez le péronisme : vous avez vingt ans), marié, père de quatre filles, propriétaire d’une petite maison de bois dans la banlieue de Buenos Aires, HGO est une figure importante des cercles littéraires, intellectuels et politiques de l’Argentine sous dictature. Lui et ses filles, tout aussi engagées dans la lutte, seront arrêté-es et rejoindront la longue liste des desaparecidos, avant que leurs corps assassinés ne rejoignent l’autre longue liste des victimes des dictatures militaires argentines.

    En 1969, à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, puis sur les écrans de cinéma de Buenos Aires, on a pu découvrir le film Invasion, premier long-métrage d’un cinéaste argentin de trente ans, Hugo Santiago.
    Invasion est un film bizarre, qui tient à la fois du polar, du conte fantastique et du récit de science-fiction. Il s’inscrit dans le sillage de la Nouvelle Vague française, lorgne du côté de l’Alphaville de Godard, sorti quelques années plus tôt, et évoque la veine fantastique d’Alain Resnais.
    Santiago en a coécrit le scénario avec Jorge Luis Borges, écrivain déjà âgé et déjà légendaire, sur une idée d’Adolfo Bioy Casares, le fameux double et complice du nouvelliste aveugle.
    Pour la présentation du film aux journalistes cannois, Borges a rédigé un petit synopsis qui, s’il n’est pas entièrement fidèle à la trame du film, est parfaitement cohérent avec l’idée que l’on peut se faire de l’univers et du style de cet auteur :
    “Invasion est la légende d’une ville imaginaire ou réelle, assiégée par de puissants ennemis et défendue par quelques hommes qui, peut-être, ne sont pas des héros. Ils lutteront jusqu’à la fin, sans se douter que leur bataille est infinie.”

    Lectrice, lecteur, mon amoureuse errance, peut-être ne le sais-tu pas, mais je kiffe grave Léo Henry. J’ai peu eu (pris) l’occasion d’en parler en ce lieu, mes lectures précédentes étant un peu plus lointaines que ce jeune site, mais vraiment, Léo Henry, c’est super. Rappelle-moi de t’en reparler bientôt.
    Ici, Léo Henry part à Buenos Aires sur les traces laissées par Héctor Germán Oesterheld, cet auteur célèbre notamment pour la bande-dessinée El Eternauta, racontant, un peu comme Invasion, l’arrivée d’extra-terrestres sur Buenos Aires qui viennent soumettre et dominer, et le parcours de l’un des résistants, Juan Salvo. Publié une première fois en 59 avec Francisco Solano Lopez, El Eternauta est repris dix ans plus tard par le même Oesterheld et avec un nouveau dessinateur, Alberto Breccia. L’intrigue générale de la bd est une métaphore à peine voilée des régimes militaires qui se succèdent et se ressemblent, ne sachant qu’être plus violents les uns après les autres.
    À Buenos Aires, Léo Henry va tenter de retracer l’histoire de HGO, ses convictions, ses luttes et ses intentions. Il va parcourir les lieux communs chargés de sang, revivre à travers ses bâtiments l’histoire dictatoriale de la capitale, redessiner les liens ténus et ambigus des grandes figures littéraires du pays avec les grandes figures politiques, de Perón à Videla en passant par le voisin chilien, Augusto Pinochet. Il nous rappellera au passage le rôle joué par la France, qui a formé avec enthousiasme les militaires argentins aux meilleures formes de tortures testées en Algérie.
    Remplissant les vides avec de la fiction, il joue avec les genres comme jamais, et interroge la figure de l’écrivain/artiste en société, en politique, avec la mise en miroir de ces deux figures : HGO, le Montonero habité par une idéologie qui ne s’est peut-être jamais incarnée que dans les fantasmes de certains plutôt que dans les rêves de Perón ; Borges la statue, l’idole, l’incarnation de la littérature argentine, qui ira recevoir de Pinochet quelque médaille et soutiendra les dictatures militaires argentines. Le fantasme politique intouchable contre la concrétude de l’ordre, et pour nous la statue du commandeur littéraire. La garder, la renverser, changer de focale, peut-être ?
    Héctor, c’est le récit d’une ville dont les ruelles et avenues garderont la mémoire des êtres, les vivants et les morts, dans leurs plaques, leurs excavations, leurs bâtiments dont les noms ne résonneront plus jamais de la même manière, porteurs des cris étouffés, des noms disparus, des corps jamais rendus.

    Héctor, c’est une exploration littéraire pour tenter de comprendre comment les gens vivent puis s’évanouissent dans l’embouchure du Río de la Plata, ce qu’il en reste ensuite, quand le fleuve, les pierres, les tortionnaires sont encore là, et les victimes toujours absentes.

    Éditions Rivages
    192 pages