Étiquette : lgbtqia

  • Homo sapienne – Niviaq Korneliussen

    À Nuuk, capitale du Groenland, 5 jeunes gens tentent de trouver leur place et leur identité. Fia, en couple avec Piitaq, est sur le point d’exploser sans comprendre vraiment pourquoi. Son frère, Inuk, lutte contre qui il est et la trahison de sa meilleure amie, Arnaq, qui elle, de fête en fête, goulot à la bouche, papillonne d’histoire d’un soir en coup d’une nuit. Ivik doute de qui elle est et n’est pas, et Sara, pleine d’émotions et vide de sens, cherche un moyen de s’apaiser.

    Nos projets
    1. Mes études terminées et nos revenus assurés, nous achèterons une maison avec beaucoup de pièces et un balcon.
    2. Nous nous marierons.
    3. Nous ferons trois-quatre enfants.
    4. Tous les jours, nous irons faire nos courses après le travail et nous rentrerons en voiture.
    5. Nous vieillirons et nous mourrons.

    Piitaq. Un homme. Trois ans. Des milliers de projets. Des millions d’invitations à dîner. Séances d’aspirateur et de ménage qui tendent incessamment vers l’infini. Sourires faux qui s’enlaidissent. Baisers secs qui se figent comme du poisson séché. Il faut éviter le mauvais sexe. Mes orgasmes simulés sont de moins en moins crédibles. Mais nous continuons à faire nos projets.
    Les journées s’assombrissent. Le vide en moi s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie. Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine.

    Chacune des voix qui s’exprime dans le livre de Niviaq Korneliussen est à un croisement de sa vie. Et ce croisement est assez terrifiant. C’est un gouffre sombre, une forêt épaisse, deux morceaux de banquise qui se rapprochent en grondant. Et pourtant, c’est un saut à prendre, une traversée à faire. Celle qui demande sans doute le plus de courage et de solitude. Nos cinq voix vont devoir se confronter à elles-mêmes, à leurs amours, leurs émois, leur âme.

    Niviaq Korneliussen nous fait visiter leurs pensées intimes dans un style allant du tranchant de la résignation désespérée et pourtant inacceptable à la poésie de la chute prochaine et irrémédiable. Elle raconte avec une grande précision et beaucoup d’empathie la complexité d’exister tel que l’on se (re)sent lorsque la norme écrase de tout son poids le champ des possibles, la soudaineté brutale d’une compréhension floue qui tombe sur le coin de l’œil et dont on devine qu’elle va tout chambouler, qu’il s’agisse d’un regard avec cette fille pendant une soirée ou de la distance que l’on met avec son ou sa partenaire. Tous ces moments qui tremblent, vibrent et obligent à la décision, à un choix qui viendra de très loin, avec beaucoup de douleur sûrement, mais peut-être beaucoup de beau et de sérénité, après.

    Choisir c‘est renoncer, choisir c’est s’affirmer, et les personnages de Niviaq Korneliussen ont leur vie à hurler sur les toits. Un cri primal pour des thèmes on ne peut plus contemporains et une autrice à suivre.

    Traduit du danois par Inès Jorgensen
    Éditions 10/18 – La Peuplade
    190 pages

  • Les vilaines – Camila Sosa Villada

    Dans le parc Sarmiento de Córdoba, quand le soleil se couche et la lune s’allume derrière les arbres, on entend des clic-clac, des rires, des sifflements, des gémissements et des coups, des cris, des pleurs. La nuit, le parc appartient aux prostituées trans de la ville. Parmi elles, Camila, qui a fui son village de province pour enfin naître à elle-même et vivre au milieu de sa nouvelle famille de trans, ses sœurs, toutes arrivées là avec leurs bagages, leur(s) histoire(s) et leurs bleus qu’elles cachent sous un maquillage éclatant. Elles vivent dans la grande maison rose de tante Encarna, la mère de toutes les trans du parc. Âgée de 178 ans, une poitrine gonflée à l’huile de moteur et le corps comme une carte routière de la violence argentine, la tante veille sur son troupeau et accueille les brebis égarées. Un soir, dans le parc, au milieu des arbres, des grottes, des seringues et des capotes, ce sont des cris différents qu’attrape l’oreille aiguisée de tante Encarna. Blotti dans les buissons, sous les ronces, c’est un bébé qui pleure.

    La nuit est profonde : il gèle dans le parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.
    Le parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attraction. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

    La tante Encarna emportera ce petit enfant dans son sac à main. Il sera baptisé Éclat des Yeux. Les trans, elles, continuent leurs vies, avec ce petit être improbable en plus et une tante Encarna habitée par son nouveau rôle de mère.
    Camila va nous présenter toutes ces filles en talons, robes moulantes et armures de fer. Elle va aussi nous raconter son histoire. Touche par touche, elle nous révèle une photographie sur laquelle les passants bien-pensants les regardent les yeux en feu et la bave aux lèvres ; sur laquelle les clients ont la main à la braguette, le cœur brûlant et le pied leste ; sur laquelle la sororité n’est pas juste un concept, mais une question de vie et de mort, aussi. La jeune María, sourde-muette, Natalí la louve-garou, Laura la femme enceinte, la seule née femme du groupe. Il y a aussi les Hommes sans Tête, arrivés meurtris par la guerre d’un pays lointain et qui errent, inoffensifs et perdus. Et Camila, donc, qui a laissé derrière elle un père alcoolique et une mère écrasée par son absence de place. À Córdoba, elle va étudier, et faire le trottoir. Elle raconte sa part de coups, des coups de chance, des coups de foudre et des coups de couteau, la maison rose de tante Encarna, la magie de Machi Trans, prêtresse de toutes les trans. Elle nous parle d’amour, de haine, de douleur, de repossession, de (re)naissance et de vie.

    On se doute que dans ce roman, la part autobiographique est grande. La vie de Camila Sosa Villada aurait pu trouver une incarnation dans un personnage d’Almodóvar. Mais elle est née en Argentine, et son histoire se pare de réalisme magique, de poésie et de mystère. Sur la crête d’une vague incessante, on glisse d’un morceau de vie à l’autre, la légèreté de certains moments balayée brutalement par le goût du sang qui coule entre les dents. Il y a beaucoup d’amour et de lucidité dans le roman de Camila Sosa Villada, beaucoup de tristesse et malgré tout, toujours, une grande rage d’espérance.

    Sous le patronage de la Difunta Correa, les trans du parc Sarmiento de Córdoba, tante Encarna et Éclat des yeux savent que chaque jour de plus est un miracle qui peut s’évaporer dans un souffle dont on ignorait qu’il serait le dernier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    204 pages
    Éditions Métailié

  • Les tambours du dieu noir – P.Djèlí Clark

    La Nouvelle-Orléans, 1880 (à peu près). Alors que la guerre de Sécession ne cesse pas vraiment, la Nouvelle-Orléans bénéficie d’un statut de territoire indépendant sur lequel l’esclavage n’a plus cours.
    La jeune LaVrille (Jacqueline, pour les taquins), orpheline de 13 ans, vit dans les rues de la ville en faisant délicatement les poches des passants. Un beau jour, elle surprend la conversation de soldats Confédérés et comprend que ceux-ci tentent de mettre la main sur une arme terrible : les tambours du dieu noir. C’est une course contre la montre qui va commencer pour LaVrille, Ann-Marie, la belle capitaine de dirigeable et sa troupe, pour arrêter les Confédérés avant qu’il ne soit trop tard.

    La Nouvelle-Orléans dort jamais, disait ma maman. Comme si la ville savait pas comment faire. Pour s’en mettre plein les mirettes, il suffit de prendre le funiculaire et de grimper au sommet d’un des grands murs, là où les dirigeables viennent s’amarrer toutes les heures. Ces immenses murailles de métal font le tour de la Big Miss. De là-haut, on voit la Nouvelle Alger sur la rive ouest, avec ses chantiers navals asphyxiés de fumées d’usine où les ouvriers grouillent comme des fourmis au milieu des squelettes de navires en construction. A l’opposé, y a les quartiers du centre-ville, piquetés de lampes à gaz qui scintillent comme des étoiles. On aperçoit le Mur est, près du lac Borgne, et celui au nord qui s’étire comme un croissant de lune autour du marais Pontchartrain – que la plupart des gens surnomment la Ville Morte.

    La Vrille est une jeune aventurière comme on les aime : vive, indépendante, connaissant les bas-fonds et les milieux interlopes de sa ville, et surtout la tête pleine de rêves. Frêle silhouette dansante dans les rues de Crescent City, elle ne craint rien que de devoir porter des jupes à froufrous, les soldats Confédérés, et les tempêtes noires. Car en plus des ouragans et autres cyclones, la Nouvelle-Orléans essuie une fois l’an des tempêtes terribles et quelque peu divines, écho incessant d’une arme utilisée par Haïti pour mettre en déroute les armées napoléoniennes vengeresses, les tambours de Shango, le dieu noir.
    Apprenant donc de manière fortuite les intentions des Confédérés, elle file mettre en branle son réseau et c’est accompagné d’Ann-Marie St Augustine, capitaine du dirigeable des Isles Libres Le détrousseur de Minuit, et son équipage, d’un réseau de nonnes surprenantes et d’Oya, la déesse des tempêtes arrivée d’Afrique avec ses ancêtres et qui lui tient compagnie, qu’elle tentera de sauver la Nouvelle-Orléans, et le monde !

    La Nouvelle-Orléans, de la magie, du steampunk, un bout de vaudou et des dirigeables, que demande le peuple ? Et bien pas grand-chose de plus, car cette novella va au bout des attentes qu’elle nous faisait ! Une histoire très bien menée, des personnages attachants et très bien posés en quelques lignes, un univers original et une écriture qui mêle créole caribéen et parler des rues néo-orléanaises. En une quatre-vingtaine de pages, P. Djèli Clark nous déroule son histoire avec vivacité, efficacité et sans fausse note. On se délecte de la traduction qui nous fait profiter de ce mélange des langues.

    Cette novella est suivie d’une autre, qui nous plonge dans une toute autre atmosphère, avec néanmoins quelques similitudes. L’étrange affaire du djinn du Caire nous emmène au début du XXème siècle dans une Égypte qui a vu revenir tout un tas d’êtres fantastiques parmi les humains. Agente du ministère de l’alchimie, des enchantements et des entités surnaturelles, Fatma el-Sha’arawi enquête sur la mort d’un djinn. Tout pousse à croire au suicide, mais divers éléments vont la pousser à chercher plus loin, et lever le voile sur une machination démoniaque.
    On retrouve ici, comme dans la précédente nouvelle, une bonne poignée de steampunk et de magie. L’arrivée de ces créatures puissantes a transformé le pays, lui donnant une nouvelle place dans le monde. La fusion des traditions locales, religieuses et folkloriques s’équilibrent parfaitement et notre protagoniste, Fatma el Sha’arawi, est posée en quelques lignes, forte, indépendante et moderne, une vision adulte, peut-être de ce que deviendra LaVrille ?

    Avec ces deux novellas, P. Djèlí Clark investit deux régions et cultures peu explorées et nous propose des histoires efficaces et prenantes peuplées de personnages attachants et d’idées magiques ! Une belle découverte qui en appelle d’autres ^^

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Montier
    L’Atalante
    137 pages

  • Fille, femme, autre – Bernardine Evaristo

    La première de la nouvelle pièce d’Amma, La dernière Amazone du Dahomey, se joue ce soir au National Theatre de Londres. Consécration pour cette femme noire et lesbienne qui a commencé dans le théâtre underground avec sa complice de toujours Dominique, et qui s’apprête à présenter un travail qu’elle espère toujours subversif à l’establishment londonien. Autour d’elle, tout le monde se prépare. Et elle se souvient. De ses débuts, ses luttes, ses questionnements. Grandir en tant que fille puis femme noire et lesbienne dans l’Angleterre thatchérienne, la plongée dans le militantisme, l’ajustement des luttes, et le théâtre avec Dominique, qui finit par la planter par amour et partir aux États-Unis.
    Après Amma, ce sera Yazz, sa fille, puis Dominique, justement. Et puis Carole, fille des banlieues craignos qui a réussi à s’en extirper, Bummi, sa mère, immigrée nigérienne, et LaTisha, qui elle n’a pas quitté le quartier pourri qu’elle partageait avec Carole. Et puis, et puis…
    Quatre parties, trois femmes, douze portraits en chœur de plusieurs générations de femmes, ou pas, noir·es, métis·ses, blanc·hes, lesbiennes, non-binaires, des pays de l’Afriques anglophones aux Caraïbes jusque dans les rues londoniennes.

    Amma
    suit à pied la promenade longeant le fleuve qui coupe sa ville en deux, quelques péniches matinales s’y croisent lentement
    à sa gauche le pont-passerelle piétonnier avec ses pylônes qui ressemblent à des mâts de voiliers
    à sa droite la courbe que décrit la rivière vers l’est après avoir dépassé Waterloo Bridge en direction du dôme de St Paul
    elle sent que le soleil commence à se lever, l’air est encore respirable, tant que la chaleur et les gaz ne congestionnent pas la ville
    plus loin sur la promenade un violoniste joue un air revigorant, exactement ce dont elle a besoin
    ce soir c’est la première de la pièce d’Amma, La dernière Amazone du Dahomey, au National Theatre

    elle repense à ses débuts au théâtre

    Bernardine Evaristo nous présente douze personnages, douze vies uniques qui traversent un siècle de l’histoire anglaise, charriant avec elle celles de ses anciens dominions. Douze histoires de familles qui racontent l’immigration, l’intégration, la différence et la construction de soi. Être noire ou métisse dans la campagne profonde, grandir dans les banlieues violentes et délaissées avec l’espoir écrasant sur ses épaules déposé par des mères qui ont laissé derrière elles des familles assassinées, des mariages forcés, des vies déjà éteintes. S’affirmer comme femme noire, lesbienne ou personne non-binaire dans une société patriarcale dans laquelle tout est oppression. Se mettre en avant, exister. Un siècle de racisme, de violences sexuelles, économiques, politiques, un siècle d’acharnement. Chaque portrait répond aux précédents, le complète et l’amende. Roman choral autant que roman-puzzle, les douze figures présentées ici, une fois toutes assemblées, nous gratifient d’une vision forte et nuancée, pleines des interrogations de ses protagonistes et des réponses qu’iels essaient d’apporter pour avancer et se construire. De Hattie à Yazz en passant par Morgan, Winsome, Penelope ou Shirley, toustes sont aussi différent·es que complémentaires et avancent avec leurs armes et leur passé dans un monde qui peine à les accepter sans les briser. Chacune cherche à sa manière la meilleure façon d’être soi-même, expérimente, s’effondre, se reconstruit.

    Un roman puissant sur la différence, la complexité des êtres et le besoin primordial d’exister ensemble.

    Traduit de l’anglais (britannique) par Françoise Adelstain
    Éditions Globe/Pocket
    567 pages

  • Soleil à coudre – Jean d’Amérique

    Tête Fêlée, douze ans, vit dans le bidonville de la Cité de Dieu à Port-au-Prince avec sa mère, Fleur d’Orange, et Papa, qui n’est pas vraiment son père ni le père de qui que ce soit, d’ailleurs. Homme de main de l’Ange de Métal, assassin, dealer, Papa vit pour la mort et la violence. Fleur d’Orange mise sur l’alcool qui floute sa vie de misère. Tête Fêlée, elle, pense à Silence, la fille du Prof, salopard parmi tant d’autres, et pour la lettre qu’elle réussira enfin, un jour, à lui écrire pour lui déclarer son amour. Mais quelle place y a-t-il pour l’amour quand la vie n’est que sang ruisselant, chairs à vif incrustées de crasse ?

    Les oiseaux sont fous, qui traversent ma tête. Leurs ailes, un archipel de feu. Leur chant, une colline chargée de ciels turbulents. Messagers de lumières, certainement, qui font battre encore plus fort en moi le souvenir de ma peau sujet d’un frôlement lors de la dernière journée de classe. Mais, comme toujours, je n’arrive pas à fixer sur la page cet éclair qui se répand en un long frisson dans mes artères. Ratures. Je fais royaume de papiers froissés.
    Papa enfile sa robe-colère pour nous remuer, nous travailler l’esprit. Bref rappel de la fonction de sa bouche, mitrailleuse à l’affût du moindre créneau. Sang ouvert au feu, il tempête, vogue dans son orage, se livre corps entier à une violente rhapsodie, gueule comme on ne l’avait jamais engueulé, même dans son enfance. Si l’enfance, comme il croit, est l’âge du silence, il n’a pas eu d’enfance à proprement parler. La plus lointaine branche de son histoire qui nous parvienne, c’est son alliance avec la rue. Et, comme dit l’Ange du Métal, on n’est plus un enfant quand seule la rue nous berce.

    Lectrice, lecteur, ma vie, tu n’auras que peu d’occasion de lire quelque chose d’aussi désespérément beau. Ce court roman, aussi dense que la violence de son propos est insoutenable, est un monde en fusion duquel éclot un chant cristallin.

    Avoir douze ans dans la Cité de Dieu, est-ce encore être une enfant ? Au plus profond des bidonvilles de la capitale haïtienne, misère est un euphémisme, violence un suffixe à la vie. Tête Fêlée y rêve pourtant, sans pour autant se mentir, d’un ailleurs meilleur. Elle sait que son éducation est un courant d’air, que le gouvernement tient la crosse aussi bien que les gangs de Port-au-Prince et que la voix du peuple crache des morceaux de dents et des glaviots de sang sous les coups des flics, dans le silence pervers du reste du monde. Elle y rêve de Silence, son bel amour, pour laquelle elle tente jour après jour de trouver les mots exacts qui habilleront les émotions et les sentiments qui font tenir chaque parcelle de son être. Mais l’amour lui-même, aussi fort et incontrôlable soit-il, peut-il vivre quand tout est condamné ?
    Tu seras seule dans la grande nuit, a dit un jour Papa à Tête Fêlée. La jeune fille réussira-t-elle à conjurer cette funèbre prophétie ?

    Roman-poème, histoire d’amour, histoires de morts racontées par une bouche qui donne à une oreille qui reçoit, vies à garder contre soi comme le métal froid de l’arme qui les aura cueillies bientôt.
    Jean d’Amérique nous raconte Haïti à travers un conte cruel dont chaque phrase accentue la noirceur par sa beauté, roman court d’une histoire sans fin à la chute insupportable. On ne se relève que pour le relire, encore, car nous pouvons, nous, nous relever et partir.

    Actes Sud
    134 pages

  • L’espace d’un an – Becky Chambers

    Le Voyageur est un tunnelier qui creuse des passages pour rapprocher les mondes.
    Rosemary, humaine originaire de Mars fuyant sa famille, se fait recruter à son bord comme greffière. Elle qui n’a jamais quitté sa planète va se retrouver au milieu de l’espace large en compagnie d’un équipage formé de multiples espèces et personnalités.
    Une nouvelle alliance signée par l’Union Galactique (tant pour des raisons politiques qu’économiques) avec un peuple proche du noyau déclenche une occasion de travail qui ne se refuse pas, et le Voyageur et son équipage hétéroclite se mettent donc en route pour un long voyage vers un inconnu un peu inquiétant.
    Pendant ce voyage, Rosemary va apprendre à connaître les nouvelles personnes de sa vie, dans leur diversité, leur complexité et leur unicité. On y trouve des humains : Ashby, le capitaine exodien, une mouvance ultra-pacifiste, Kizzy et Jenks, les techs, pour ce dernier, fils d’une femme ayant vécu un temps dans une secte qui rejetait tout ce qui était technologie et Corbin, pas le meilleur représentant de son espèce. Puis Sissix, la pilote Aandrisk, le docteur Miam, un Grum médecin et cuisinier du bord, Ohan la paire Sianate de navigateurs et bien sûr Lovey, l’IA qui gère le vaisseau. Ce petit monde créé un joyeux bordel au quotidien et ce long voyage va être pour Rosemary, et les autres, l’occasion de mieux se découvrir et de changer de regard sur les uns et les autres.

    En s’éveillant dans le module, elle se souvint de trois choses. La première : elle voyageait dans l’espace large. La deuxième : elle allait prendre un nouveau poste et n’avait pas droit à l’erreur. La troisième :  elle avait corrompu un fonctionnaire pour obtenir un fichier d’identité falsifié. Même si aucune de ces informations ne constituait une nouveauté, elles n’assuraient pas un réveil agréable.
    Elle n’était pas censée reprendre conscience avant le lendemain, mais c’était le risque quand on voyageait en classe économique. Un billet bon marché ça impliquait un module bas de gamme, avec des substances bas de gamme pour vous endormir. Depuis le décollage, elle s’était réveillée plusieurs fois -émergeant dans la confusion, replongeant dès qu’elle commençait à reprendre pied. Le module baignait dans l’obscurité et il n’y avait pas d’écrans de navigation. Impossible de déterminer combien de temps s’écoulait entre chaque réveil, pas plus que la distance parcourue, ni même si elle avait seulement avancé. L’idée qu’elle pouvait ne pas bouger la rendait nerveuse et lui donnait la nausée.

    Lectrice, lecteur, ma tendresse, bienvenue dans une belle histoire ! Nous sommes ici dans ce que l’on qualifie, crois-je, de SF positive. C’est-à-dire que ce n’est pas la guerre totale dans l’espace et que l’entente galactique se passe dans l’ensemble plutôt bien. On pensera à Le Guin et l’Ekumen dans ces histoires de civilisations qui en découvrent d’autres et leur proposent de rejoindre cette alliance universelle (on retrouve d’ailleurs l’une des plus belles inventions de la SF de Le Guin : l’ansible). C’est positif mais ce n’est pas naïf pour autant. La nouvelle recrue Rosemary fuit les actes d’une famille riche et sans morale, la mission des tunneliers vient surtout de l’avidité due à la découverte de ce qui ressemblerait chez nous à des champs de pétroles sur un territoire de guerres civiles constantes, le système économique dominant reste capitaliste et très libéral, chaque espèce fait preuve de rejet envers les individus qui se retrouvent, volontairement ou non, à la marge, et bien évidemment, entre espèces le spécisme peut s’en donner à cœur joie.
    Pour autant, si Becky Chambers donne à voir cela, son propos me semble tout autre. Elle veut rester dans cette dimension positive et d’espérance. On y côtoie des personnes majoritairement aimables et amicales qui font preuve de compréhension et d’empathie. La grande variété des espèces, tant dans leur apparence que dans leurs mœurs, permet à Chambers de montrer d’autres types de sociétés, de modes de vie et toutes les complexités qui vont avec pour les appréhender avec ses propres filtres : les Aandrisks et leur triple niveau de famille, les Sianates et ce rapport religieux avec leur intrus les amenant à accepter une vie bien particulière en remerciement du « Don » ; mais aussi d’annihilation, avec le Docteur Miam qui est l’un des derniers de son espèce, ou de questionnement éthique avec la question du statut à donner aux IA, très bien racontée par la relation entre Lovey (diminutif de Lovelace (Ada)) et Jenks.

    Le livre est donc d’abord et avant tout une sorte de chronique de la vie de toutes ces espèces entre elles, et d’un échantillon en particulier, ce bel équipage du Voyageur. On parle donc mœurs et traditions, adaptation, amours interdites, amours inter-espèces et homosexuelles. Les habitudes humaines sont également montrées sous le prisme des autres et amènent encore plus d’épaisseur à cette grande fresque vivante galactique. Elle interroge via les rencontres et interactions de ses protagonistes la notion d’individu, d’individualité et de société. Quand peut-on dire qu’une société est intell (intelligente), qui peut le dire, quelles sont les limites à l’ouverture et la coopération vers des peuples ouvertement belligérants, racistes ou autre ?

    Les amateurices de SF hard ou guerrière risqueront d’être déçu-es, mais celleux qui veulent plonger dans un univers qui met en avant les personnes, le fonctionnement et l’histoire d’un système et de ses peuples, qui interroge les habitudes et les clichés de chacun face à l’inconnu, à l’inhabituel, alors pas de doute, il faut lire L’espace d’un an !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers
    L’atalante / Le livre de poche
    592 pages

  • Les maître enlumineurs – Robert Jackson Bennett

    La cité de Tevanne s’est développée depuis plusieurs décennies par la maîtrise d’une ancienne forme de magie : les enluminures. Grâce à des sceaux tracés sur les objets, les enlumineurs arrivent à les persuader que leur réalité est légèrement différente de ce qu’ils pensent : par exemple faire croire à une carriole que la route descend alors qu’elle est plate, l’amenant ainsi à avancer toute seule. Cette magie a permis aux 4 grandes familles marchandes d’agrandir leur richesse et leur pouvoir, et bien évidemment de creuser encore plus l’écart avec les moins bien lotis.
    Sancia Grado exerce la dangereuse profession de voleuse indépendante depuis son arrivée en ville. Elle est même l’une des meilleures dans son domaine, de par une petite particularité qui la rend unique. C’est pour cette raison qu’elle se voir confier un job périlleux mais qui peut rapporter gros : voler une petite boîte dans un coffre-fort du Front de mer. Mais le contenu de cette boîte va l’entraîner beaucoup plus loin qu’elle ne pouvait l’imaginer.

    Couchée à plat ventre dans la boue, blottie sous le caillebotis de bois contre les vieilles pierres du mur, Sancia Grado songeait que sa soirée ne se déroulait pas comme prévu.
    Tout avait pourtant plutôt bien commencé. Grâce à ses faux identifiants, elle avait réussi à s’introduire dans le domaine des Michiel sans difficulté ; les gardes des premières portes lui avaient à peine accordé un regard.
    Puis elle était arrivée au tunnel de drainage et… les difficultés étaient apparues. D’accord, le plan était solide : le tunnel lui avait permis de passer sous les portes intérieures et les murs pour se rapprocher de la fonderie Michiel. Mais ses informateurs avaient omis de mentionner qu’il grouillait de scolopendres, de vipères de boue et qu’il charriait merde et crottin.

    Une voleuse, un butin, de la magie et beaucoup de péripéties. Nous voilà là, penses-tu, lectrice, lecteur, ma belle, dans une trame somme toute assez classique en fantasy. Ce n’est pas faux. Mais c’est aussi tellement plus que ça !
    Tevanne est une cité qui peut nous rappeler une Venise de la Renaissance. Les quartiers des 4 maisons marchandes qui la dirigent rassemblent les plus riches, et les parias, les exclus vivent dans les Communs, coupe-gorge insalubre. Sancia débarque ici, fuyant un passé que je te laisserai découvrir, avec un secret : elle est la première humaine à avoir été enluminée, ce qui lui donne quelques facilités dans son métier de voleuse puisqu’elle peut « communiquer » avec les objets.  Quelques problématiques sociales également car tout ce qu’elle touche parle avec elle, depuis la fourchette, la carotte et le morceau de poulet jusqu’à la peau des autres.
    L’enluminure est une magie ancienne, issue d’un peuple depuis longtemps disparu, presque mythique, dont seule une infime partie des connaissances et de l’histoire a traversé le temps. C’est dans ces mystères, ceux des enluminures et de ses lointains créateurs, que le vol de cette petite boîte, va entraîner Sancia et ses futur·es acolytes.

    Robert Jackson Bennett (déjà auteur de Vigilance, dont la chronique est ici) part d’un postulat assez commun et en tire un roman non seulement passionnant et bien écrit, mais qui nous propose au fil des pages un univers très complet, dense et foisonnant. Le système magique des enluminures fait presque pencher le roman vers une cyber-fantasy, tant son fonctionnement et les usages qui en sont faits se rapprochent de l’informatique. Du code, de l’intelligence artificielle, des humains augmentés… Le tout dans un univers très sombre et désespéré, profondément inégalitaire et injuste. Le quatuor d’aventurier·ères qui se forme propose des personnages très fouillés qui partent de stéréotypes du genre pour se développer et se dévoiler au fur et à mesure. On se réjouira d’ailleurs de la présence de personnages LGBT qui se glissent là tranquillement, sans tambour ni trompette mais avec aplomb, changeant quelque peu et en mieux les règles des romances en fantasy.
    Les aventures épiques dans lesquelles s’embarquent nos protagonistes sont renforcées d’une réflexion sociale et politique bien tissée. Les maisons marchandes toutes puissantes, occupées à s’affronter entre elles, écrasent le reste des habitants de la ville et exploitent et torturent des esclaves dans de lointaines plantations. Les enluminures offrent des possibilités folles qui soulèvent des questions éthiques, d’autant que leur véritable puissance, perdue en même temps que l’histoire de leurs créateurs, les redoutables hiérophantes, laisse entendre un potentiel bouleversement du monde et de la manière même de se penser en tant qu’être humain.

    Un premier tome passionnant qui puise dans plusieurs genres et joue sur leurs codes pour nous raconter une histoire palpitante qui n’oublie ni le fond, ni la forme, ni le panache !

    Traduit de l’anglais (américain) par Laurent Philibert-Caillat
    Albin Michel Imaginaire
    631 pages

  • Les oiseaux du temps – Amal El-Mohtar & Max Gladstone

    Bleu et Rouge sont deux combattantes d’une guerre temporelle millénaire qui oppose les armées de la Commandante et celle de Jardin. Sautant d’une époque à une autre, chacune tente de déjouer les ruses de l’armée ennemie afin de faire basculer la victoire dans son propre camp. Mais un jour, un échange épistolaire se tisse entre les deux adversaires, qui, au fil des temps et des mots, deviendra une histoire d’amour passionnée et interdite qui cherchera une manière d’exister au milieu de ce conflit interminable.

    C’est une lutte intemporelle entre la technologie et la nature dont les combattants sautent d’époque en époque pour orienter et manipuler le destin des personnes et renforcer leur camp. Dans ce conflit manichéen, Bleu, du camp de Jardin, et Rouge, du camp de la Commandante, sont deux guerrières surdouées et ultra-entraînées. Rusant pour déjouer les desseins de l’autre, elles entament une correspondance secrète. D’abord provocantes, elles s’ouvrent et se confient progressivement l’une à l’autre, interrogeant leurs envies, leurs désirs, leur place dans ce conflit qui veut décider de la destinée de l’humanité.
    Élevées et augmentées pour le combat, elles découvriront au fil des lettres un autre monde par les yeux de l’ennemi et s’imprègneront de cette altérité qu’elles ignoraient jusqu’alors. Une altérité qui s’enflammera pour laisser place à un amour d’autant plus fort qu’il est impossible, la découverte ne serait-ce que de l’existence de ces lettres les condamnant par leur camp à une mort certaine pour trahison. Il n’y a que ces lettres, leur sincérité, leurs interrogations à cœur ouvert. Mais l’expérience de cette altérité ne va-t-elle pas remettre en cause le sens même de leur existence ?

    Quand Rouge gagne, il ne reste qu’elle.
    Le sang nappe ses cheveux. Elle exhale de la vapeur dans la dernière nuit de ce monde mourant.
    C’était amusant, songe-t-elle, mais cette pensée la gêne aux entournures. C’était propre, au moins. Remonter les fils du temps vers le passé pour s’assurer que personne ne survivrait à cette bataille et ne contrarierait les futurs prévus par son Agence – des futurs dans lesquels l’Agence règne, dans lesquels Rouge elle-même est possible. Elle est venue nouer ce brin d’histoire et le brûler jusqu’à ce qu’il fonde.

    Nous entrons dans un monde bien étrange. Bleu et Rouge sautent de brin en brin pour tenter d’influer sur le cours du temps et prendre l’armée adversaire de vitesse, dans une guerre qui semble n’avoir ni début ni fin. Au milieu de ce conflit sanglant et immuable, les deux combattantes se rencontrent à travers leurs mots, leurs sensations et la curiosité de découvrir cet ennemi omniprésent.
    Nous passons d’un point de vue à l’autre. L’une va découvrir, au cours d’une mission, la lettre laissée par l’autre, et nous la découvrirons avec elle. Ces lettres, personnes d’autre ne doit les lire, et même les reconnaître en tant que telle. Elles déploieront des trésors d’imagination afin de maintenir leur histoire secrète, tout en se délectant des charmes de la correspondance.
    Sur cette guerre au long cours, nous n’en saurons guère plus. Ici, ce qui intéresse les auteurices tient à cette nouveauté pour Bleu et Rouge qu’est la découverte de l’autre et la naissance des sentiments. C’est aussi la place de l’individu dans une communauté et l’expression d’une individualité au cœur de celle-ci. C’est finalement l’expérience d’une altérité et d’une humanité dans toute sa complexité, raconté avec une grande poésie et beaucoup d’émotion.

    Une superbe novella très originale et émouvante qui met au premier plan avec beaucoup de poésie et de délicatesse la naissance d’un amour fort et le questionnement de ce qui nous rend unique et multiple dans un monde sombre et dual. À découvrir absolument !

    Traduit de l’anglais par Julien Bétan
    Éditions Mnémos – Label Mu
    192 pages

  • Pleines de grâce – Gabriela Cabezón Cámara

    Cleopatra est une travestie qui œuvre dans la villa miseria d’El Poso, à Buenos Aires. Après avoir été tabassée et violée par les flics du coin, elle a une révélation et voit la Vierge (littéralement). Elle arrête la prostitution et veut réaliser la vision et les envies de la mère de Jésus : créer une communauté autonome dans la villa, avec l’aide des dealers, drogué·es, trafiquants, putes et autres laissé·es pour compte. Dans le bidonville d’El Poso, tout prend plus d’ampleur, tout est plus brillant, plus fou, plus vif. La vie, comme la chair. Cleopatra, connue comme la louve blanche, va réussir à embarquer dans son projet divin complètement improbable une bonne partie de la communauté de la villa et essayera d’en sortir quelques-uns de la drogue et de la prostitution, à défaut de la misère.
    Quand Qüity, journaliste du centre-ville, entend parler de cette illuminée et de son projet fou, elle se précipite à El Poso pour couvrir l’événement. Elle se retrouve emportée dans un monde flamboyant, d’une violence brute, ville au cœur d’une ville, dont tout le monde se fout. Elle va ressentir dans sa chair la brutalité de l’extérieur et de l’intérieur, l’abandon et la passion désordonnée et ingérable qui s’empare de cette communauté.
    Cleo et Qüity, tombées folles amoureuses l’une de l’autre, ont dû fuir en Floride, et nous raconte leurs histoires. Plongée en pleine misère, dans la violence crasse des bidonvilles de Buenos Aires, dans la brutalité insoutenable des flics et autres profiteurs de l’abandon. Plongée dans un monde à part.

    Pure matière affolée de hasard, voilà, pensai-je, ce qu’est la vie. C’est là-bas sur l’île que je me suis mise à l’aphorisme, presque à poil, sans une seule de mes affaires, pas même un ordinateur, à peine un peu d’argent et des cartes de crédit que je ne pouvais pas utiliser tant qu’on serait en Argentine. Mes pensées n’étaient que choses pourries, bouts de bois, bouteilles, tas de branchages, préservatifs usagés, morceaux de quai, poupées sans têtes, le reflet de l’amas de déchets que la marée abandonne lorsqu’elle se retire après avoir beaucoup monté. Je me sentais échouée et j’ai cru avoir survécu à un naufrage. Je sais maintenant que personne ne survit à un naufrage. Ceux qui coulent meurent et ceux qui s’en sortent vivent en se noyant.

    Pleines de grâce est comme une plaie ouverte. Ce roman palpite et saigne. Mais c’est une plaie que l’on s’est faite par amour, et on la contemple avec passion. Une plaie que l’on a eue en se battant, le couteau entre les dents, dans nos habits de lumière sur un air de cumbia.

    Gabriela Cabezón Cámara, dans ce roman qui est son premier mais qu’on peut déjà lire à nouveau avec le superbe Les aventures de China Iron (dont je t’ai parlé ici), nous balance sans ménagement dans la crudité de la villa. Entourés de ses personnages, complètement queer et tout aussi maltraités que nous, nous plongeons tête la première dans les aventures et discours extravagants de la mystique Cleopatra, prophète de son temps et de son lieu. Ce n’est pas un roman, c’est un poème, un chant. Cleo et Qüity nous scandent leurs paroles dans le creux de la poitrine, et l’on partage les coups, le feu, les désirs et la fièvre. On (re)trouve déjà ici l’envie de l’autrice de nous emporter dans la vie de personnages hors du commun, luttant contre un système oppressif et (puant le) renfermé pour mener leur vie et être selon leurs envies. La cruauté côtoie la joie la plus folle, l’amour débridé le mépris de classe. Mais dans la chaleur de Buenos Aires, la liberté dansant la cumbia gagne rarement contre la dureté métallique des balles.

    Pleines de grâce est une entrée spectaculaire dans la littérature queer, engagée et flamboyante de Gabriela Cabezón Cámara qui se lit d’un souffle, le cœur en suspens.

    (Magnifiquement) traduit par Guillaume Contré
    10/18 – Les éditions de l’Ogre
    188 pages

  • Notre part de nuit – Mariana Enriquez

    Juan quitte précipitamment Buenos Aires avec son fils Gaspard, 6 ans. Nous sommes en 1981 et les dictatures militaires se succèdent en Argentine. Mais c’est un autre danger que tente de parer Juan. Médium, il œuvre pour une société occulte qui vénère une divinité ténébreuse, l’Obscurité, que lui seul parvient à invoquer. Et il le sait, son fils a lui aussi ce terrible don. Il sait aussi la vie que cela lui réserve : souffrance, dépossession, exploitation, et comme seule libération une mort précoce.
    Atteint d’une grave maladie cardiaque et sentant constamment le souffle froid de la mort sur sa nuque, Juan veut à tout prix protéger son fils de l’enfer qui lui tend les bras s’il devait un jour le remplacer. C’est un bras de fer qui s’engage entre le père et l’Ordre, qui est prêt à tout pour garder sa puissance et obtenir la promesse de l’Obscurité : la vie éternelle.

    Cet Ordre, pourtant, c’est aussi un peu sa famille. Après avoir été acheté à ses parents par l’une des familles dirigeantes, les Reyes-Bradford, il épousera Rosario, leur fille unique. Puissants propriétaires terriens, piliers du capitalisme argentin proches de la junte militaire, exploitants de maté et exploiteurs des populations locales guaranis, les Reyes-Bradford manœuvrent d’une main de fer dans un gant de chair sanguinolente l’Ordre, aux côtés de Florence Mathers. Dans leur sillage, une traînée sombre de corps et de disparitions. Juan les connaît donc intimement, mais peut aussi compter sur certains alliés. Reste à voir si lui, l’ombre planante de sa femme morte dans des circonstances bien suspectes, leur fils Gaspard et ses amis parviendront à survivre dans ce monde entre deux mondes, dans lequel règne une divinité sombre aussi affamée qu’indomptable.

    Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville.
    Juan avala sans eau un comprimé contre le mal de tête et entra dans la maison pour réveiller son fils, qui dormait sous un drap. On part, lui dit-il, le secouant doucement. Le garçon se réveilla sur-le-champ. Les autres enfants avaient-ils le sommeil aussi léger, étaient-ils autant sur leurs gardes ?

    Nous suivrons, à différentes époques, les protagonistes de cette histoire folle et monstrueuse. De manière achronologique, Mariana Enriquez nous dévoile par touche les pièces de ce puzzle horrifique. Nous y croiserons Juan et Gaspard, accompagnés chacun de leur bande d’ami·es/proches, qui pour certain·es paieront cher leur attachement à cette famille. Mais aussi Rosario, née au cœur de l’Ordre, artère dirigeante battante, épouse et mère de médiums qui doivent être tués à la tâche pour la cause ultime, et qui devra choisir son camp, entre sa famille de sang et celle de cœur. Ce sont également les vies des trois ami·es de Gaspard qui s’engouffrent dans cette trame gluante et dévorante, avec la ferveur et la fidélité de celles et ceux qui savent leurs vies liées à jamais, sans savoir pourquoi mais sans le remettre en doute. Et chaque étape, complétant la précédente (ou la suivante), nous amène doucement mais violemment vers leur destin.

    On touche ici à la perfection, à tous les niveaux. Mariana Enriquez (Ce que nous avons perdu dans le feu) nous dresse un tableau incroyable de la société argentine, de la fin des années Perón jusqu’au retour de la démocratie, puis les années SIDA. Elle parvient à nous instiller l’atmosphère de chaque époque, les ressentis et la vie des différentes parties et peuples du pays tout au long de cette période violente qui a détruit l’Argentine et les Argentins à petit feu. Avec brio, elle mêle à tout cela une histoire horrifique qui tisse des liens avec les mouvements ésotériques britanniques de la fin du XIXème siècle tout autant qu’avec les croyances et traditions des peuples indigènes et notamment guaranis. On retrouve un peu de King dans la bande d’amis gasparienne, cette amitié incassable et aventureuse prête à tout, si jeune et si sérieuse, balancée des séismes dictatoriaux aux tréfonds mystiques d’une puissance abyssale, les deux dévorants qui se présente sur son chemin ; de la violence d’une enfance lacérée vers une jeune vie d’adulte qui n’aura jamais cicatricée.

    En nous contant tout cela, toute cette incommensurable histoire, par le chemin qui lui plaît, en se détachant du temps, Mariana Enriquez nous emmène loin dans la tête de ses personnages, déchirés de toute part par une réalité impalpable qui les dépasse et les emporte. Sans faux suspense ou autre effet affecté, elle dessine pour nous et déroule les intrications de sa narration avec fluidité, pour un émerveillement constant. Son texte, cru, violent et si beau, réserve à chaque page de superbes moments de littérature, faisant briller l’horreur d’une beauté inacceptable.

    Sous les jacarandas en fleurs dans les rues de Buenos Aires, sur les berges du Paraná, dangereusement tranquille après les chutes d’Iguazú, le Mal rôde, sous une forme ou une autre et le combattre se paie toujours avec du sang. Nous sommes faits pour l’obscurité et portons chacun notre part de nuit, nous sussure Juan. Et dans cette obscure nuit, parmi toutes, une étoile brille et sa lumière éclabousse les ombres pour les magnifier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    760 pages
    Éditions du sous-sol