Le président du Conseil d’Administratif des entreprises MEAS, G-H Bondy, est bien aise : son ancien camarade de poytechnique l’ingénieur Marek a inventé quelque chose d’incroyable ! Entendez donc, une chaudière, qui avec un simple et petit morceau de charbon, peut produire de l’énergie pendant des jours et ne produit aucun déchet. AUCUN ! Et ce cher Ruda Marek veut faire don de son invention. N’est-ce pas formidable ? Bon, évidemment, il doit y avoir baleine sous gravillon. Le Carburateur, comme il a été bien mal baptisé, n’est pas si zéro déchet que ça. Presque, mais pas tout à fait. Il produit un résidu, invisible, inodore. Un résidu qui s’immisce dans l’esprit des gens et développe instantanément leur mysticisme. Il émane de ces Carburateurs de l’Absolu !
Mais crénom, est-ce une raison pour ne pas exploiter cette merveilleuse et si rentable invention ? Non, pas pour le président G-H Bondy, qui lance la production à la chaîne de Carburateurs et mise sur leur exportation massive ! Après tout, qu’est-ce qui pourrait mal se passer ?
Pourtant, comme l’avait craint l’ingénieur Marek, l’Absolu n’est pas si anodin. Cela commence par des crises de foi, des miracles (lévitation, guérison), des banquiers qui vident les coffres au profit des plus pauvres, des propriétaires qui donnent leurs immeubles aux locataires. Mais l’Absolu n’a pas fini de nous épater. Il s’empare également des machines et apprend à produire. Avec quelle puissance ! Le plan quinquennal de l’URSS ne s’en remettrait pas. Il tisse, coupe, cloute, débite et démonte avec une efficacité toute surnaturelle. Bien évidemment l’économie mondiale commence à en prendre un coup. Et ce n’était que le début…
Car cette divinité, ce pouvoir céleste, qui est-il ? Quel Dieu se manifeste ainsi auprès des peuples ? Il n’y a pas de question plus coupante que celle-ci, et on sait, toi comme moi, lectrice, lecteur, de quelle manière notre chère humanité a tendance à y répondre. Derrière le ronronnement des Carburateurs, le conflit gronde.
Le 1er janvier 1943, G.-H. Bondy, Président du Conseil d’Administration des Entreprises MEAS, était en train de lire les journaux comme n’importe quel autre jour ; il sauta quelque peu irrespectueusement les derniers communiqués des divers champs de bataille, esquiva la crise ministérielle, et plongea résolument dans la page économique du Lidové noviny. Il y tira quelques brasses, de-ci, de-là, puis se laissa porter et balancer par les vagues d’une amère rêverie.
« La crise charbonnière, murmurait-il, l’épuisement des gisements miniers ; das le bassin d’Ostrava voici qu’on arrête l’extraction pour des années. Bon sang, c’est une vraie calamité. Il faudra faire venir le charbon de Haute-Silésie. Qu’on calcule de combien cela augmentera nos prix de revient, et qu’on vienne après cela me parler de concurrence. Nous sommes dans le pétrin ; et si l’Allemagne augmente ses tarifs, nous pourrons fermer la baraque. Et les actions de la Banque Industrielle sont en baisse. Bon Dieu ! Quelle situation impossible. Ah ! Saleté de crise ! »
Si tu ne connais pas encore Karel Čapek, alors sois heureux·se, car c’est un émerveillement délectable qui t’attend, lectrice, lecteur. La fabrique d’Absolu ne me fera pas mentir, et montre encore une fois à quel point l’homme était brillant et fin connaisseur (pour notre plus grand malheur) de ses contemporains, jusqu’à nous. Tout le monde en prend pour son grade : les industriels bien sûr, mais aussi les universitaires, les chefs d’état, les religieux, les paysans, les communistes. Chacun, en tentant de tirer la couverture à soi, ne voit pas (ou refuse de voir) la bien plus vaste complexité de la situation et creusera la tombe de l’entendement et potentiellement de l’humanité.
Čapek est fascinant de par l’intelligence et l’acuité de ses propos, portés par un style faussement léger, drôle, bien souvent moqueur. La contemporanéité de son regard et de ses histoires est frappante. Il a su saisir toute la complexité de son époque, jusqu’à la nôtre, sa noirceur, ses grandes questions, ses fardeaux et ses impasses.
Et lire cela sous sa plume, ironique, noire et hilarante, aide à faire passer l’absurdité du quotidien !
Traduit du tchèque par Jirina et Jean Danès
La Baconnière
294 pages