Un beau jour, on propose à Miguel Bonnefoy d’accompagner une expédition au fin fond de la jungle vénézuélienne. 14 jours de marche à travers la forêt tropicale, à gravir puis traverser l’Auyantepuy, l’un des hauts plateaux de la région de Gran Sabana, à l’Est du Venezuela, jusqu’à parvenir au Kerepakupai Venà, une cascade qui déferle le long des pentes abruptes du tepuy pour s’évaporer à grands bruits dans la jungle et a pour particularité d’être le plus haut saut du monde, avec une chute d’un trait de plus de 800 m. Une grande aventure rassemblant 14 hommes, à laquelle il doit apporter ce qu’il sait faire de mieux : un récit.
Ciudad Guyana est une grande ville composée de deux petites villes, Puerto Ordaz et San Felix. Elles se dressent à la confluence des fleuves Orinoco et Caroni qui mêlent dans un même parfum l’odeur de la jungle avec celle de la savane. À l’embouchure, les eaux se joignent, sans se confondre. Une ligne naturelle à la surface les divise, donnant à l’Orinoco le teint brun des façades de Puerto Ordaz, et au Caroni le gris-noir des fontaines de San Felix. Ainsi, dans les veines de ces deux fleuves coule, sans relâche, le sang de ces deux villes.
Miguel Bonnefoy se retrouve donc lancé dans la jungle comme un galet sur la surface d’une eau trouble, et chaque étape de plus vers le saut final le confronte à la dureté de la forêt, la rudesse des conditions de vie, la rugosité d’un pays, la naïveté de l’émerveillement, et le puits sans fond de l’apprentissage.
Accompagnée de guides pemon, l’expédition gravira le tepuy, traversera les hauts-plateaux et redescendra, en rappel, le Kerepakupai Venà. Et notre auteur-aventurier s’en sortira indemne, n’ait pas d’inquiétude à ce sujet, lectrice, lecteur, mon étoile, car finalement ce n’est pas tant ça, le sujet de ce récit. Lors de cette randonnée au long cours, Miguel Bonnefoy se retrouve confronté à ses propres limites, peurs et appréhensions, mais il fait également l’expérience d’une immersion complète dans une nature tellement vivante qu’elle en devient inquiétante et qui prend sens et visage sous les mots et les histoires que lui confient les Pemon. Miguel Bonnefoy y cherche aussi une part de lui-même. Franco-vénézuélien, il sent dans les odeurs, les vibrations de cette montagne, quelque chose qui lui parle et lui échappe à la fois.
Jungle est le récit initiatique d’un jeune homme qui découvre une partie de son pays par son rapport à la nature et la nature par les yeux et connaissances de ceux qui y vivent encore. Il constate également la violence de la colonisation et de la libéralisation qui ont forcé les populations autochtones à se transformer et s’adapter pour survivre, et la manière dont celles-ci parviennent à conserver leur langue et leur rapport au monde. Sans fausse naïveté et avec du recul sur lui-même, son imaginaire et ses biais socio-culturels, Miguel Bonnefoy se laisse porter par cette expérience importante et nous la raconte avec beaucoup de sensibilité et d’émotion.
Un très joli voyage délicat et poétique, avec ce saut de l’ange final, chute dans le vide dans une gerbe tranchante d’eau, d’air et de roches, peut-être la métaphore d’une vie, celle d’un homme, celles de peuples, celle d’un pays.
Éditions Rivages
126 pages