Le lieutenant Costa est le chef de la Garde-Frontière du col de Roca Pelada. Sis à 5000 mètres d’altitude, il est le plus haut point de contrôle d’une frontière entre deux états qui sillonne volcans et altiplano. La garnison de la Garde-Frontière fait face à celle de la Ronde des Confins, le détachement du pays ennemi. Perché au-dessus des nuages, soumis aux vibrations et orages électriques d’un désert de roche, le col fait peser sur les militaires qui l’habite sa minéralité hors du temps. Le lieutenant Costa, militaire consciencieux, tente de faire régner l’ordre, la discipline et le renseignement parmi ses hommes, mais le départ de son vis-à-vis va venir chambouler ses certitudes.
Le détachement du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la panète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux milles mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où ne pouvait subsister longtemps aucun type d’organisme, la nature n’y permettait que brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau sur un sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. Séismes, effondrements, éclairs terrifiants faisaient de chaque minute passée sur ces cratères un défi aux éléments. L’ivresse des sommets, les hallucinations et la perturbations des fluides qui provoquait des œdèmes mortels étaient une menace constante. La vie quotidienne dans ce lointain poste-frontière avait ses règles propres, même si personne ne savait précisément lesquelles. Une géographie indomptée, les énormes distances et l’absence de chemins dissuadaient le passage par ces cols aberrants à près de cinq mille mètres qui ne menaient nulle part ailleurs qu’au ciel.
Il l’aime, son col, le lieutenant Costa. Pour des raisons bien mystérieuses, même pour lui, il ne se voit pas quitter son détachement, les volcans, la petite puma qui parcourt l’altiplano. Entouré du sergent Quipildor, qui a une fâcheuse tendance à l’ironie et à une douce insoumission, et d’une bande de soldats arrivés des régions tropicales du pays pour qui l’adaptation à l’altitude, au froid et aux roches est quelque peu compliquée, Costa semble le seul avec un minimum de jugeote. Ou peut-être le plus largué de tous. Quel sens peuvent avoir les règles, ordres et autres missions d’espionnage sur une ligne frontière que chaque partie détourne à son tour, comme un jeu d’échecs qui glisse d’une ambition stratégique à celle d’occupation des longues journées sans temps. Loin du monde et de la vie, les garnisons de Roca Pelada évoluent dans l’oubli et l’immobilisme. Alors le jour où le lieutenant Gaitán, responsable des carabiniers de la Ronde des Confins, obtient une mutation, c’est un bout du monde de Costa qui s’ébranle. Et lorsqu’arrive la capitaine Vera Brower, seule femme à des centaines de kilomètres et des décennies, Costa sent remonter en lui des désirs, tant émotionnels, charnels que philosophiques. D’autant que la capitaine semble arriver avec une mission bien précise.
Lectrice, lecteur, mon immensité, je t’enjoins de te promener sur cet altiplano hors du monde. Sur un postulat qui ne manque pas de rappeler le merveilleux Désert des Tartares, Eduardo Fernando Varela dévie vers le burlesque et l’absurde avec des personnages complètement décalés perdus dans des situations ubuesques. Avec humour et malice, il nous dépeint le quotidien infini de cette vie sur un poste-frontière régulièrement oublié de la hiérarchie de la plaine, qui vit grâce à l’arrivée intermittente d’un train qui passe son temps à sillonner les pentes abruptes et les landes désertes de la cordillère. Au milieu des volcans culminant à 7000m, des champs de geysers et des cratères minés (ou pas), une ligne blanchie à la chaux marque la limite mouvante entre deux pays en froid plus qu’en guerre qui se volent régulièrement qui 2 km ici et qui une météorite là. Parsemé de mystérieuses apachetas qui popent hors des pierres comme des champignons et parcouru parfois par des groupes de personnes issues d’on ne sait où, fantômes des populations incas ou promeneurs modernes (les deux étant aussi improbables l’un que l’autre), Roca Pelada exacerbe l’absurdité et la vanité des conflits de pouvoir et des luttes de domination. Car là-haut, où prime la survie, l’adaptation et l’isolement, les tensions et les mètres gagnés n’ont pour résultat que d’agrandir un désert et en faire surgir son silence et son éternité.
Étrillant avec humour et finesse le ridicule des conquêtes et des frontières, Eduardo Fernando Valera nous livre ici un roman passionnant et caustique qui nous laisse avec une envie furieuse de se réfugier dans l’altiplano, loin de la bêtise humaine pour déambuler parmi cette faune prise d’une folie douce qui est, peut-être, ce qui se rapproche le plus d’une lucidité tranquille.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
Éditions Métailié
352 pages
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