Tomber – Carlos Manuel Álvarez

Tomber

Ils sont 4. Le fils, la mère, le père et la fille. Nous sommes à Cuba dans les années 90 et l’île s’insularise encore plus avec la chute du mur de Berlin, de l’URSS et de leur économie. Le fils est à l’armée, la fille et le père travaillent dans un hôtel et la mère chute.

Je téléphone à ma mère pour savoir si elle est tombée, elle dit que non. On laisse planer le silence. Je sais très bien ce qu’il en est à cette heure-ci. Impatiente d’aller couvrir les haricots, agacée face à une poubelle pleine à ras bord que personne ne se soucie de vider, affligée à l’idée que les vieilles fenêtres en bois de la chambre continueront de pourrir jusqu’à la fin de ses jours.
Je vais bien, je t’assure, dit-elle. Elle n’a pas fait de malaise, pas eu de vertige, elle a pris ses cachets à la bonne heure. Du plafond pendouille la lumière jaune d’une ampoule incandescente. Nous autres soldats nous liquéfions, de même que les colonnes en ciment éclatées et les bancs en pierre, la clôture rouillée et les nervures de la tôle, tous pareillement engouffrés pour quelques heures dans le gueulard de la nuit. Je lui dis au revoir, je raccroche, j’abandonne le poste de l’officier de garde et regagne le dortoir en traînant les pieds, les bottes délacées. La chemise hors du pantalon, le ceinturon accroché au cou.

Dans cette famille qui glisse vers le dysfonctionnel en s’en rendant compte, mais sans réussir à l’arrêter, nous avons le père. Plus communiste que le Manifeste, il a comme devise personnel l’histoire du Che et du vélo qu’un patron d’usine veut lui offrir lors de la visite de son usine. Le Che refuse le cadeau en rappelant au patron que le vélo n’est pas à lui, et qu’il ne pas peut offrir ce qui ne lui appartient pas. Bien dans le cadre, engoncé, presque, dans ses valeurs et ses principes tandis que les autres glissent vers une douce corruption et les privilèges qu’ils s’approprient, le père s’accroche aveuglément au souvenir suranné d’un communisme idéalisée. Le fils, en plein service militaire, bouillonne face à la rigidité d’un père qui ne l’a jamais considéré vraiment. La sœur tente d’ancrer la famille dans le réel de cette vie en train de s’effondrer, encore en équilibre précaire. Et la mère, enfin, qui tombe, littéralement, sujette à une maladie qui la prive de sa mémoire, de sa lucidité, de sa stabilité.

Roman à quatre voix et en cinq actes, Tomber conte autant l’effondrement social que familial, la disparition des espoirs et l’impossibilité d’en trouver de nouveau lorsque tout bascule. Avec une écriture aussi tranchante que poétique, dans laquelle chaque parole est autant emplie de couleurs que de gravats, ce roman nous jette dans le même vide que cette famille, qui souhaite tour à tour en sortir et s’y enterrer. Vertigineux et saisissant.

Traduit de l’espagnol (Cuba) par Éric Reyes Roher
Éditions Mémoire d’encrier
133 pages

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *