Nous sommes à Barranquilla, dans les années 50 puis les suivantes. On croisera Lina, Dora, Catalina, Beatriz et leur famille, représentantes de la bourgeoisie colombienne, qui descendantes de colonisateurs espagnols, d’immigrés italiens, les blancs, les métisses, les branches paysannes… De leur jeunesse, celles de leurs aïeux, à leur mort ou presque, on plongera dans les strates les plus malsaines et les plus violentes de la bonne société barranquillera.
« Je suis le Seigneur, ton Dieu, le puissant, le jaloux, qui punit la méchanceté des parents chez leurs enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
Car la Bible, qui, aux yeux de sa grand-mère, renfermait tous les préjugés capables de rendre l’homme honteux de ses origines, et non seulement de ses origines, mais aussi des pulsions et désirs inhérents à sa nature, transformant le bref instant de la vie en un enfer de culpabilité et de remords, de frustration et d’agressivité, la Bible, donc, contenait également toute la sagesse d’un monde qu’elle avait aidé à créer depuis l’époque où elle fut écrite, et il fallait la lire soigneusement et méditer sur ses affirmations, pur aussi arbitraires qu’elles parussent afin de comprendre parfaitement le pourquoi et le comment de sa propre misère et de celle d’autrui. Ainsi, lorsque quelque événement venait troubler la surface confuse, bien qu’à première vue sereine, des existences identiques qui, depuis plus de cent cinquante années, avaient constitué l’élite de la ville, sa grand-mère, assise dans une fauteuil en osier, au milieu de la cacophonie des grillons et de l’air dense, écrasant, de deux heures de l’après-midi, lui rappelait la malédiction biblique, en lui expliquant que les faits, ou plutôt leur origine, remontaient à un siècle, ou plusieurs, et qu’elle-même, sa grand-mère, s’y était attendue depuis l’âge de raison, depuis qu’elle était capable d’établir des liens de cause à effet.
Ces vies nous les découvrons par le regard de Lina, qui raconte ses aventures et celles de ses amies, au fil des années, à trois femmes : sa grand-mère Jimena et ses grands-tantes, Eloisa et Irene. Toutes les trois connues et respectées, craintes, avec leur aura de mystère voire de scandale. Comme le dit dès le début la grand-mère, les événements qui viennent heurter la vie de sa petite-fille et ses amies n’arrivent pas de nulle part. À chaque nouveau scandale, nouvelle question, nouveau mariage, les trois anciennes, telles les Parques de Barranquilla, déroulent le fil des années antérieures, des vies précédentes, remontant à l’origine des familles et des folies qui s’égrainent à chaque génération. Les violences conjugales, les jalousies, les revanches, les vengeances… Chaque jeune fille récupère dans son corps et son foyer son histoire et celle du mari et avance avec les armes qui viennent avec. Immobilisme, folie ou libération.
Marvel Moreno est une figure importante des lettres colombiennes, qui a passé une grande partie de sa vie en France, où elle est morte en 1995. Longtemps oubliée en Colombie et dans les autres pays hispanophones, elle commence à revenir sur le devant de la scène. Issue elle-même de la haute société de Barranquilla, elle fréquente pendant un temps les cercles littéraires au même moment que Gabriel Gárcia Marquez. Dans Les brises de décembre, elle nous emmène dans ce milieu qu’elle connaît si bien pour en montrer la violence sourde, le lourd silence et la manière dont le patriarcat pose des chaînes de fer sur les femmes et les filles.
En trois partie, on creuse donc la vie de trois amies de Lina, sous le regard et l’analyse pointue, parfois silencieuse, mais toujours très lucide et intelligente, de l’une de ses aïeules : Jimena, Eloisa, Irene. Elles connaissent l’historique de chacune de ses jeunes femmes, elles qui ont fréquenté en leur temps leur mère, grand-mère, père ou oncle. Chaque partie est également introduite par une citation biblique et son commentaire par l’aïeule avec qui Lina échange. L’héritage, la rébellion, la différence sont les tremplins pour découdre les violences de toutes sortes qui émaillent leur vie. Il n’est pas de manichéisme ici non plus : si les femmes sont les victimes d’un système de domination tant sociale que patriarcal, inférieures en tant que femmes mais pourtant précieuses en même temps, garantes de l’honneur et de la vertu de la famille et du couple, les hommes ne sont pas violents par nature, chacun-e est l’héritier-e de son histoire, qui vient peser et posséder selon les marges de liberté autorisées. L’une peut s’en arroger plus, attraper un coin de liberté et s’en emparer, en conscience du déclassement qui ira avec et qui pèsera tant sur elle que sur ses enfants. L’histoire dira si les enfants en garderont la liberté ou l’opprobre.
C’est un roman extrêmement fort, complexe et engagée, qui exige de toi toute ton attention, l’autrice aimant les digressions et circonvolutions pour agréger à la trame quelques détails, anecdotes et saillies piquantes sur les situations, mais jamais pour rien. On y trouvera aussi une critique de la religion qui réchauffe le cœur et de sublimes parties poétiques et un peu mystiques, un jeu de miroirs, de recherches porté par les brises chaudes de décembre.
Traduit de l’espagnol (Colombie) par Eduardo Jiménez
Éditions Pavillons poche – Robert Laffont
483 pages