L’été 89 en Argentine. Il fait très chaud, les coupures d’électricité rythme le court des journées et deux adolescentes s’ennuient un peu. Dans la lourdeur de plomb du soleil, elles recherchent l’ombre, écoutent du rock et se passionnent pour les serial killers venus des États-Unis. Parce qu’il semble qu’il n’y en ait pas, en Argentine, des serial killers. Mais peut-être bien que si, tout dépend à qui on demande, tout dépend qui on cherche.
La ciudad era pequeña pero nos parecía enorme sobre todo por la Catedral, monumental y oscura, que gobernaba la plaza como un cuervo gigante. Siempre que pasábamos cerca, en el coche o caminando, mi padre explicaba que era estilo neogótico, única en América latina, y que estaba sin terminar porque faltaban dos torres. La habían construido sobre un suelo débil y arcilloso que era incapaz de soportar su peso : tenía los ladrillos a la vista y un aspecto glorioso pero abandonado. Una hermosa ruina. El edificio más importante de nuestra ciudad estaba siempre en perpetuo peligro de derrumbe a pesar de sus vitrales italianos y los detalles de madera noruega. Nosotras nos sentábamos enfrente de la Catedral, en uno de los bancos de la plaza que la rodeaba, y esperábamos algún signo de colapso. No había mucho más que hacer ese verano. La marihuana que fumábamos, comprada a un dealer sospechoso que hablaba demasiado y se hacía llama El Súper, apestaba a agroquímicos y nos hacía toser tanto que con frecuencia quedábamos mareadas cerca de las puertas custodiadas por gárgolas tímidas. Nunca fumábamos apoyadas contra las paredes de la Catedral, como hacían otros, más valientes. Le teníamos miedo al derrumbe.
Tu le sais, lectrice, lecteur, ma part de nuit, Mariana Enriquez je l’aime fort fort fort. Limite c’est pour elle que j’ai décidé d’apprendre l’espagnol, pour pouvoir lire ce qui n’est pas encore traduit. Et bim ! ça y est, c’est parti, avec cette première lecture de la grande prêtresse du fantastique latino-américain. Je commence donc avec cette nouvelle, Ese verano a oscuras, qui a la particularité d’être (magnifiquement) illustrée à l’aquarelle (je crois) par Helia Toledo.
Virginia et notre protagoniste s’ennuient donc un peu, pendant ce chaud été qui est ponctué par de longues coupures d’électricité, l’Argentine peinant à produire l’énergie nécessaire en cet année 1989. Tombées sur un livre parlant des serial killers, nos deux ados un peu rebelles, un peu punk et gothique à la fois, se passionnent pour ces figures morbides, touchant du doigt un frisson d’aventures et d’excitation, de peur et de danger qui paraît bien éloigné de leur quotidien à l’ombre de l’immense cathédrale. Mais tout change le jour où Carrasco, habitant du 7ème étage, assassine sa femme et sa fille et s’enfuit. Le quotidien bascule, la chaleur devient plus pesante et l’absence d’électricité, jusqu’alors propice à la création d’ilots de fraîcheur et de cachettes discrètes pour les filles, devient un gouffre immense dans lequel se dissimule Carrasco.
On retrouve ici dans ces quelques pages, tous les sujets de Mariana Enriquez : la violence, l’adolescence, la musique, la dictature, le sida. Sous le regard un peu blasé mais bien affûté de la protagoniste, les conversations à mots cachés, les sous-entendus entre ses parents, avec les voisins, les commerçants, prennent un autre sens. Les anciens complices et les opprimés, les opposants et les attentistes, tous vivent ensemble dans ce début de retour à la démocratie, mais rien n’est vraiment comme avant. Et les assassinats terribles et violents commis dans l’immeuble vient faire retomber une chape de plomb sur les habitants. L’obscurité des êtres humains ne s’arrête jamais de grandir, et face à elle, nous sommes démunis, seul-es et ensemble. Elle emportera des gens, aveuglément, le visage déchiré par un rictus acéré tandis que la vie continuera son chemin inopportun, sans se soucier de ce qu’elle laisse derrière elle.
Avec la finesse qui est la sienne, Mariana Enriquez raconte cette histoire violente et tragique vue par une ado en restant sur le fil, et nous rappelle comment elle est passée maîtresse dans l’art de nous faire frémir avec l’horreur quotidienne, à laquelle il ne faut parfois pas rajouter grand-chose pour la rendre surnaturel. Les illustrations de Helia Toledo, tout en ton orange, ocre, et noir tranchant, viennent souligner cette ambiance étrange, entre langueur estivale, anormalité électrique et dangers enfouis.
L’horreur est partout, tout le temps, tapie dans l’ombre d’une cage d’escalier, attendant la coupure qui l’enveloppera.
Illustrations de Helia Toledo
Paginas de Espuma
72 pages