Un lieu ensoleillé pour personnes sombres – Mariana Enriquez

Une femme qui peut communiquer avec les morts doit, sous la pression de ses voisins, les débarrasser de l’un d’eux particulièrement revêche. Une autre se réveille avec une paralysie faciale inexplicable et qui évolue de manière improbable. Une troisième, en reportage à Los Angeles sur les traces d’une légende urbaine, retrouve les fantômes de son passé. Ailleurs, ce sont des vêtements, sublimes, qui viennent hanter une friperie de crimes passés. Il y a aussi un homme, des hyènes et une maison inquiétante…

Sur les rives de ce fleuve, tous les oiseaux qui volent, boivent, se posent sur les branches et perturbent la sieste avec leurs croassements démoniaques de possédés, tous ces oiseaux ont été des femmes un jour. Quel vacarme quand les résidents et les touristes viennent passer le week-end à la plage et parlent de la paix que leur apportent la nature, les nuées dans le ciel bleu d’été, le grignotage des miettes de pain qui tombent dans leur maté ! Inutile de leur expliquer que ces oiseaux femelles ne sont pas ce qu’elles paraissent, même s’ils pourraient s’en rendre compte s’ils les regardaient droit dans les yeux, ces yeux fixes et fous qui exigent leur libération.
Les oiseaux de nuit

Une rentrée littéraire est une bonne rentrée quand il y a Mariana dedans. Alors quand elle revient avec un recueil de douze nouvelles, on s’en délecte, on les déguste une à une, en se laissant envahir par les frissons, le dégoût et la crainte qu’elle sait faire naître avec tant de talent. On retrouve dans ce recueil les thématiques favorites de la grande autrice argentine : les corps, de femmes surtout, en mutation, transformation, changés par l’âge, par les expériences, la violence. Elle étend ces violences aux symboles du corps avec cette garde-robe maudite, dans l’incroyable nouvelle « Différentes couleurs composées de larmes« . Des corps bafoués, marqués, qui prennent leur indépendance, s’émancipent de celles qui l’habitent, pour leur grande horreur, ou leur libération.

On retrouve bien sûr les fantômes de la dictature, à travers ces bâtiments qui restent, préservés ou non, nouveau champ de bataille mémoriel après avoir bu le sang et les larmes des torturé-es, et qui deviennent d’inquiétants phares, des portes vers les profondeurs nécrosées de la société argentine, abritant les désirs sordides des tortionnaires et leurs successeurs. Une vieille maison devenue le lieu de rencontres de la jeunesse, une ancienne usine de frigos entourée de centaines de ces réfrigérateurs laissés à rouiller (si tu as lu « Ça« , tu commences à te sentir mal, normalement ^^), partout plane l’inquiétant, telle une fissure invisible, une déchirure qui s’étiole, effile le tissu d’une normalité qui n’a jamais été assez tangible pour tenir. Car bien souvent, bien sûr, le pire ne vient pas des fantômes, mais des vivants.

Il faut lire Mariana Enriquez (et surtout Notre part de nuit, je ne te le dirai jamais assez), qui nous laisse regarder par des interstices ce que nous cachons en nous, ce qui suinte autour, ce qui nous attend ensuite, pour nous avaler.

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
Éditions du Sous-Sol

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