À Paris, un terrible tueur écharpe des vieilles dames. Telle la brume qui drape les rues de la capitale parisienne en cet hiver glaçant, il échappe à la surveillance et à l’enquête bien compliquée du commissaire Morvan. Depuis neuf mois, plus d’une vingtaine de femmes âgées sont tombées entre les griffes sanguinaires du « Monstre de la Bastille », et Morvan n’y voit pas d’issue, tandis que la population et la préfecture s’impatientent.
De l’autre côté de l’Atlantique, Pigeon Garay revient en Argentine après vingt ans d’absence. Il conte à ses amis cette terrible histoire de meurtres, tandis que d’autres histoires, d’autres enquêtes, d’autres mystères, se rappellent à lui.
Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Morvan le savait. Et à cause de sn tempérament et peut-être aussi de son métier, presque immédiatement après être rentré de déjeuner, depuis le troisième étage du commissariat spécial du boulevard Voltaire, il guettait avec inquiétude les premiers signes de la nuit à travers les vitres givrées de la fenêtre et les branches des platanes, luisantes et nues en contradiction avec la promesse des dieux, à savoir que les platanes ne perdraient jamais leurs feuilles parce que ce fut sous un platane qu’en Crète le taureau intolérablement blanc aux cornes en demi-lune, après l’avoir ravie sur une plage de Tyr ou de Sidon – en l’occurrence cela revient au même – viola, comme on le sait, la nymphe atterrée.
Morvan le savait. Et il savait aussi que c’était au crépuscule, lorsque cette boule de fange archaïque et usée qui tourne, obstinément, déplaçait le point où ils s’agitaient, lui, Morvan, et cet endroit appelé Paris, l’éloignant du soleil et le privant de sa clarté dédaigneuse, il savait que c’était à cette heure-là que l’ombre qu’il poursuivait depuis neuf mois, proche et pourtant aussi insaisissable que sa propre ombre, avait coutume de sortir de la mansarde poussiéreuse où elle somnolait et s’apprêtait à frapper. Et elle l’avait déjà fait – tenez-vous bien – vingt-sept fois.
Prépare-toi, lectrice, lecteur, ma toute belle, à plonger dans les méandres d’esprits tortueux, torturés, égarés et égarants, avec toute la délectation que nous offre l’écriture complexe et piégeuse de Juan José Saer. Piégeuse, car une fois emportée par le rythme endurant et digressif de ses phrases, impossible d’en sortir !
Pigeon Garay revient donc en Argentine après vingt ans d’absence. Il y retrouve son vieil ami Tomatis ainsi qu’un ami de celui-ci, le plus jeune Soldi, alias Pinocchio. Son retour au pays se double de l’entrée dans une énigme littéraire, celle d’un mystérieux dactylogramme retrouvé dans les affaires du récemment décédé poète Washington Noriega, dont l’auteur et la date d’écriture restent inconnu-es et qui conte la guerre de Troie depuis la conversation de deux soldats, l’un jeune, l’autre âgé. Pigeon est aussi confronté à ses propres mystères, celui de sa redécouverte de ce pays retrouvé après vingt années et celui de son frère, Chat, mystérieusement disparu sans laisser de traces.
Tandis qu’il raconte à ses amis l’enquête sordide du commissaire Morvan qui a défrayé la chronique parisienne, les réflexions de chacun se mêlent et tracent des chemins improbables, apportant des eaux troubles à des moulins aériens. Chacune des enquêtes, la littéraire, la policière, la familiale, plonge doucement dans l’intime, dans la psyché, les trames s’entre-nourrissent et s’effilochent, se retissent et se dispersent.
Juan José Saer s’amuse avec les genres, il nous propose un magnifique personnage de commissaire qui erre dans les rues brumeuses de Paris et dans le labyrinthe des esprit criminels les plus terrifiants. Il nous promène en parallèle dans la construction d’un récit narratif, ce que l’on y trouve, ce que l’on y met, ce que l’on y cherche aussi. Que ce soit dans cette violente et trouble enquête policière, ce mystérieux roman entre deux soldats qui voient et vivent différemment une même guerre ou encore le puzzle inachevé d’une vie presque multiple entre deux continents, on se perd et se plaît à chercher une vérité dont l’unicité est, à n’en pas douter, inexistante.
Une enquête qu’on garde en tête longtemps, et dont on se surprend à chercher, encore et toujours, une résolution qui nous est propre. Un vrai bonheur littéraire !
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon
Le Tripode
190 pages