Ancienne ingénieure et enseignante d’anglais dans une petite ville des Sudètes, Janina Doucheyko vivait tranquillement, bercée par les visites de son ami inconditionnel de Blake, sa rédaction d’horoscopes et autres analyses astrales et sa passion pour la nature sauvage et grisante qui l’entoure. Mais Mme Doucheyko est énervée, car cette merveilleuse nature est souillée et ses beaux et sauvages membres, cerfs, renards et autres animaux à fourrure, tués et braconnés par des chasseurs incultes et barbares. Alors lorsque son voisin, braconnier notoire et homme rustre, est retrouvé mort, ouvrant le bal d’autres cadavres de fripouilles du même acabit entourés de traces de pattes et fourrures animales, Mme Doucheyko s’interroge : les animaux auraient-ils décidé de se venger ?
Gentiment barrée, Mme Doucheyko vit dans son monde, un monde dans lequel les astres guident nos pas, et la poésie de Blake nous emmène dans de belles balades en République Tchèque. Un univers dans lequel la nature est sacrée et les animaux, insectes et tout autres manifestations vivantes non humaines un réceptacle de la puissance et de la beauté du monde. Alors quand les braconniers et les promoteurs copinent et conspirent, elle n’aime pas trop ça. Mais qui pourrait croire que les animaux se vengeraient ? Entourée d’une galerie de personnage marqués et marquants qui sont auréolés de la folie de douce de Janina Doucheyko (on n’a pas idée de s’appeler Janina…), nous nous retrouvons au cœur d’une enquête mystico-politique qui amène à réfléchir sur les thèmes très contemporains que sont la protection de la nature, l’empreinte de l’humain sur la planète et les moyens à donner à la lutte. Avec son côté vieille hippie à tendance new-age, Mme Doucheyko passe pour la lunée du quartier, mais peut-être a-t-elle trouvé la clef de ces énigmes troublantes et inquiétantes.
Ignare comme je suis, je n’avais pas retenu ce nom (et il faut croire que le gros bandeau « Prix Nobel de littérature » n’était pas assez gros). Mais si l’histoire en elle-même est passionnante, l’écriture d’Olga Tokarczuk nous fait passer un niveau supplémentaire. Les personnages sont ciselés, originaux et très vivants, et la pensée décousue et pourtant tellement structurée de Mme Doucheyko nous enveloppe dans son cheminement, à travers les méandres de ses réflexions assez irrationnelles au premier abord, mais qui prennent doucement de l’épaisseur, jusqu’à nous faire nous demander, à nous aussi « et pourquoi pas ? ». Son excentricité et sa marginalité ne vont à la longue que renforcer le sentiment d’injustice devant non seulement l’incrédulité des autres face au discours de celle qui est surtout vu comme la sorcière du fond des bois, mais aussi et surtout devant l’impunité totale des puissants, les premiers à trafiquer et à braconner, et le rejet de la justice devant les démarches légales lancées à maintes reprises par Mme Doucheyko pour défendre ses convictions.
Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.
Si seulement ce soir-là j’avais consulté l’éphéméride pour voir ce qui se passait dans le ciel, je ne me serais sans doute pas couchée du tout.
Roman policier bien ficelé et réflexions poussées sur l’écologie, la domination des élites dans chaque strate de la société et le regard sur les femmes, Sur les ossements des morts est un roman non seulement prenant et passionnant mais aussi très intelligent sur des questions qu’il faut toujours se garder dans un coin de la tête (c’est sans doute pour ça qu’Olga Tokarczuk a décroché ce prix Nobel !).
Traduit du polonais par Margot Carlier
Éditions Libretto
288 pages