Dans les rues de Buenos Aires, grandes avenues ou sombres impasses, grands parcs et ponts autoroutiers, on croise des dealers et des prostituées, des joueurs de cumbia et des auteurs à succès. Des maris jaloux, des femmes trompées, des familles avec un trou, desaparecidos, et des cafés péronistes.
Buenos Aires est un endroit tellement invraisemblable qu’il fallut la construire deux fois. La première, c’est Pedro de Mendoza qui s’en chargea. L’Adelantado y avait investi tout l’argent pillé durant le sac de Rome pour monter une fabuleuse expédition ; on pensait alors qu’il existait aux Indes une plante capable de soigner la syphilis, dont il était atteint. Ce fut un désastre : trahi par Alonso de Cabrera, qui avait vendu leurs provisions au plus offrant, Pedro de Mendoza et ses hommes se retrouvèrent acculés par les Indiens Querandies et la faim. Les habitants de ce petit hameau précaire qu’était alors Buenos Aires n’eurent d’autre choix que d’inclure dans leur menu leurs bottes, leurs ceintures mais aussi certains de leurs compagnons. Les deux mille hommes de l’expédition connurent des destins divers ; parmi ceux qui avaient choisi de rester dans la ville, seuls deux cents purent être sauvés et récupérés, dans un état lamentable.
Plus tard, lorsque le Río de la Plata servit à transporter les richesses extraites des mines d’argent du Potosí, Buenos Aires fut reconstruite. On y installa un fort pour éviter les attaques des pirates et une douane pour contrôler l’exercice du commerce. Les habitants de cette nouvelle Buenos Aires voyaient passer sur les eaux troubles du fleuve les bateaux négriers chargés d’esclaves capturés en Afrique Occidentale, qu’on envoyait travailler dans les mines. Et ceux qui revenait du Potosí avec leurs coffres bourrés d’argent et de métaux précieux. Cette situation attira très vite les contrebandiers. En quelques années, Buenos Aires devint une ville prospère grâce aux trafics illégaux en tout genre, et l’incroyable arborescence de délits et crimes qui la structurait faisait parfois obstacle à la contrebande elle-même. La ville devint plus importante qu’Asunción et Lima au niveau économique et stratégique.
Dans la veine des autres volumes de la collection Villes noires chez Asphalte, 14 auteurices portègnes nous emmènent visiter chacun un quartier de la grande Buenos Aires. Du touristique San Telmo au bidonville en plein centre de la Villa 31, et de Nuñez à Mataderos, on traverse la ville du Nord au Sud, d’Est en Ouest et de haut en bas, géographiquement et socialement parlant.
Divisé en trois parties, Buenos Aires noire nous propose donc une exploration géographique et thématique de la capitale la plus européenne d’Amérique du Sud : amour, infidélités et crimes imparfaits. On y trouvera des histoires d’amour perdu, d’amour propre, d’amour desaparecido (car la dictature et l’histoire déchirée et déchirante du pays n’est jamais loin) … Sous ces thématiques et à la lumière crue d’un lampadaire, dans l’humidité de l’automne ou sous la chaleur écrasante de l’été argentin, quand l’électricité ne tient plus et que le marteau solaire rend fou la plupart, ce sont les crimes d’une cité portuaire centrale, d’une ville riche dans un pays qui se donne à voir comme un havre de paix et de prospérité tandis que ses voisins subissent dictatures, guerillas et tempêtes. Les guerres du narcotrafic, la corruption politique et policière liée à la drogue ou pas, les héritages des dictatures militaires et du péronisme, le racisme qui ressort de quasiment toutes les nouvelles tout comme les violences sexuelles. La musique, aussi, et la littérature, bien sûr.
La blague veut que les Argentins soient les seuls habitants d’Amérique du Sud descendants surtout des bateaux plutôt que des populations indigènes, et les Portègnes en seraient la crème (ou la lie, selon le point de vue, (Les suicidés du bout du monde, de Leila Guerriero)).
Et quid des auteurices alors ? Le tourisme c’est bien, mais les guides ? Et bien lectrice, lecteur, ma douce brise des bons vents marins, les guides sont de qualité. Si certaines nouvelles m’ont moins touchées que d’autres pour des raisons de goût personnel, nous avons ici une jolie sélection et chaque nouvelle se démarque par son sujet, son traitement, son style, sa plongée dans les psychés portègnes, ou un peu tout à la fois. J’ai bien évidemment un énorme coup de cœur, une très grosse faiblesse, pour la nouvelle de Gabriela Cabezón Cámara qui nous ramène dans une des villas miserias de la capitale, comme elle l’avait fait dans le terriblement magnifique Pleines de grâce. L’histoire de Pablo de Santis dans le quartier de Caballito auprès d’un photographe de presse m’a également beaucoup touchée, dans sa forme, comme dans son sujet qui nous montre les grandes conséquences d’un geste anodin, les violences inextinguibles et leurs résonances particulières dans une piscine vide. Enfin, celle de María Inés Krimer à Monte Castro a terminé de me sécher, tant sa rudesse et son efficacité, enrobée de la chaleur bitumineuse des nuits inflammables m’est restée collé aux cheveux et sur la peau.
Trois mises en avant, mais vraiment, toutes excellentes. Ariel Magnus termine le recueil avec une histoire qui mêle avec équilibre absurde et malaise pour bien nous achever quand Claudia Piñeiro l’entame avec une trame a priori classique mais donc la noirceur et le cynisme nous montre bien à quoi nous attendre.
Un parfait recueil qui permet de découvrir une belle troupe d’auteurices et de plonger dans les rues de Buenos Aires aux côtés de celleux qui la connaissent et l’aiment le mieux, que ce soit d’un amour profond, rageur, rejetant ou rejeté, un amour sincère ou dépité, complexe et enfiévré. Un recueil qui rappelle à quel point les villes résonnent et incarnent les sentiments humains les plus forts et transpirent par leurs murs de béton, leurs avenues brillantes et leurs places arborées la prégnance de l’histoire et la lourde noirceur des âmes.
Auteurices : Verónica Abdala, Leandro Ávalos Blacha, Gabriela Cabezón Cámara, Pablo de Santis, Inés Garland, María Inés Krimer, Ariel Magnus, Ernesto Mallo, Enzo Maqueira, Inés Fernández Moreno, Elsa Osorio, Alejandro Parisi, Claudia Piñeiro, Alejandro Soifer
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Olivier Hamilton et Hélène Serrano
Éditions Asphalte
210 pages