Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Les aventures de China Iron – Gabriela Cabezón Cámara

    Connaissez-vous Martin Fierro ? Figure littéraire argentine, il est l’incarnation du gaucho, le cow-boy argentin qui fait tourner ses bolas dans la pampa, seul parmi ses bêtes dans des kilomètres carrés de vastes espaces désertiques.
    Martin Fierro a été recruté pour aller combattre les indigènes. Il déserte et, à son retour chez lui, sa femme s’est fait la malle avec ses enfants. Martin en profite donc pour aller combattre les injustices de son pays, parce que quitte à être hors-la-loi autant y aller à fond.

    Et sa femme alors ? Où s’en est-elle allée ? C’est à elle que s’intéresse Gabriela Cabezón Cámara. Martin Fierro enrôlé, qu’advient-il d’elle ?

    Ici, Mme Fierro a 14 ans. Mariée de force à son gaucho de mari, elle lui a donné 2 enfants. Et lorsque l’armée l’emporte loin d’elle, elle y voit le chemin vers la reconquête de sa liberté. Laissant ses enfants à un couple de vieux du pueblo, elle part aux côtés de la britannique Elizabeth, Lisa, Liz, une rousse flamboyante qui part, elle, récupérer son écossais de mari indûment enrôlé de force dans l’armée argentine et, au passage, l’estancia qu’ils sont censés gérer.
    Pendant ce voyage, Mme Fierro va se construire un nom, d’abord, s’approprier ce sobriquet de China et le modeler à son image, tout comme le nom de son mari. Puis son corps, puis sa vie. En compagnie de Liz et d’Estreya le chiot, puis de Rosa, le gaucho solitaire croisé sur le chemin, elle va découvrir la pampa et ses habitants, humains, animaux, minéraux.

    Je te le dis tout de go, lectrice, lecteur de mon cœur, je n’ai pas lu la geste épique de Martin Fierro le gaucho. Déjà parce que les gestes épiques c’est pas trop ma came, je l’admets, et ensuite parce que je préfère sa femme, au gaucho. Et toi aussi, tu vas voir.

    China ne sait pas grand-chose du monde, ça elle le sait, mais elle le sent comme personne. Elle déborde d’amour, de curiosité et d’envie de comprendre, elle se gorge de la beauté et de la sensualité de ce qui l’entoure. Elle découvrira l’amour, le beau, l’enivrant, dans les bras de sa Liz. Avec elle, elle apprendra aussi la culture britannique, ces lointaines contrées humides et grises, fantasmatiques enveloppées de son smog mystérieux. Elle rencontrera d’autres hommes, le doux et atypique Rosa, d’abord, puis le colonel Hernandez, maître désobligeant d’une estancia. Enfin les indigènes, qui épousent ce paysage onirique et transperçant et l’habitent en communion.

    Initiation, découverte, fantastique, queer, ce roman se glisse par le chas de nombreux genres et nous les glisse tous entre les lèvres. Par son écriture d’une poésie chaude et charnelle, l’autrice nous imprègne des paysages incroyables et changeant de l’Argentine. Mais dans son voyage, China Iron n’est pas une jeune fille naïve à la recherche d’un but. L’esprit acéré, elle comprend très vite le monde qu’elle découvre, ses rapports de force, ses contraintes et ses espaces de liberté. Elle prend à gorgées pleines les plaisirs et la beauté des gens, des sites, des ciels qui la font danser comme elle crache aux pieds de ceux qui asservissent, contraignent, dominent et ignorent.

    C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre. 

    Les aventures de China Iron est un merveilleux conte qui interroge la place des mythes dans nos sociétés et qui, dans une explosion de rage vivifiante, de mots, d’éclairs et de morceaux de ciel, dissémine la passion et la liberté dans le moindre interstice du monde et de nos êtres. Et Saint-Nectaire sait qu’on en a bien besoin.

    Traduit par Guillaume Contré
    Éditions de l’Ogre
    246 pages

  • La fabrique d’Absolu – Karel Čapek

    Le président du Conseil d’Administratif des entreprises MEAS, G-H Bondy, est bien aise : son ancien camarade de poytechnique l’ingénieur Marek a inventé quelque chose d’incroyable ! Entendez donc, une chaudière, qui avec un simple et petit morceau de charbon, peut produire de l’énergie pendant des jours et ne produit aucun déchet. AUCUN ! Et ce cher Ruda Marek veut faire don de son invention. N’est-ce pas formidable ? Bon, évidemment, il doit y avoir baleine sous gravillon. Le Carburateur, comme il a été bien mal baptisé, n’est pas si zéro déchet que ça. Presque, mais pas tout à fait. Il produit un résidu, invisible, inodore. Un résidu qui s’immisce dans l’esprit des gens et développe instantanément leur mysticisme. Il émane de ces Carburateurs de l’Absolu !

    Mais crénom, est-ce une raison pour ne pas exploiter cette merveilleuse et si rentable invention ? Non, pas pour le président G-H Bondy, qui lance la production à la chaîne de Carburateurs et mise sur leur exportation massive ! Après tout, qu’est-ce qui pourrait mal se passer ?
    Pourtant, comme l’avait craint l’ingénieur Marek, l’Absolu n’est pas si anodin. Cela commence par des crises de foi, des miracles (lévitation, guérison), des banquiers qui vident les coffres au profit des plus pauvres, des propriétaires qui donnent leurs immeubles aux locataires. Mais l’Absolu n’a pas fini de nous épater. Il s’empare également des machines et apprend à produire. Avec quelle puissance ! Le plan quinquennal de l’URSS ne s’en remettrait pas. Il tisse, coupe, cloute, débite et démonte avec une efficacité toute surnaturelle. Bien évidemment l’économie mondiale commence à en prendre un coup. Et ce n’était que le début…

    Car cette divinité, ce pouvoir céleste, qui est-il ? Quel Dieu se manifeste ainsi auprès des peuples ? Il n’y a pas de question plus coupante que celle-ci, et on sait, toi comme moi, lectrice, lecteur, de quelle manière notre chère humanité a tendance à y répondre. Derrière le ronronnement des Carburateurs, le conflit gronde.

    Le 1er janvier 1943, G.-H. Bondy, Président du Conseil d’Administration des Entreprises MEAS, était en train de lire les journaux comme n’importe quel autre jour ; il sauta quelque peu irrespectueusement les derniers communiqués des divers champs de bataille, esquiva la crise ministérielle, et plongea résolument dans la page économique du Lidové noviny. Il y tira quelques brasses, de-ci, de-là, puis se laissa porter et balancer par les vagues d’une amère rêverie.
    « La crise charbonnière, murmurait-il, l’épuisement des gisements miniers ; das le bassin d’Ostrava voici qu’on arrête l’extraction pour des années. Bon sang, c’est une vraie calamité. Il faudra faire venir le charbon de Haute-Silésie. Qu’on calcule de combien cela augmentera nos prix de revient, et qu’on vienne après cela me parler de concurrence. Nous sommes dans le pétrin ; et si l’Allemagne augmente ses tarifs, nous pourrons fermer la baraque. Et les actions de la Banque Industrielle sont en baisse. Bon Dieu ! Quelle situation impossible. Ah ! Saleté de crise ! »

    Si tu ne connais pas encore Karel Čapek, alors sois heureux·se, car c’est un émerveillement délectable qui t’attend, lectrice, lecteur. La fabrique d’Absolu ne me fera pas mentir, et montre encore une fois à quel point l’homme était brillant et fin connaisseur (pour notre plus grand malheur) de ses contemporains, jusqu’à nous. Tout le monde en prend pour son grade : les industriels bien sûr, mais aussi les universitaires, les chefs d’état, les religieux, les paysans, les communistes. Chacun, en tentant de tirer la couverture à soi, ne voit pas (ou refuse de voir) la bien plus vaste complexité de la situation et creusera la tombe de l’entendement et potentiellement de l’humanité.
    Čapek est fascinant de par l’intelligence et l’acuité de ses propos, portés par un style faussement léger, drôle, bien souvent moqueur. La contemporanéité de son regard et de ses histoires est frappante. Il a su saisir toute la complexité de son époque, jusqu’à la nôtre, sa noirceur, ses grandes questions, ses fardeaux et ses impasses.
    Et lire cela sous sa plume, ironique, noire et hilarante, aide à faire passer l’absurdité du quotidien !

    Traduit du tchèque par Jirina et Jean Danès
    La Baconnière
    294 pages

  • Dieu, le temps, les hommes et les anges – Olga Tokarczuk

    Un matin d’été de 1914, les gardes du tsar arrivent à Antan et emmènent avec eux Michel, le meunier. Geneviève, sa femme, le voit ainsi s’éloigner, sans savoir où, ni combien de temps, avec comme seul savoir que, plus loin, c’est la guerre, et le Tsar emporte tous les hommes au combat.
    Tandis que les hommes se battent, Geneviève continue à dévider les heures et les jours, portant son premier enfant, faisant tourner le moulin, attendant. C’est le milieu de son temps, et le début du temps des autres, de sa famille, de ses voisins, de son village. Car si Antan est un petit hameau calme et paisible, c’est aussi le centre de l’univers, et qui sait quel rôle il joue, alors que le monde bouge, se tord et défile.

    La famille Céleste, issue de Michel et Geneviève, croisera la famille Divin, enfants du père qui passe ses journées perché sur le toit du château, à changer des bardeaux.
    Dans le château, on croisera le châtelain Popielski, obnubilé par ses livres, puis par un étrange jeu que lui prête le rabbin. Un jeu qui déplie l’univers en mondes soumis au bon vouloir de Dieu.
    Dans les bois qui entourent Antan, la Glaneuse règne. Elle y connaît non seulement les secrets de la nature, les plantes, le temps et les légendes, mais elle est aussi sensible au passage du temps sur Antan. Elle ressent les vibrations particulières du village, pressent les événements.
    Parmi les mythes, on croisera un homme-bête, un noyé, une lune vengeresse. Peut-être même tout Antan ? Ou alors rien de tout ça n’est légendaire.

    Antan est l’endroit situé au milieu de l’univers.
    Le traverser d’un pas rapide du nord au sud demanderait une heure. De même, d’est en ouest. Et s’il prenait fantaisie à quelqu’un de faire le tour d’Antan d’une démarche tranquille, en examinant chaque détail, en réfléchissant à chaque chose, cela l’occuperait une journée entière. Du matin au soir.
    À la frontière nord d’Antan s’étale la route qui va de Taszow à Kielce, animée et périlleuse car elle engendre l’angoisse du vooyage. Cette frontière est placée sous la garde de l’archange Raphaël.

    L’expression est un peu galvaudée, mais c’est un roman-monde que l’on a ici entre les mains. Olga Tokarczuk fait de ce petit village d’Antan un creuset dans lequel s’engouffre le temps, l’histoire et les gens. On y suivra le parcours de chacun des habitants du village, du plus central au plus petit, car tous, et ici surtout, toutes, ont laissé quelque chose dans la terre d’Antan et donc dans le tissu du monde. Que ce soit Florentine, qui hurle à la Lune ou Isidor qui découpe le monde en quadruplets, chaque individu amène sa vie, ses sentiments, ses douleurs, sur le chemin que trace Antan.Ce roman fourmille, part dans tous les sens en gardant pourtant toute sa tête, et nous propose à nous de prendre, de garder, d’interpréter. Est-ce le châtelain qui, sans le savoir, gouverne au monde avec son jeu Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur ? Le père Divin, perché sur les toits, et qui observe avec détachement les malheurs qui s’abattent, a-t-il une responsabilité ?

    Tandis que les années passent, les hommes reviennent de ce qui sera, pour nous, la 1ère guerre mondiale, et reprennent bon an, mal an, le cours de la vie auprès des femmes et des enfants qui continuent à porter le fardeau du quotidien, qui lui ne dévie pas. Puis arrive le moment où d’autres soldats arrivent, arrêtent les Juifs, les exécutent ou les emmènent. Et encore d’autre soldats, puis un autre régime, puis d’autres métiers… les temps se succèdent, continus, sans appellation historique, seulement leur présence au quotidien, leur violence, leur improbabilité et la nécessité d’y survivre.

    Les femmes dans ce roman, sont particulièrement impressionnantes. Elles subissent mais elles avancent, elles savent, elles apprennent, elles tentent de transmettre. Parfois avec succès, parfois non. Mais malgré tout, et en pleine connaissance du fardeau qu’elles portent et que leurs mères avant elles ont traîné, elles s’accrochent. Dans les douleurs de l’enfantement, dans la noirceur de l’incompréhension, dans les affres dévorantes des passions amoureuses. Entières et complexes, les femmes d’Antan portent en leur sein le village et sa (sur)vie.

    Il y aurait encore tant à dire sur Antan, mais je vais conclure en te disant, lectrice, lecteur, que les prochains mots seront les tiens, car je ne veux pas non plus te perdre, alors que ce livre est d’une évidence lumineuse. Il faut lire Olga Tokarczuk, il faut lire Dieu, le temps, les hommes et les anges.

    Traduit du polonais par Christophe Glogowski
    Pavillons poche – Robert Laffont
    400 pages

  • Des oiseaux plein la bouche – Samantha Schweblin

    Ça commence par deux mecs un peu loubards (surtout un), qui s’arrêtent casser la dalle dans un routier. Mais le tenancier ne semble pas disposé à les servir. Dans un état second car sa femme gît au sol et lui, trop petit ne peut pas atteindre le frigo, au grand dam de ses clients.
    Ça continue sur une autre route. Une jeune mariée, après avoir répondu à un besoin pressant, s’aperçoit que son cher et tendre ne l’a pas attendu. Derrière les toilettes, elle découvre qu’elle n’est pas la seule à avoir subi cet abandon et se demande s’il vaut mieux succomber au désespoir avec ses compagnes d’infortune ou bien s’en arracher pour retrouver la vie.
    On croisera aussi cette jeune fille qui, après le divorce de ses parents et à leur grand désarroi, comment à se nourrir uniquement de moineaux vivants. Cet homme complètement affolé après avoir tué sa femme et avoir dissimulé son corps dans une valise qui se retrouve propulsé grand artiste contemporain par d’autres sans doute plus fous que lui, ou encore cet artiste-peintre un peu psychopathe sur les bords qui se lie d’amitié avec un dentiste et doit, pour lui, s’émanciper de son sujet de prédilection tout en découvrant le plaisir de s’attacher à un autre être humain.

    On trouve de tout dans ce bouquet de nouvelles toutes plus étranges et dérangeantes les unes que les autres. Parfois légèrement à côté du réel, suffisamment pour nous déstabiliser et nous interroger sur le sens de ce que nous vivons avec les personnages, et parfois c’est le regard même du personnage qui souligne l’improbable et le décalage de situations qui devraient être normales. Comme ce jeune homme qui doit faire ses preuves pour rejoindre un gang de Buenos Aires, ou ce petit garçon qui voit ses parents s’éloigner et sa mère se refermer sur elle-même.

    En se tournant vers la route, Felicidad comprend son destin. Il ne l’a pas attendue et, comme si le passé était palpable, elle croit distinguer au loin le faible reflet rouge des feux arrière de la voiture. Dans l’obscurité plane de la campagne, il n’y a que la désillusion et une robe de mariée. Assise sur une pierre près de la porte des toilettes, elle en arrive à la conclusion qu’elle n’aurait pas dû traîner, qu’il aurait mieux valu qu’elle se presse davantage. Elle trouve bizarre d’être là, à faire tomber les petits grains de riz accrochés aux broderies de sa robe, en rase campagne, sans autre perspective que les champs, la route et, au bord de la route, des toilettes pour femmes. 

    Des femmes désespérées

    Avec ses nouvelles, Samantha Schweblin interroge les rapports familiaux, les non-dits et les échanges vide de sens qui tuent, doucement, les relations humaines. Ces petits éléments parfois anodins prennent ici la dimension dévorante d’un gouffre sans fond (parfois littéralement, avec les nouvelles « Le creuseur » et « Sous terre »). Elle montre aussi les contradictions et l’absurdité de notre rapport à la société et aux normes, notre angoisse quand celles-ci disparaissent et notre peur, au moment de les retrouver, de comprendre leur incongruité.

    236 pages
    Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil

  • Je suis la reine – Anna Starobinets

    En 6 nouvelles, très courtes ou plus développées, Anna Starobinets impose son univers fantastique, entre glauque et gêne, et nous met en porte-à-faux avec la réalité. Juste un peu en décalage, comme ses personnages, qui voient leur quotidien s’enrayer un brin et, doucement mais sûrement, dérailler et emmener avec lui leur conscience, leur lucidité.

    Dans la première nouvelle, le petit Sacha doit choisir entre respecter les Règles qu’une voix lui édicte dans sa tête, et dont l’infraction serait la cause de grands malheurs, et obéir à ses parents, qui ne comprennent pas les comportements aberrants de leur fils.

    Les terreurs enfantines et la recherche de sens à l’incompréhensible guident les réflexions terrorisées de Sacha, pour qui, finalement, le fonctionnement est simple : s’il suit à la lettre les Règles, de plus en plus contraignantes, tout ira bien. Si au contraire il échoue, alors la punition sera terrible et il en portera le lourd poids de la responsabilité.

    « Les crevasses de l’asphalte faisaient la loi. Telle une menace. Il y en avait trop, elles brisaient le rythme. Sacha trottinait dans la rue, ses mains moites enfoncées dans les poches de son jean. Pour avancer, la règle était la suivante : quatre petits pas, enjamber une crevasse, repartir du pied droit, encore quatre pas, puis re-crevasse, noire, rongée sur les bords, et repartir du pied gauche.. le problème c’était que les crevasses tombaient tantôt au troisième, tantôt au deuxième pas, l’obligeant à ralentir brutalement. Il trébuchait, changeait précipitamment de pied, mais ce n’était jamais le bon qui se retrouvait à enjamber la crevasse. Et ça le terrifiait. »

    Dans la seconde, Dima, monte dans le train de nuit entre Rostov-sur-le-Don et Moscou pour aller y acheter un chien. À son réveil, sa vie aura changé de sens et ses repères se seront faits la malle. Un effet de l’alcool ou une fuite en avant ? Dima va devoir jongler entre souvenirs et fantasmes et choisir ce qu’il préfère, au risque de tout perdre.

    La troisième nouvelle, la plus courte, raconte l’histoire d’une soupe. Ou plutôt d’un homme qui oublie un jour une casserole de soupe au frigo et s’y attache un peu trop quand celle-ci commence à développer sa vie propre.

    Vient ensuite la nouvelle-titre, Je suis la reine. Le petit Maxime tombe malade après une balade en forêt et se comporte de manière de plus en plus étrange au fil des mois. Asocial, violent, isolé. Il se goinfre de sucre et fait des réserves, se coupe de l’école et terrifie sa sœur, qui refuse de s’approcher de lui. Que s’est-il passé lors de cette promenade ? Le petit Maxime serait-il possédé ?
    Cœur du recueil et plus longue des nouvelles, Je suis la reine en est aussi le climax dans ce qu’elle a d’insidieux et d’obsédant.

    La cinquième nouvelle nous présente une étrange Agence qui embauche des scénaristes pour rédiger les histoires de vengeance de leurs clients. Un matin, un client bien étrange, qui semble connaître notre narrateur, vient lui passer sa commande. Perplexe, le scénariste se met au travail, bien ue chamboulé par la haine qui dégouline de son client.

    Enfin, pour clore cette galerie décalée, nous rencontrons Yacha, qui se sent bien vide et silencieux en se levant ce matin. Une résonnance, un rythme lui manque. Est-on mort lorsque le cœur ne bat plus ?

    Les personnages d’Anna Starobinets subissent ce qui leur tombe dessus, sans vraiment le comprendre. Ils essaieront, comme Dima, de chercher une explication, ou suivront ce nouveau chemin qui leur fait prendre les ornières, dans lesquelles se cachent les monstres qui dévorent tout.
    Acide et dérangeant mais complètement fascinant, voici comment je pourrais décrire l’univers de Starobinets. Les phrases se succèdent, s’insinuant sous la peau, laissant leur traînée froide et malaisante, touchant au plus viscéral, et l’on s’agrippe, poussé par ce même instinct que les personnages des nouvelles, ce trouble morbide par lequel on glisse la main dans la masse grouillante et suintante de nos faiblesses, de nos vanités et de nos peurs.

    Folio SF
    Traduit par Raphaëlle Pache
    195 pages

  • La parabole du semeur – Octavia E. Butler

    Lauren Oya Olamina, jeune fille afro-américaine, vit dans une petite communauté de Californie, à quelques encâblures de Los Angeles. Elle habite dans une maison avec jardin, entourée de son père, sa belle-mère et ses trois demi-frères. Ses voisins, amis, et connaissances forment une communauté soudée et aidante. Leur quartier est ceinturé d’un mur et fermé par un portail dont peu ont la clef, car derrière, le monde devient fou. Le nouveau président des États-Unis rajoute de l’essence sur un feu déjà bien lancé, à base de grande sécheresse, de pauvreté galopante, de capitalisme guerrier et de drogues de synthèse. Lauren et sa petite communauté ont donc bien du souci à se faire…

    En sus, Lauren est une jeune fille particulière, elle est hyper-empathique. Elle ressent, subit la douleur des autres, ce qui n’est pas d’une grande aide lorsque l’on vit dans un monde hyperviolent où mort cruelle et torture longue font partie des amusements courants. Mais elle a autre chose à laquelle se raccrocher, pour garder espoir : sa foi. Fille de pasteur, cela peut sembler logique, mais elle remet à plat les préceptes dans lesquels elle a été élevée et commence la rédaction de sa propre doctrine : Semence de la Terre. En parallèle de ça, elle se prépare à devoir quitter son foyer en catastrophe, persuadée que leurs murs ne les protègeront pas indéfiniment.

    Nous suivons le quotidien de Lauren par les pages de son journal intime, qu’elle remplit régulièrement et parsème d’extraits de Semence de la Terre. Le quotidien lourd, sur lequel pèse non seulement la crainte de manquer de nourriture et d’eau, denrée rare et hors de prix, mais aussi la peur d’une attaque venue de l’extérieur, est à peine allégée par les moments plus doux auprès de son petit ami ou de ses ami·e·s, car pour ces jeunes gens l’avenir n’est que flammes et douleurs. Survivre jusqu’à 50 ans serait déjà formidable, y arriver en étant entier et entouré·e de ses proches quasi-miraculeux. La société états-unienne s’effondre, le travail est rare et les entreprises libres de mettre en place leurs propres règles, qui ressemblent à s’y méprendre à un retour de l’esclavage. À côté de ça, les drogues de synthèses connaissent un boum retentissant, notamment la pyro, qui provoque chez les usagers une fascination morbide pour le feu.
    C’est donc ce monde brutal et sans repère que Lauren va devoir dompter pour survivre. Mais son ambition est plus grande. Avec Semence de la Terre elle espère, un peu, le changer.

    « Samedi 20 juillet 2024

    Ce rêve, toujours le même, est revenu la nuit dernière. J’aurais dû m’y attendre. Il me vient quand je me débats, suspendue à mon crochet personnel, et m’efforce de faire comme s’il ne se passait rien d’inhabituel. Il me vient quand je m’efforce d’être la fille de mon père. C’est notre anniversaire aujourd’hui – cinquante-cinq ans pour lui, quinze pour moi – Demain, j’essayerai de lui faire plaisir, à lui, à la communauté et à Dieu. La nuit dernière, donc, j’ai refait ce rêve qui n’est qu’un mensonge. Il me faut le raconter parce que ce mensonge-là me trouble trop profondément. »

    Dur et bouleversant, La parabole du semeur l’est déjà parce que ce qu’Octavia E. Butler nous raconte ne paraît pas si loin de nous. Une Terre violentée par le réchauffement climatique, des populations abandonnées, victimes d’une dérégulation économique sauvage qui laisse un contrôle total aux entreprises et creusent de plus en plus les écarts entre les couches sociales. Les riches sont incroyablement riches et le reste a le choix, pour survivre, entre le vol, le meurtre, les drogues et l’esclavage. Quelques communautés, comme celle de Lauren, vivote en s’attachant à des valeurs de travail et d’honnêteté, mais on comprend vite, quand Lauren nous l’explique, que cette situation est tout aussi précaire.

    Elle l’est aussi grâce à son incroyable héroïne. Lauren Oya Olamina, est une jeune fille exceptionnelle. En tant que jeune femme noire, elle est encore plus consciente des dangers qui l’entourent et guettent sa famille. Comme hyper-empathique, elle comprend d’autant mieux la valeur de la vie et la brutalité du monde. Mais point de bienveillance bisounours ici. Pour vivre, il faut parfois tuer, et Lauren veut vivre. Elle veut que Semence de la Terre essaime et créé des communautés fortes de sa pensée, pour tenter, doucement, de changer un peu les liens entre les gens, en attendant que l’humanité aille semer dans le vaste espace.

    Octavia Butler tient ici un discours percutant, remuant et malgré tout encourageant sur l’avenir de l’humanité. L’effondrement des sociétés sous le poids des violences issues des conflits de classes, de l’exploitation des minorités et de l’épuisement des ressources naturelles trouve son opposé dans l’espoir d’une jeune femme pour qui tout reste encore possible. Si la Terre est perdue, l’humanité peut encore trouver son salut dans les étoiles en retrouvant des valeurs de partage, d’entraide et de respect de l’altérité. Une dystopie marquante et un grand roman contemporain.

    Au Diable Vauvert
    Traduit par Philippe Rouard
    362 pages

  • Trafalgar – Angélica Gorodischer

    Trafalgar Medrano est un voyageur de commerce vivant à Rosario, en Argentine. Habitué du café le Burgundy, il y retrouve régulièrement ses amis pour tailler le bout de gras. Car dans sa profession, on se balade pas mal et on en voit, des choses étonnantes et des gens étranges. Multi-produits, Trafalgar n’a de limite que ce que ses clients peuvent acheter et remplit le coffre de sa guimbarde de bois, de kaolin, d’ampoules, de matériel de lecture… Bref, tant que ça s’achète, ça vend !

    Et les amis de Trafalgar adorent quand il raconte ses histoires. Si la réserve de café et de cigarettes brunes est suffisante, alors il n’y a plus qu’à le laisser parler et n’en pas croire ses oreilles. Car Trafalgar travaille dans une vaste zone, qui dépasse la région de Rosario et l’Argentine. Il livre dans tout l’univers, sur des planètes et auprès de peuples que lui seul connaît et dont personne n’a jamais entendu parler. Une planète sans aucune lumière tant son soleil est faible, une autre est dirigée d’une main de fer par mille femmes, celle d’après est comme la Terre, mais quelques 500 ans plus tôt.

    C’est donc à chaque fois avec beaucoup de curiosité, d’impatience et un soupçon de moquerie, quand même, pour les manières et les habitudes de Trafalgar, que ses amis attendent ses récits. Et ce sont elles et eux, donc, qui vont nous les conter à leur tour. Au premier rang de ses fréquentations, l’autrice elle-même, Angélica Gorodischer, et quelques autres. Le récit initial étant raconté pas un tiers plutôt que Trafalagr (à une exception), la narration prend des libertés et les échanges avec Trafalgar, son comportement, son rapport aux autres et à sa vie prennent autant d’importance que l’anecdote qu’il confie devant ses cafés. C’est non seulement le récit qui compte, mais aussi la manière dont il est partagé, les rituels qui l’accompagne.

    « À dix heures moins le quart, la sonnette a retenti. C’était un jeudi d’un de ces insidieux printemps typiques de Rosario : le lundi, ç’avait été l’hiver, le mardi l’été, le mercredi ça s’était couvert au sud et dégagé au nord, et maintenant il faisait froid et tout était gris. Je suis allée ouvrir et c’était Trafalgar Medrano.
    – On est mal, lui ai-je dit, je n’ai pas de café
    – Ah non, m’a-t-il répondu, garde tes menaces pour toi. Je vais en acheter. Au bout d’un moment, il est revenu avec un paquet d’un kilo. Il est entré et s’est assis à la table de la cuisine tandis que je faisais chauffer de l’eau. Il a dit qu’il allait pleuvoir et je lui ai dit encore heureux qu’on ait fait tailler les troènes de Chine la semaine précédente. La chatte est arrivée et s’est frottée contre ses jambes. »
    Des navigateurs

    Ces récits présentés comme des nouvelles se lisent comme un roman (et il nous est demandé de conserver l’ordre des histoires pour la lecture, ce serait en effet dommage de s’en priver !) et joue avec toutes les facettes de la science-fiction. Gorodischer connaît son sujet et nous le montre avec talent et humour. Le voyage dans le temps, l’exploration de ruines, le gouvernement matriarcal, les multivers… Elle parsème également ses récits de références aux auteurs classiques et aux thématiques communes de la science-fiction et joue avec tout cela, tordant, détournant renversant les poncifs et y jetant Trafalgar, ses clopes, son café (et son intérêt très marqué pour les belles femmes) pour voir ce qui se passe.

    On gardera en tête que Trafalgar a été écrit en 1979, pendant la dictature. S’il était déjà aisé de voir quelques critiques et analyses sociales dans les récits voyageurs, cela devient d’autant plus fort pris sous cet angle. Des sociétés de castes meurtrières, des morts qui empêchent l’évolution d’une société, une reine en fuite pour d’obscure raisons, la conquête de l’Amérique Centrale et du Sud par les espagnols… On peut lire beaucoup sous les aventures rocambolesques de Trafalgar, donnant une dimension poignante et profonde à ces nouvelles truculentes.

    J’avais cette autrice en tête depuis un bon moment, et c’est une vraie belle découverte. Malheureusement peu traduite par chez nous, remercions La Volte grâce à qui nous pouvons découvrir cette grande dame de l’imaginaire et des lettres argentines.

    215 pages
    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré
    La Volte

  • Le sang de la cité – Guillaume Chamanadjian

    La cité de Gemina, sise au Sud d’une plus vaste région, est divisée en plusieurs quartiers, chacun régi par plusieurs ducs, au blason à la tendance animalière et aux alliances bien évidemment politiques et économiques. Cité maritime, ou tout au moins portuaire, Gemina s’entoure d’une double muraille et ses habitants semblent n’avoir que peu de contact avec l’au-delà, si ce n’est quelques marchands, notamment venus de Dehaven, la grande cité du Nord.

    Nohamux, plus couramment appelé Nox, est un jeune commis d’épicerie qui vit sous la protection du duc de la Caouane, la tortue de mer. Passionné de poésie, par l’histoire de la cité et joueur de Tour de garde, variation ouverte et à tendance collectionneuse des échecs, il est connu comme le loup blanc de par son passé et son métier, ce dernier lui donnant l’avantage de connaître et d’arpenter la ville qu’il aime tant.

    Mais qui dit sous la protection d’un duc dit, forcément, problèmes à venir. Et Nox n’y échappera pas, malgré son envie d’une vie simple, il se retrouvera au cœur des intrigues politiques de la ville. Il va aussi découvrir une partie de la cité qu’il ignorait et qui dissimule de sombres choses dans la brume…

    Une pièce d’argent pour un conte en or.
    C’est de cette manière que les histrions et les poètes apostrophent les passants. Il est rare qu’ils obtiennent ainsi plus d’une pièce de cuivre, mais la formulette est pour ainsi dire traditionnelle. Elle existait avant que leur congrégation déambule dans les rues avec un bandeau sur les yeux, avant les maisons. Certains disent avant même la création de la Cité.
    Une pièce d’argent pour un conte en or.
    Des dizaines de milliers de poèmes et chansons commencent ainsi. Des dizaines d’entre eux parlent de la ville, quelques dizaines du duc Servaint. Et une petite poignée parmi ceux-là a cru bon de me mentionner.

    Garçon très attachant et assez omnipotent, Nox fréquente donc toutes les sphères de la ville, aime la poésie, est attaché aux valeurs de l’amitié, de la franchise, de l’honnêteté et de la fidélité. C’est donc un garçon (un peu trop ?) bien. Il développe un lien particulier avec sa ville, dont il sent le rythme, les battements, les vibrations. Les mystères urbains, qu’ils soient issus de la stratégie humaine ou bien de la mythologie millénaire, vont bien vite mettre à bas ses idéaux et lui mettre le nez dans la violence du monde qui l’entoure.

    Le sang de la cité est le premier tome d’une saga ambitieuse et qui était attendue avec impatience par les fans du genre ! Le cycle va se répartir entre Gemina et Dehaven, chaque ville ayant droit à trois tomes, leur histoire étant sous la responsabilité de deux auteurs différents. Guillaume Chamanadjian a donc sous sa plume la vie de Nox, de sa bande, et surtout l’histoire de Gemina.
    Un premier tome très prometteur, qui met sur le devant de la scène un héros certes un peu lisse, mais dans un univers assez intrigant et très bien posé, dont les ramifications lancées mettent en bouche un goût de sel et d’épices, dont on reprendrait bien une cuillère.

    S’il faudra attendre un an pour retrouver la capitale du Sud, le prochain tome est prévu, lui, pour cet automne, et nous emmènera à Dehaven, la ville du Nord, sous la plume de Claire Duvivier (oui oui, le merveilleux Long voyage), et là, j’ai vraiment, mais vraiment hâte !

    405 pages
    Aux forges de Vulcain

  • Floralies – István Örkény

    Áron Korom est un jeune réalisateur ambitieux de la télévision hongroise. Pour montrer son talent et sa vision moderne et avant-gardiste, il propose à son supérieur un programme ambitieux, qui devrait révolutionner le petit monde de la télévision : il va filmer la mort de 3 personnes. Il démarche, rencontre et propose à des malades inconnus ou des amis qui profitent un chouïa trop des bonnes choses de les accompagner sur le chemin vers la dernière demeure. Áron veut montrer à ses concitoyens la vraie vérité de la mort, dépouillée de tout artifice, dans sa grande simplicité. Mais la mort elle-même finit par se soumettre aux desideratas de la télévision !

    István Örkény m’avait déjà régalée de son sens de l’absurde dans le plutôt foutraque Les boîtes, qui donnait déjà bien envie d’y revenir (je t’en parlerai sans doute un de ces quatre tiens, ça fait longtemps que je ne l’ai lu !), c’est donc en toute confiance que je me suis saisie de ce Floralies et de son histoire bien tant moderne, pour un récit des années 70 ! Après le déferlement et l’omniprésence de la télé-réalité depuis le début des années 2000, en tant que show mais aussi comme manière de mettre en scène à peu près tout et tout le monde, le sujet semble presque anachronique dans la Hongrie 70’s. Et pourtant…
    Örkény pointe avec malice les manies d’une industrie télévisuelle qui déjà se regarde produire des images qu’elle rêve novatrices et dévastatrices, bouleversantes et addictives, mais aussi d’une société dont les individus, très centrés sur eux-mêmes, voient également leurs intérêts et ne sont pas aussi naïfs et purs que le voudrait Áron. Finalement, qui de la télévision ou de la société est le plus cynique ?

    « Monsieur le ministre,
    Veuillez me pardonner de déranger un homme d’État important et chargé de responsabilités pour une affaire d’allure si insignifiante, mais cela fait trois ans que je travaille à la télévision comme assistant de réalisation, et on ne m’a encore jamais confié aucun programme sérieux ; et quand c’est moi qui fais une proposition, on la rejette. C’est ainsi, par exemple, que l’on vient de me refuser le tournage du documentaire Notre mort.  D’après mes supérieurs, la mort n’est pas un bon sujet, car tout le monde en a peur, alors que d’après moi, nous la craignons précisément parce que nous n’en parlons jamais, et que donc nous ne la connaissons pas. Depuis que le nombre des croyants a baissé et que nous avons perdu la perspective réconfortante de la vie dans l’au-delà, nous pesons à l’inéluctable, impuissants et désorientés, comme à quelque chose d’horrible et d’épouvantable. »

    Court et efficace, ce roman est un vrai plaisir d’humour noir et d’absurde comme l’Europe centrale sait nous en écrire et montre à quel point certaines absurdités modernes l’étaient déjà il y a quelques décennies, et que cela ne nous empêche pas de nous y jeter les yeux fermés…

    160 pages
    Traduit par Jean-Michel Kalmbach
    Éditions Cambourakis

  • Douze contes vagabonds – Gabriel García Marquez

    Les douze contes qui composent le recueil ont été écrits à des périodes différentes et ont connus des vies antérieures. Scénarios, récits pour la presse, ces contes auront vagabondé du bureau de l’écrivain à sa corbeille, se seront perdus dans sa mémoire et dans son bureau avant de venir se poser mystérieusement sur nos tables de chevet.

    Ils vagabondent sur le globe, en Europe. Point d’Amérique latine dans ces contes, au premier abord, on se balade de Paris à Rome, en passant par Genève et Barcelone. Mais ces villes du vieux continent sont arpentées, découvertes, habitées par des latino-américains. Un ancien président d’un pays caribéen à la recherche d’un diagnostic, une vieille femme à la recherche du Pape, deux jeunes garçons à la recherche de l’aventure et de la liberté… Les protagonistes des contes vagabondent, eux aussi, dans les rues, dans leurs pensées ou dans leurs vies et Garcia Marquez nous laisse dans leur sillage. Lui aussi explore, sous ce format conte, il s’amuse au récit de fantôme, d’angoisse, à la poésie, au drame et passe de l’un à l’autre avec une facilité enivrante. Les histoires banales prennent une dimension céleste, les faits divers se parent d’une sourde beauté et les drames d’une insondable poésie.

    Un soir, en rentrant à la maison, nous trouvâmes un énorme serpent de mer cloué par le cou au chambranle de la porte. Noir et phosphorescent, il évoquait un maléfice de gitans avec ses yeux encore vivants et ses dents de scie dans ses mâchoires écarquillées. J’avais neuf ans à l’époque, et j’éprouvai une terreur si vive devant cette apparition de délire que ma voix se brisa.

    Chaque protagoniste vit un arrachement, un déracinement, qu’il soit culturel, familial ou géographique, son environnement proche est bouleversé pour un temps (de vacances) ou pour la vie. Cet arrachement, plus ou moins violent selon sa cause, vient se heurter à un événement inédit, baroque, abscons, ou se retrouve juste confronté à la vacuité de la vie et cherche du sens parce qu’il faut bien en trouver, pour pouvoir avancer.
    Avec un certain humour, décalé et moqueur, Garcia Marquez nous confronte, nous aussi, à cette absurdité, cet étonnement des petites choses quotidiennes et des grands bouleversements. Ce sont bien souvent les premières, d’ailleurs, qui nous chamboulent le plus.

    Je noterai particulièrement les 4 derniers contes du recueil, Tramontane, L’été heureux de Mme Forbes, La lumière est comme l’eau et La trace de ton sang sur la neige, qui terminent dans une éclaboussure de poésie et d’émotion cette balade fantasque, qui donne envie de suivre d’autres chemins !

    159 pages
    Traduit par Annie Morvan
    Le livre de Poche