Auteur/autrice : Marcelline Perrard

  • Cochrane vs Cthulhu – Gilberto Villarroel

    Napoléon vient de revenir de son exil sur l’île d’Elbe et tient à prendre sa revanche et à montrer au reste de l’Europe (et surtout aux Anglais), de quel bois il se chauffe. Dans sa stratégie de défense du littoral, le fort Boyard, destiné à protéger l’arsenal de Rochefort, semble tenir une place importante. Mais lorsque des artefacts mystérieux sont retrouvés pendant les travaux, c’est un danger bien plus grand que les Anglais qui émerge de la brume…

    Le capitaine Eonet, en charge de la garnison du fort, attend de pied ferme les experts envoyés par l’Empereur pour étudier ces étranges découvertes. Cependant, ces fameux experts sont précédés par une prise de choix : Lord Thomas Cochrane, de la Royal Navy. Ennemi farouche de l’empire français et marin aussi efficace que brutal, il s’est fait un nom au charbon dans le cœur des soldats français après avoir été l’instigateur du tragique épisode des brûlots, dans cette même rade, qui a vu partir en flammes une partie de la marine française. Cette prise surprise est pour Eonet une bénédiction. Seulement, d’autres dieux vont venir se mêler à la rencontre, et les deux ennemis vont devoir dépasser le mépris et la rage qui les tenaillent pour survivre aux prochains jours.

    Tu aimes l’aventure ? Les héros, les vrais, en bottes de cuir, chemise déchirée, cheveux hirsutes et courage démesuré ? Parfait.
    Tu aimes les grosses bêbêtes, surtout à tentacules ? Encore mieux !
    Tu n’as jamais entendu parler de Cthluhu ? C’est pas grave, eux non plus.

    Personnage peu connu, me semble-t-il, dans nos contrées, Thomas Cochrane est pourtant célèbre non seulement sur sa terre britannique natale, mais également en Amérique latine, pour sa participation et son soutien lors des guerres d’indépendances péruvienne et chilienne. Il est l’incarnation parfaite, avec son camarade d’infortune le breton Eonet, de l’aventurier dumasien. Honnête, courageux, dur et brave. Villaroel renoue avec beaucoup de talent avec cette tradition du roman héroïque et nous livre une aventure aux petits oignons, passionnante et cinématographique en diable. Sens de l’honneur, sacrifice, méchants très détestables, amitié improbable mais indéfectible, tout est là !

    Les aficionados des créatures lovecraftiennes se feront plaisir avec cette réécriture de l’Appel de Cthulhu et la mise en scène de ce mythe dans les eaux de l’Atlantique. Les non-connaisseurs ne seront pas pour autant perdus et chacun y trouvera son content, entre les fans de reconstitution historique ou les accros au fantastique.

    Loïc Eonet, capitaine des Dragons de la Garde Impériale de Napoléon 1er, terminait sa collation, composée de deux tranches de pain de campagne dur, de soupe de légumes, de reste de saucisson, d’un morceau de fromage et d’un pichet de vin rouge de Bordeaux, quand un soldat appela à la porte de la cellule de pierre où il avait installé son quartier général et l’informa que les sentinelles annonçaient l’arrivée d’un bateau. Eonet prit aussitôt son sabre réglementaire, mit sa capote, se couvrit la tête de son bicorne et sortit dans la cour, en faisant résonner sur les pavés les talons de ses bottes de cavalerie. 

    Un bon page-turner qui nous propose des héros comme on n’en fait plus beaucoup, avec talent et panache ! Une deuxième aventure du Lord est d’ores et déjà disponible, et, paraît-il, encore meilleure !

    Traduit par Jacques Fuentealba
    Aux Forges de Vulcain / Pocket
    480 pages

  • Terreur – Dan Simmons

    En 2014 et 2016, des plongeurs canadiens retrouvent dans les profondeurs glacées proche de l’île du Roi-Guillaume les épaves des HMS Erebus puis Terror. Ces deux bateaux rompus à l’exploration arctique avaient emmené le commandant John Franklin, le capitaine Crozier et plus de cent membres d’équipage à la découverte du mythique passage du Nord-Ouest. Cette route permettrait de relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en se frayant un chemin au milieu des îles du Grand Nord canadien. Partie en 1845, l’expédition a disparu corps et bien. Seul un message retrouvé en 1859 dans un cairn et écrit de la main de Crozier, capitaine du HMS Terror, apportera quelques lumières : pris dans les glaces depuis 1 an et demi, les survivants ont tenté leur chance et sont partis à pied à la recherche de leur salut. Il n’y aura plus de trace de l’expédition, jusqu’à la découverte des épaves.

    C’est de cette histoire dramatique et poignante, comme souvent les récits d’exploration, dont s’empare Dan Simmons pour Terreur. Il reprend, avec une fidélité incroyable, les événements connus sur l’expédition Franklin et complète les blancs pour proposer sa version de l’histoire. En plus du froid, de la banquise, des conserves abîmées et de la maladie, les hommes du Terror et de l’Erebus ont à affronter un ennemi terrible et insaisissable, un animal terrifiant et cruel, sorte de diable des glaces qui ne leur laissera aucun répit.

    De 1845 à 1848, nous retraçons d’abord l’histoire de l’expédition et de ces principaux acteurs, les figures majeures de l’exploration polaire que sont John Franklin et Francis Crozier et la centaine d’hommes sous leur commandement. Simmons nous fait passer d’un point de vue à l’autre, celui de Franklin ou de Crozier, mais aussi du jeune chirurgien de bord, ou de différents matelots. Chaque témoignage apporte sa pierre à l’épreuve que vivent les marins qui luttent contre le froid, la faim, la maladie, et la peur de cet animal sauvage qui les traquent et semble jouer et se jouer d’eux. Monstre sanguinaire qui observe ses proies à travers ses grands yeux d’obsidienne, se faufilant dans les labyrinthes des séracs et se camouflant dans la nuit arctique en attendant de déchirer de ses griffes les corps des frêles marins, la « bête » semble déchaîner les éléments contre l’expédition pour les garder sous son contrôle.
    Rester ou partir ? Affronter la violence de l’Arctique et de ce qui s’y trouve en espérant trouver de l’aide ou être retrouvé, il n’y a pas de bonnes solutions, si ce n’est celle d’aller jusqu’au bout, quelle que soit l’issue.

    70°05’ de latitude nord, 98°23’ de longitude ouest. Octobre 1847
    En montant sur le pont, le capitaine Crozier découvre que son navire est assiégé par des spectres célestes. Au-dessus de lui – au-dessus du Terror-, des plis de lumière chatoyante plongent puis se dérobent en hâte, tels des bras multicolores de fantômes agressifs mais au bout du compte hésitants Des doigts osseux d’ectoplasme se tendent vers le bateau, s’écartent, font mine de se refermer puis se retirent.
    La température a atteint -45° et descend à toute allure. 

    C’est un sacré tour de force que livre Dan Simmons avec Terreur. Outre la connaissance détaillée de ce qui est arrivé à l’expédition Franklin, l’homme maîtrise sur le bout des doigts tant le vocabulaire de la marine que celui des glaces, et cette précision, ce détail dans les descriptions des manœuvres, des lieux et des paysages qui entourent l’expédition sont pour beaucoup dans l’immersion et la fascination qui se dégage bientôt pour cette histoire. Les personnages sont extrêmement bien travaillés et leur évolution sur le fil du rasoir nous tient en haleine jusqu’aux dernières pages. Au fil des jours, nous sentons la folie les tenailler, tourner autour d’eux, la maladie, la fatigue et le découragement les pénétrer jusqu’aux os. Ces deux années d’immobilité, d’attente face à une mort dont on ignore quelle forme elle prendra mais dont on sent constamment la présence, dans un froid atteignant les -60°, dans une nuit d’encre, striée par les mouvements d’une créature incompréhensible et invincible morcellent et craquèlent les facultés des hommes, qui ne peuvent compter que sur leurs camarades pour garder espoir en une hypothétique survie.

    Traduit avec brio par Jean-Daniel Brèque, Terreur est un roman exceptionnel tant par sa documentation et sa précision, par l’épopée tragique qu’il nous conte et sa dimension dramatiquement humaine. Saisissant de bout en bout, le livre est sublimé par cette apparition fantastique, ce monstre sorti des glaces, tout autant créature tangible qu’incarnation des conditions apocalyptiques qui clouent le Terror et l’Erebus dans les glaces et dont on ignore des deux laquelle est la plus terrifiante. Un grand classique de la littérature, d’horreur, d’aventure, mais surtout de la littérature.

    Traduit par Jean-Daniel Brèque
    1049 pages
    Pocket

  • L’année suspendue – Mélanie Fazi

    Après un premier essai-témoignage qui a inauguré la collection non-fiction des formidables éditions Dystopia dans lequel elle partageait son long cheminement personnel sur les normes sociétales de la vie amoureuse, sexuelle, en couple, qui l’ont amené à chercher et expliquer en quoi cela ne lui correspondait pas et pourquoi ce n’était pas anormal, Mélanie Fazi a confié à Dystopia un second cheminement, encore plus personnel, directement issu du premier.

    Se découvrir autiste à 40 ans. Étonnant, pourrait-on penser, tant les idées et images préconçues sur l’autisme sont nombreuses et chargées. Pourtant une proportion non négligeable de la population, surtout chez les femmes, seraient sur le spectre sans le savoir. Et Mélanie Fazi, après avoir été confrontée à cette éventualité, a décidé qu’elle voulait savoir. Après le long travail qui l’avait amenée à Nous qui n’existons pas et la libération de vivre enfin en se connaissant mieux, c’est une nouvelle plongée dans le flou auquel elle fait face. Et c’est ce très long parcours du combattant qu’elle partage désormais avec nous. Cette année suspendue doit, à terme, lui donner une réponse non seulement sur ce qu’elle est, une nouvelle fois, mais aussi expliquer comment elle est, ce qu’elle ressent, donner un sens à cette impression de vivre à côté des autres, sur un rythme décalé. Avec beaucoup de recul et une analyse quasi ethnographique, Mélanie Fazi nous décrit ses questionnements et la démarche qu’elle a suivi pendant un an, jusqu’au diagnostic.

    Ça ne va jamais s’arrêter. Ce fut, je crois, ma première pensée quand les mots furent prononcés.

    Ce récit très personnel, et qui se veut comme tel, prend néanmoins une dimension universelle sous sa plume. Comme dans Nous qui n’existons pas, Mélanie Fazi nous pousse à nous interroger sur notre rapport au monde, aux normes, aux autres. C’est aussi et surtout un témoignage précieux sur un trouble dont on parle beaucoup à tort et à travers, qui fait l’objet de nombreux clichés et d’idées reçues alors qu’il est à lui seul tout un univers et déploie son spectre sur de multiples échelles. C’est un récit important sur le parcours complexe et ardu qui mène au diagnostic, sur la prise en charge et la connaissance même de celui-ci par les corps médicaux.

    L’année suspendue est finalement une plongée en soi qui va au-delà de l’autisme. Avec ce regard extérieur sur elle-même, Mélanie Fazi nous fait don d’un beau récit sur l’altérité, le rapport aux normes et à l’intime qui parlera en creux à tout·e·s, nous rappelant nos différences et l’empathie dont nous rêvons au quotidien. Le monde est vaste, nous sommes foison, et de cette multitude naît notre humanité. Témoignage important et remuant, L’année suspendue met non seulement en lumière la difficulté de prise en charge et de suivi des personnes sur le spectre de l’autisme, mais nous propose aussi de regarder le monde d’un autre œil : le sien, le nôtre aussi, diffracté, celui de l’ami·e qu’on ne comprend pas toujours, du collègue étonnant… Tous ces regards ne seront jamais tout à fait les mêmes et apporteront leurs richesses à notre besoin de sens.

    297 pages
    Dystopia Workshop

  • M Train – Patti Smith

    La grande prêtresse du punk excelle en beaucoup de choses, la première étant sûrement la maitrise des mots. Après Just Kids, petite merveille dans lequel elle nous racontait sa jeunesse et sa relation avec Robert Mapplethorpe, Patti Smith nous emmène cette fois en voyage dans différents lieux autour du monde, tous marqués par un souvenir, une présence, un fantôme.

    De Guyane, sur les traces de Jean Genêt au bagne, au Japon, guettant Murakami, c’est un tour du monde poétique et artistique que mène la poétesse. On y croisera entre autres Frida Kahlo, Burroughs bien sûr et les Beats, avec qui elle a cheminé ; une obscure société qui rend hommage à Wegener ; le très proche d’elle et indispensable Café’Ino, qui fournit à Patti Smith sa drogue et ses repères quotidiens. Elle y raconte cette maison délabrée au bord de l’océan à New York dont elle tombera immédiatement amoureuse et qui va essuyer la colère et l’aveuglement de l’ouragan Sandy, qui déferla sur la ville à l’automne 2012.
    La silhouette de son mari Fred « Sonic » Smith, mort en 1994, nous accompagne longtemps et leur amour transparaît à chaque instant.

    Mais parfois les repères disparaissent, et les souvenirs restent les seules choses auxquelles se raccrocher. Les voyages deviennent des pèlerinages qui bien souvent nous apprennent une leçon tout autre que celle que nous pensions trouver.

    Tous ces événements, toutes ces rencontres font remonter à la surface pensées, souvenirs et questionnements, que Patti Smith nous confie dans l’intimité de ses mots, dans la chaleur des ses émotions. Sans crainte et avec toute son honnêteté, elle partage ses peurs, ses défaillances, ses larmes, ses joies et ses espoirs.

    Bolaño et Murakami y côtoient Zak le cafetier et Sarah Linden, l’héroïne de la série danoise « The killing », la grande Patti étant à peu près aussi accro aux séries policières qu’au café !

    Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien.
    C’est ce que disait le cow-boy au moment où j’entrais dans le rêve. Vaguement bel homme, intensément laconique, il se balançait dans un fauteuil pliant, le dos calé contre le dossier son Stetson effleurant l’angle extérieur brun foncé d’un café isolé. Je dis isolé cas il semblait n’y avoir rien d’autre alentour qu’une pompe à essence antédiluvienne et un abreuvoir rouillé, où des taons volaient en rond au-dessus des derniers filets d’une eau croupie.

    Magnifiquement illustré par les polaroïds de la poétesse punk ou d’autres compagnons de ses cheminements, M Train est une magnifique bal(l)ade dans le monde intérieur de cette grande artiste qui s’ouvre avec pudeur et sincérité et nous enveloppe de la beauté et de la force des émotions d’une vie riche et remplie d’amour, d’arts et d’altérité.

    Traduit par Nicolas Richard
    Gallimard
    256 pages

  • Le retour au pays de Jossel Wassermann – Edgar Hilsenrath

    Jossel Wassermann, originaire de Pohodna en Bucovine, a fait fortune en Suisse et y est mort. Il lègue à son neveu une partie de sa fortune, et au shtetl le reste. Il veut aussi que le scribe du village écrive son histoire.
    Mais Jossel Wassermann meurt en août 1939, et quelques mois plus tard, les habitants du shtetl sont poussés dans des wagons à bestiaux, direction l’Est paraît-il. Mais va-t-on quand même à l’Est quand on y habite déjà ? Jankl le porteur d’eau a-t-il bien fait de cacher le testament de son oncle dans sa cour ? Cet héritage lui permettra-t-il d’épouser la fille du cordonnier ?
    Non, bien sûr que non, car il est fort à parier que Jankl, la fille du cordonnier, le cordonnier, et les autres, ne reviendront pas de ce voyage qui les emmène non pas vers l’Est, mais plutôt vers le Nord-ouest, dans la brume et les cendres d’une barbarie dont on devine des contours qu’on essaie d’effacer.
    Sur la route, le rabbin confie les mots des Juifs au vent, et les mots racontent au vent l’histoire du shtetl et l’histoire de Jossel Wassermann, dont les ancêtres posèrent malles et kippa à Pohodna sous le règne de François-Joseph. Famille historique du shtetl, les fils de vie des Wassermann se tissent avec ceux de Pohodna, mais aussi à ceux de l’empire austro-hongrois et des Juifs d’Europe. Ils seront les derniers souvenirs d’un petit village perdu dans l’immensité de l’Europe centrale, plongé dans les fracas métalliques des rages humaines et qui, d’un claquement de talon, disparut.

    Il avait neigé toute la nuit, mais au petit matin, quand les Juifs du schtetl se dirigèrent vers la gare avec leurs baluchons et leurs valises, les nuages s’écartèrent, et un petit morceau de ciel d’un bleu pâle s’ouvrit au-dessus de la gare. C’était très clair. Tout là-haut, le bon Dieu avait percé un trou dans les nuages pour voir encore une fois les derniers Juifs, avant leur départ. Peut-être aussi Dieu voulait-il voir le schtetl une dernière fois car les choses ne seraient plus jamais ce qu’elles avaient été.

    Edgar Hilsenrath nous promène par le bout du nez dans cette histoire douce-amère, au rythme imposé par cet humour piquant, acéré et grave, qui nous plonge dans des montagnes russes d’émotions. La succession d’anecdotes cocasses empreintes de cet humour juif qui cerne si bien l’absurdité des gens et du monde donne au texte cette pesante légèreté de l’histoire dont on connaît la fin avant même de commencer.

    Seul le vent sera là jusqu’au bout, et tentera de porter la parole des Juifs, de trouver du sens à la conservation de ces paroles, à cette transmission, car de quoi est-elle le symbole, si ce n’est de l’espoir que le monde continuera ?

    Traduit de l’allemand par Christian Richard
    Le livre de poche / Le Tripode
    315 pages

  • Voyage d’hiver – Jaume Cabré

    J’ai découvert Jaume Cabré il y a une huitaine d’années environ, avec le monstrueux Confiteor. Un jour je t’en parlerai, parce que je l’aurais relu, ou juste pour en parler, car ce roman est une merveille. J’avais été complètement dévoré par le rythme déroulé par Cabré pendant les pas loin de 800 pages de Confiteor, sans parler de l’histoire en elle-même, et, étonnamment, n’étais par la suite pas retournée vers ses textes. C’est donc par un heureux hasard qu’en flânant dans une Madeleine, je suis tombée sur ce recueil de nouvelles dudit Cabré. Tout prétexte étant bon à prendre, je suis repartie avec ce Voyage d’hiver sous le bras, impatiente et un peu intimidée quand même.

    De quoi en retourne-t-il ? De musique, d’abord. Le titre du recueil vient d’un cycle de Lieder de Schubert qui met en musique des poèmes de Wilhelm Müller (je vais arrêter d’étaler ma confiture ici, je ne connais pas ces poèmes, et découvre ces Lieder tandis que j’écris ces quelques mots). Schubert traverse donc le recueil, présence plus ou moins fantomatique, et avec lui la musique. Compositeur, facteur d’orgue, musicien, passionné, brisé… La musique est le gouffre des émotions invivables.
    La famille, la mort, l’héritage, la transmission sont parmi les thèmes abordés dans ces nouvelles. Parfois banales, légères ou caustiques, d’autres fois à fleur de peau, ironiques, tragiques, insoutenables. L’amplitude des compositions cabréienne est vaste, très vaste, et toujours d’une justesse magistrale.
    D’une salle de concert au cimetière central de Vienne, de la vallée de Sau à Treblinka ou d’Oslo au Vatican, les vies se déploient et s’abîment, par amour pour une enfant chérie dont on n’a plus de nouvelles, par cupidité, par regret, par peur (ou par courage ?), chaque personnage se débat avec ses émotions, avec sa vie, son sens et sa vacuité. Ce sont des générations qui se racontent, des variations sur un même thème qui s’essaiment sur les portées.

    Il ajusta le banc, aprce qu’il était un peu trop bas. Et pourtant il l’avait réglé à sa hauteur à peine une demi-heure plus tôt. Non, maintenant il est trop haut. Et il bouge un peu, tu vois ? Merde. Là, c’est bon. Non. Si. Il tira son mouchoir de la poche de son habit e s’essuya la paume des mains. Il en profita pour passer le mouchoir sur les touches immaculées, comme si elles étaient humides de la sueur d’autres exécutions.

    L’épilogue nous apprend que les nouvelles ont été écrites sur une vingtaine d’années, élément surprenant quand on voit le tout que forment ces histoires. Comme le dit Jaume Cabré, dans la vie toutes les choses sont en rapport les unes avec les autres, et toutes ces mesures indépendantes, une fois rassemblées nous fredonnent un bien beau morceau.

    Traduit du catalan par Edmond Raillard
    Actes Sud
    291 pages

  • Expiration – Ted Chiang

    Le nouveau recueil de Ted Chiang, après La tour de Babylone, commence par un conte des mille et une nuits, qui nous raconte le flux du temps et l’espoir que l’on peut trouver dans le voyage temporel. Il se poursuit avec la nouvelle qui donne son titre au recueil. Un peuple se retrouve confronté à la réalité de sa mortalité et l’imminence de sa fin. Ces deux nouvelles suffisent pour se rappeler quel grand conteur est Ted Chiang.

    Deux autres nouvelles, beaucoup plus longues, viennent structurer ce recueil. Dans l’une Chiang nous confrontera à nos mondes virtuels, au développement des IA et nos responsabilités envers elles. Dans l’autre, il interroge notre libre-arbitre, la responsabilité du choix (ou du non-choix) et le rôle de chacun dans le déroulement de sa propre vie. On croisera aussi une histoire de souvenirs numérisés et consultables à l’envi, mis en parallèle avec l’arrivée de l’écriture dans une société orale, ou l’influence des technologies sur nos modes de pensées et nos vies ; quelques pages qui nous provoquent à nouveau sur notre libre-arbitre et la véritable place du choix dans nos vies ; une remise en cause de tout ce en quoi l’on peut croire, origine du monde et dessein divin ; une rencontre inattendue à Arecibo ; des biais scientifiques dans l’expérimentation et l’éducation.

    Il est dit depuis longtemps que l’air (que d’autres appellent argon) est la source de la vie. Ce n’est en réalité pas le cas, et je grave ces mots afin de décrire comment je suis venu à comprendre la véritable source de vie et, par conséquent, de quelle manière celle-ci finira par s’arrêter un jour.

    Le libre-arbitre, la conscience, le choix, font partie des thèmes disséqués par Ted Chiang, avec subtilité et adresse. Ses personnages et ses univers, qu’ils soient humains ou virtuels, se font miroir de nos mécanismes invisibles et inconscients, un miroir qui nous emmène loin et nous amène à réfléchir sur ces sujets complexes, philosophiques et moraux, qui sont centraux et que nous regardons pourtant du coin de l’œil, terrifiés par le poids du choix, de la liberté, de la responsabilité. Car y a-t-il de de bons et de mauvais choix, qui seraient clairs et simples ?
    Choisir, est-ce renoncer ?
    En orfèvre de la nouvelle qu’il est, Ted Chiang nous émerveille encore par l’humanité de ses histoires et leur profondeur. Un futur classique !

    Traduit par Théophile Sersiron
    Éditions Denoël
    453 pages

  • Le cavalier suédois – Leo Perutz

    Un voleur et un déserteur se retrouvent au bord d’une route, chacun veillant à protéger sa peau pour différentes raisons. Le voleur ne veut pas devenir de la chair à gibet ni tomber entre les griffes de l’évêque. Le déserteur a quitté une armée pour en rejoindre une autre. Suédois, il veut se battre aux côtés de son roi, car le suédois est fait pour la bataille et la gloire. Tandis que le déserteur, Christian von Tornefeld est fat et expansif, le voleur, Piège-à-poules, se montre discret et rusé. Fin connaisseur des dangers de la vie clandestine, il se rêve, comme tout voleur qui se respecte, riche et installé. Il profitera de la naïveté du déserteur pour prendre sa place et s’inventer une vie inaccessible.

    Ils s’étaient tenus cachés tout le jour et, à présent qu’il faisait nuit, ils traversaient une forêt de pins clairsemés. Les deux hommes, qui avaient de bonnes raisons d’éviter les rencontres, devaient veiller à ne pas être vus. L’un était un vagabond, un maraudeur de foire réchappé du gibet, l’autre était un déserteur.

    Entre conte et épopée, Le cavalier suédois nous emmène sur les routes poussiéreuses de Silésie début XVIIIème siècle. Conte cruel et un peu faustien, il nous narre la destinée de ces deux personnages que rien ne rapproche et dont les vies vont pourtant s’entrelacer. Un meunier fantomatique, un évêque brutal et tortionnaire, un amour impossible et une troupe de bandits, tous les éléments du roman d’aventure sont rassemblés ici pour nous emmener dans une balade folle et passionnante. Mais là où Léo Perutz va plus loin, c’est avec cette dimension fantastique, presque mystique, qu’il dépose sur son histoire. On sent qu’on lit au bord du précipice, la question étant qui vacillera, quand et comment.

    Tout cela laisse donc une trainée pleine d’émotion et de mélancolie, de celles qui font qu’une histoire a non seulement su nous toucher mais a su trouver comment nous parler.

    Traduit par Martine Keyser
    Éditions Libretto
    214 pages

  • Les affaires du club de la rue de Rome, Janvier-Août 1891 – Adorée Floupette

    À la fin du XIXème, dans le Paris décadent, les artistes les plus en vogue se retrouvent rue de Rome, chez Stéphane Mallarmé, roi des poètes et hôte des célèbres Mardis de la rue sus-nommée. Mais en plus de dandys décadents qui donnent le pouls du Paris de Montmartre, le Maître s’occupe aussi d’occultisme et combat avec acharnement le fanatisme. Tête pensante et grand organisateur mystérieux, il déploie ses équipes aux quatre coins de la ville pour déjouer les plus terribles complots ourdis par des créatures démoniaques, arrachés aux mœurs dissolues ou au folklore et nous emmenant, la peur au ventre et l’aventure au cœur, dans les tréfonds des rues et des sous-sols du Paris hausmannien.

    De tous les mystères qui entourent la vie et l’œuvre d’Adorée Floupette (1871?-1949), le plus grand est certainement l’ampleur de sa bibliographie romanesque, qui mêle à des livres publiés sous son nom de naissance quantités d’autres parus sous des identités d’emprunt.

    Pour en savoir plus sur Adorée Floupette, je te renvoie, chère lectrice, cher lecteur, à cette fabuleuse séance de Mauvais Genre, en plus de la préface de l’ouvrage ici évoqué. Sache que derrière cette plume mystérieuse, tu ne trouveras rien de moins que la cerise sur le gâteau de la littérature : Léo Henry, Raphaël Eymery, luvan et Johnny Tchekhova.
    Si je maitrise mal Raphaël Eymery (mais son méfait ici donne envie de se pencher sur son œuvre précédente), j’avais découvert Johnny Tchekhova par son œuvre sonore Loubok, que tu peux découvrir ici.

    Faut-il encore présenter les deux autres ? Léo Henry, prolifique auteur et merveilleux co-réateur de l’inoubliable Yirminadingrad, qui nous régale à chaque sortie par son imagination et son inventivité. luvan, poétesse parmi les écrivain.e.s, artiste aux talents multiples, le maniements des mots et leur intrication n’était pas parmi les moindres. En ces temps pandémiesques pendant lesquels on ne peut pas compter sur grand-chose, un texte de Léo Henry ou luvan est comme une étreinte rassurante et chaleureuse, nous rappelant que quelque part des choses meilleures nous guettent.

    4 nouvelles donc, qui vont nous faire parcourir Paris aux côtés d’Alphonse Allais, Gustave Moreau, Ernest Dowson et Octave Mirbeau. Ces grands noms de l’art français seront accompagnés de side-kick comme Jane Avril, Berthe Weill, Maria Iakountchikova, side-kick qui, comme il se doit, se révéleront bien plus malignes et efficaces que leurs augustes et paternalistes partenaires. Entre cauchemar gothique et créatures mythiques, vengeances, complots ou expériences, les enquêtrices et enquêteurs de la rue de Rome nous entraînent dans la frénésie créatrice de la fin du XIXème, ses cabarets, sa misère et sa colère qui gronde dans l’industrialisation crépitante, ses abus et ses excès portés par la fée verte.

    Chacun.e ici parvient à nous immerger dans son univers avec ses intérêts et son style, tout en contribuant à la cohérence générale de l’ouvrage. Il en ressort un recueil qui se dévore d’une traite comme un roman, formidable de bout en bout. On en espère d’autres !

    Éditions La Volte
    400 pages

  • Ce que nous avons perdu dans le feu – Mariana Enriquez

    On commence par l’étrange relation entre une femme et le jeune fils d’une junkie dans un quartier chaud de Buenos Aires, sous l’égide de Gauchito Gil. On continue avec un hôtel anciennement école de police pendant la dictature argentine ; ensuite une bande de jeunes filles, fin des années 80, qui se perdent dans la drogue, l’alcool, se réveillant, comme leur pays, avec la gueule à l’envers plus qu’à l’envi, entourées de fantômes. Après, une maison hantée ; un virelangue entêtant dans la caboche d’un guide touristique spécialiste des tueurs en série ; l’ambiance lourde et chargée de la frontière paraguayenne et d’un couple en tension ; de l’auto-mutilation en classe ; Vera le crâne abandonné. Enfin, un voisin louche qui réveille des culpabilités ; une procureure et une murga d’outre-tombe ; un confiné volontaire et une épidémie d’immolations par protestations.

    Douze nouvelles pour découvrir l’univers de Mariana Enriquez, sous sa magnifique couverture. Des nouvelles qui nous emmène dans différents quartiers de Buenos Aires et quelques lieux d’Argentine, à différents moments de l’histoire du pays. Par les histoires étranges de ses personnages, on se retrouve immergé dans l’incertitude et la violence d’une société qui ne sait plus à quel saint se vouer et cherche du sens dans des cultes traditionnels et la sainte trinité drogue-alcool-sexe. Le glauque du quotidien se noie doucement dans un fantastique latent, qui se mêle aux situations et le rend parfois plus tangible que la réalité.

    La première, c’était la fille du métro. Certaines d’entre nous n’étaient pas d’accord ou, du moins, relativisaient son talent, son pouvoir, sa responsabilité : d’après elles, elle n’avait pas déclenché les bûchers toute seule. Seule, pourtant, elle l’était : cette fille-là n’officiait que sur six lignes de métro et personne ne l’accompagnait. Mais elle était inoubliable.

    Avec des personnages parfois paumés, souvent délaissés, elle nous présente différentes facettes d’une société éclatée, morceaux de miroirs éparpillés qui ne reconstitueront jamais une image unique et qui cachent, en arrière-plan, les démons dramatiquement humains qui se dissimulent dans l’ombre des monstres.
    Violence conjugale, familiale, sociétale, perte de repère, abandon, féminisme et lutte de pouvoir, Mariana Enriquez aborde des thèmes très contemporains et nous les propose crus, avec toute leur simplicité brutale, nous faisant ressentir physiquement ses mots et ses histoires, faisant de nous des spectateurs actifs de la déliquescence et des luttes de ses personnages.


    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
    Les éditions du Sous-Sol

    238 pages