Catégorie : Amérique du Sud

  • Fracture – Andrés Neuman

    M. Watanabe rentre dans le métro de Tokyo, ce 11 mars 2011, lorsque la terre se met à trembler. L’épicentre, approximativement à 130 km des côtes du Nord-Est de l’île Honshū, transmet la fracture initiale en déchirures qui soulèvent l’océan. Une vague de 30m vient arracher les côtes, jusqu’à 10km dans les terres. Sur ces côtes, une centrale nucléaire perd son système de refroidissement. Les cœurs fusionnent. Depuis son appartement tokyoïte, M. Watanabe constate et suit l’évolution de la situation, les discours internes, externes, les mouvements de population. De ces fissures ressortent d’autres souvenirs, celui d’une bombe, non, deux, 66 ans plus tôt, qui ont laissé sur (et dans) la peau de M. Watanabe les cicatrices d’un feu nucléaire dont personne n’a su quoi faire.

    Le soir semble calme, mais le temps est aux aguets. M. Watanabe fouille dans ses poches comme si, en insistant un peu, les objets absents pouvaient se manifester. Ses étourderies sont de plus en plus fréquentes. Cette fois, il a laissé sa carte de métro sur la table, à côté de ses lunettes : il visualise clairement les deux objets qui le narguent. Agacé, Watanabe se dirige vers une des machines. Pendant qu’il effectue son opération, il observe un groupe de jeunes touristes perplexes devant l’enchevêtrement de stations. Les touristes font des calculs. Des chiffres émergent de leurs lèvres, s’élèvent et se dissipent. Il toussote et retourne à son écran. Les jeunes le regardent d’un air vaguement hostile. M. Watanabe les écoute délibérer dans cette langue mélodique et emphatique qu’il connaît si bien. Il hésite à leur proposer son aide, ainsi qu’il l’a fait pour tant de visiteurs consternés par le métro de Tokyo. Mais il est bientôt trois heures moins le quart, il a mal aux reins, il a hâte de rentrer.

    Devant cette faille béante, M. Watanabe est lui aussi submergé. Il était à Hiroshima le 6 août 1945, et aurait dû être à Nagasaki, auprès de la famille qui lui restait, le 9. Double survivant de la mère de toutes les bombes, de l’attaque qui a laissé le monde muet de stupeur et lui orphelin, Watanabe sent le réveil de pensées sédimentées, brassées par les vagues de Fukushima. Il n’est jamais retourné à Nagasaki après la bombe et a porté sur lui toute sa vie les marques de questions imposables et sans réponse. Serait-il temps pour lui de payer le tribut de son absence et de sa survie ?

    En alternance de ce 11 mars et des jours qui suivent, nous rencontrons quatre femmes, qui viennent aux nouvelles. Car M. Watanabe, une fois ses études terminées, a quitté le Japon. Il a vécu en France, aux États-Unis, en Argentine puis en Espagne, et est tombé amoureux. Ces femmes, Violette, Lorrie, Mariela et Carmen, nous racontent leur Yoshie Watanabe et leur vie. En faisant une place à cet étrange étranger, parfois dans des moments charnières de l’histoire de leur pays, ces femmes résolvent un bout du puzzle, racontent par leurs mots ce que Watanabe n’a jamais pu (su ?) raconter. Le poids de ce silence, l’humiliation nationale et la nécessité politique de l’oubli a-t-elle été la raison de son exil ? En se confrontant avec acharnement et passion à trois langues nouvelles, quatre cultures étrangères, cherche-t-il une autre approche sur le feu nucléaire qui brûle encore silencieusement, une langue qui aurait les mots pour le penser, qui aurait créé les temps grammaticaux pour le raconter ? En touchant ces corps non irradiés, ces peaux sans cicatrices, ces mémoires avec d’autres blessures que les siennes, qui portent d’autres culpabilités et d’autres poids, effleurera-t-il l’apaisement qui lui semble interdit ?
    Après le tsunami, il entamera un nouveau voyage, à l’intérieur de son île cette fois, pour voir celles et ceux qui sont resté·es et les écouter, leur donner la parole et l’attention que les hibakusha n’ont jamais eu.

    Andrés Neuman fait le portrait d’un homme qui a traversé la seconde partie du XXème siècle et certains de ses grands moments : les bombes, la guerre du Viêt-Nam, la guerre des Malouines et le retour de la démocratie en Argentine, puis la crise économique, Tchernobyl, les attentats de Madrid (un autre 11 mars, le calendrier a un certain sens de la dramaturgie). Un homme qui a mené sa vie en s’échappant, en cherchant peut-être un havre qui lui apporterait des réponses, ou un oubli impossible. Les récits fragmentaires et complémentaires de Violette, Lorrie, Mariela et Carmen viennent combler à traits d’or les fissures de Yoshie, suivant en cela l’art traditionnel du kintsugi. Elles révèlent ainsi son histoire et redonnent à l’homme son entièreté, mettent en lumière, enfin, ses fractures.

    Lectrice, lecteur, ma faille (a)dorée, ce roman choral se pare de la plus grande des douceurs pour nous raconter l’indicible et la survie, mais aussi la reconstruction face et grâce à l’autre, grâce à d’autres langues, racines de nouvelles pensées, sans nous laisser pour autant croire que toutes les blessures peuvent être guéries. Certaines cicatrices restent dans la chair, et plus que l’oubli il faut pouvoir les laisser parler pour nous apaiser, un peu.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Buchet-Chastel
    519 pages

  • Le génocide des Amériques – Marcel Grondin, Moema Viezzer

    En 1492, le navigateur gênois Christophe Colomb, mandaté par la couronne espagnole pour ouvrir une nouvelle voie vers les Indes, découvre le « Nouveau Monde ». Nouveau pour les Européens, cet immense continent baptisé Amérique par les colonisateurs est habité depuis des millénaires par plusieurs millions de personnes, de nombreux peuples organisés en sociétés complexes, chacune avec leur culture, leur langue, leurs croyances et leurs traditions. On estime aujourd’hui à 70 millions le nombre de morts suite à la colonisation des Amériques, soit 90 à 95% de la population autochtone.

    Il y a quelques années, par pure coïncidence, un document dans lequel on affirmait que l’invasion des Amériques par les Européens, à partir de 1492, avait été à l’origine d’un génocide qui aurait éliminé 90 à 95% des peuples autochtones, est tombé entre nos mains.
    Même si nous avions habité et travaillé dans différents pays du continent, nous ignorions complètement, tout comme la plupart des gens que nous connaissions, l’étendue de la tragédie.
    Constatant notre ignorance face à une information aussi choquante et motivés par nos expériences de vie au service des populations les plus pauvres dans différentes régions, nous avons décidé d’entreprendre une recherche avec l’intention de divulguer ce fait.
    Pendant nos recherches, nous avons eu l’opportunité de lire de nombreuses publications d’anthropologues et d’historiens originaires de différentes régions du continent et d’Europe qui avaient étudié et démontré scientifiquement ce génocide de même que la dimension de l’événement. Nous n’avons pas pu résister à l’envie de d’unir nos efforts à ceux de ces nombreux chercheurs et chercheuses.
    C’est ainsi que nous avons commencé notre travail non académique, qui est maintenant publié dans le but d’informer un public plus large. Combien de gens à ce jour savent que le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité a été perpétré contre les peuples autochtones des Amériques ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

    Petit moment intime entre toi et moi, lectrice, lecteur, ma tendresse. J’ai découvert l’existence des civilisations précolombiennes par des petites BD que j’avais eu en cadeau, gamine, dans mes paquets de Chocapic. Dans l’une d’elles, Pico le chien et son maître (dont j’ai oublié le nom), se retrouvaient chez les Aztèques, me semble-t-il, et disputaient, entre autre aventure, une partie d’un jeu dans lequel il fallait faire passer une balle à travers un anneau de pierre. Ça parlait de chocolat, bien évidemment (je te rappelle que c’était dans les paquets de Chocapic, et Pico était un expert en chocolat). J’avais été fascinée par cette histoire. Les noms étranges que je tentais de placer sur mes différentes cartes imaginaires dansaient sur ma langue : Teotihuacan, Popocatepetl, Quetzalcoatl, Nahuatl, Tezcalipoca. Des villes, des dieux, des gens, dont il était difficile de trouver mention ailleurs (je te parle d’une époque sans Internet, hein^^). Mais après tout, l’Amérique du Sud, c’est loin, et ce n’est pas vraiment lié à notre culture européenne, me disais-je alors.
    Mon intérêt pour cette partie du monde ne s’est jamais arrêté, et malgré tout, il reste compliqué de trouver, lire, voir tout ce qui en vient ou s’y rattache. Et la conquête des Amériques vu par l’Europe reste essentiellement les vaillants cowboys et les courageux pionniers (pionniers hein…) pour l’Amérique du Nord et les braves et fiers conquistadors pour le reste du continent. Pourtant on le sait, l’histoire est un peu plus sordide que ça. On le sait, et on l’accepte, dans une certaine mesure. Mais dorénavant, il va falloir changer de mesure.

    Le génocide des Amériques nous présente en cinq parties plus une inédite pour l’édition française, la manière dont s’est passée la découverte, puis la conquête du continent américain en délimitant six grandes zones : les Caraïbes, le Mexique, les Andes, le Brésil, les États-Unis, et le Canada. Chaque partie est construite de manière similaire : une introduction, les informations à disposition sur l’état des populations avant l’arrivée des Européens, le déroulement du génocide, les résistances autochtones et leur survivance aujourd’hui. Si le livre ne se veut pas lui-même comme un ouvrage scientifique mais de vulgarisation, il est parfaitement réussi en ce sens car très « facile » à lire. Il s’appuie sur de nombreuses recherches et sources et n’avance rien sans certitude. Le constat de départ est le suivant : après comptage et recomptage, il apparaît qu’au moins 90% des habitants originels d’Amérique ont été massacrés lors de la conquête du continent. Le second constat est que ce génocide ne s’est pas arrêté. Pourquoi a-t-il eu lieu ? Pour le commerce, pour la gloire, pour l’argent, pour la domination, parce que c’était possible. Pourquoi continue-t-il ? Pour le commerce, pour la gloire, pour l’argent, pour la domination, parce que c’est encore possible.

    Les civilisations dites précolombiennes étaient d’une diversité et d’une richesse hors du commun. Des centaines de peuples, des dizaines d’empires se sont succédés pendant des millénaires, évoluant en parallèle des peuples européens. Ces populations originaires d’Asie se sont adaptées à leurs terres ont développé leur agriculture, leurs élevages, leur architecture. Ils ont imaginé des cosmogonies riches et vivantes pour expliquer les mystères de l’univers, ont créé des sociétés avec des structures variées et des sciences et arts en constante évolution. Ces populations n’avaient rien d’arriérées. Elles se sont construites dans leurs environnements respectifs, échangeant les unes avec les autres.
    L’homme blanc, en débarquant, y a vu de nouveaux « bons sauvages », dont l’humanité restait à définir. Le génocide a d’abord été physique : massacres, incendies, exécutions, maladies… Les peuples Taïnos des Caraïbes ont été les premiers à être totalement exterminés par les colons. Les mêmes schémas se reproduiront dans le reste de l’Amérique du Sud : des assassinats de masse, l’arrivée de maladies, transmises involontairement ou non, par le biais de couvertures et vêtements sciemment contaminés (une pratique qui se reproduira plus tard, aux États-Unis, au Canada et en Patagonie, entre autre), le travail forcé, l’esclavage, la malnutrition, le détournement des cultures agricoles, l’envoi au loin des hommes, amenant une perte de main-d’œuvre fatale à la survie des villages. Le meurtre des enfants. Le viol des femmes.
    Le génocide est également culturel. En effet, le massacre rapide de ces populations dont les traditions étaient orales a entraîné en peu de temps une disparition de leurs connaissances empiriques et de leurs croyances et traditions. Le viol et/ou le mariage entre les colons et les femmes indigènes (le métissage n’était pas mal vu de partout) a entraîné une créolisation de la population et a participé à la disparition des langues indigènes, l’espagnol, et le portugais sur le futur territoire brésilien, devenant la langue du dominant, du pouvoir et de la richesse. Exclus, isolés, dépossédés de leurs terres, les survivants sont contraints de travailler dans des conditions abjectes dans les champs et les mines pour ramener en Europe le sang de la terre.

    Aux États-Unis, le génocide a pris une dimension politique. Contrairement aux espagnols, les colons européens qui s’approprient le territoire appelé ensuite États-Unis ne voient pas le métissage d’un bon œil et mettent en place une politique de nettoyage ethnique. Persuadés que Dieu les a envoyés sur ces terres et que donc, elles leur appartiennent de droit divin, les colons ont, avec vigueur et enthousiasme, déporté les populations natives des territoires sur lesquels elles vivaient depuis des générations. Envoyés au fin fond de l’Oklahoma, sur des terres inconnues dont ils ne savaient quoi tirer, des milliers d’Autochtones périrent pendant le trajet, des marches de la mort infâmes, ou bien une fois sur place, ne trouvant pas de quoi subsister. Signant des traités qui n’avaient de sincères que le papier sur lesquels ils étaient écrits, les gouvernements états-uniens se jouèrent des Premières Nations décennie après décennie, et décimèrent les Autochtones au cours de guerres, de déportations, de famines.

    Au Canada, le processus est assez similaire. La violence est présente dès les premiers contacts et les Premières Nations sont rapidement massacrées ou isolées dans des réserves. Les maladies font des dégâts terribles, bien souvent inoculées volontairement. Les enfants sont enlevés à leurs familles pour rejoindre les tristement célèbres pensionnats réservés aux Autochtones, dans lesquels il fallait « tuer l’Indien dans l’enfant ». On retrouve ici aussi la volonté de détruire, d’annihiler les cultures des Premiers Peuples. Tout devait disparaître.

    Tout ce que l’on sait des méthodes, de la manière, des motivations, toutes les traces laissées par les administrations ou certains témoins comme Bartolomeo de Las Casas, est recensé dans cet ouvrage.
    Mais ce que veulent aussi Marcel Grondin et Moema Viezzer, en plus de nous faire connaître et prendre conscience de ce génocide passé et encore en cours, ainsi que ses conséquences, c’est aussi nous faire savoir que les peuples indigènes ont existé, existent encore, ont lutté et luttent toujours.

    Chaque partie revient sur les combats menés par les populations autochtones contre les colonisateurs, les actes de résistance, les batailles. Bien souvent vaines, ces luttes restent néanmoins un symbole important et une marque forte de la volonté de ces peuples premiers de ne pas se laisser dévorer sans rien faire et de lutter contre ceux qui venaient se servir et les détruire. Iels mettent également en avant les résistances actuelles. Car si les exactions et les politiques mortifères à l’encontre des populations indigènes continuent, sous la pression des lobbys de l’agro-industrie, du pétrole et tant d’autres, qui n’ont parfois qu’à pousser un peu des gouvernances qui continuent à considérer les peuples autochtones comme des populations gênantes et arriérées, les Premières Nations s’unissent et œuvrent de plus en plus en commun. Leur but est de faire connaître leurs combats aux populations occidentales, et d’exposer les conditions dans lesquelles elles sont actuellement traitées, la violence qu’elles subissent encore. Très liées à la terre de par leurs modes de vies, les changements climatiques et les investissements liés au pétrole, à l’extraction minière ou à la déforestation viennent démolir leurs territoires, et ils sont les premiers témoins et les premières victimes du drame qui tous nous guettent. De leur union et leur combat naissent des mouvements liés aux luttes pro-écologies, et anticapitalistes qui trouvent, doucement, un écho dans certaines luttes occidentales. Leur but est aussi de se réapproprier ce qu’on leur a arraché, à commencer par leur terre et leurs mots.
    Abya Yala. La terre mûre, la terre vivante, en floraison. Ce terme qui désignait originellement le territoire du peuple Kuna en Colombie a été choisi pour désigner le continent américain tel que le pensent les Premiers Peuples. Car toute appropriation commence par le langage. N’a-t-on pas, nous autres européen·nes tendance à oublier la grandeur et la diversité du continent américain car ces termes, Amérique, américain, sont devenus synonyme d’États-Unis ? Abya Yala remet donc en avant la pensée indigène et sera, je l’espère, le début d’une décolonisation de la pensée, dont nous avons désespérément besoin, en luttant pour la décolonisation de fait.

    Une dernière chose, et non des moindres. Les auteur·ices ont choisi de présenter les quelques cartes qui illustrent les débuts de chapitres « à l’envers ». À l’envers de notre représentations européano-centrées. Nous avons des cartes sous les yeux depuis notre plus tendre enfance, le Nord en haut, le Sud en bas, l’Europe au centre. Si on accepte d’apprendre que, selon les continents, le centre peut changer, cette notion de Nord en haut nous paraît, elle, immuable, telle une vérité intouchable et gravée dans la roche de l’univers. Pourtant, on le sait bien, dans l’espace il n’y a ni haut ni bas. Les cartes sont elles aussi des représentations politiques qui transmettent un message. Le choix de garder une projection de Mercator sur la majorité des planisphères n’est pas anodin. Allié à cette notion qu’on nous a ressassé à l’école de « Pays du Nord » = riches et développés et « Pays du Sud » = pauvres et en retard, il n’est donc pas étonnant que nous considérions avec distance et condescendance les pays au sud de l’équateur. Voire que nous les oubliions. Cette représentation inversée nous remet les idées en place et nous oblige à repenser notre manière de percevoir et analyser le monde. Tout est affaire de vocabulaire et de présentation.

    « Il ne devrait pas y avoir de nord pour nous, sauf en opposition avec notre sud. Nous retournons donc la carte à l’envers, et nous avons alors une idée réelle de notre position, et non comme le souhaite le reste du monde. La pointe de l’Amérique, à partir de maintenant, pour toujours, pointe avec insistance vers le sud, notre nord. »

    Joaquín Torres Garcia, La escuela del Sur, 1944

    Ce livre est l’histoire du génocide de peuples perpétrés par d’autres. Un génocide d’une violence inouïe et d’une durée infinie. C’est l’histoire de peuples européens qui continuent de s’arroger le droit d’arracher ce qu’ils veulent quel qu’en soit le coût. C’est l’histoire d’Abya Yala, la terre mère dont les veines ouvertes crachent le pus de siècles de violences incompréhensibles et injustifiables. C’est notre histoire, à nous, européen·nes, une histoire cachée, ignorée, détournée, que nous devons nous aussi nous réapproprier. C’est surtout l’histoire des peuples indigènes qui ont lutté et continuent de se battre pour exister et retrouver leur dignité, leur droit de vivre à leur manière, sur Abya Yala, la terre habitée par leurs ancêtres depuis des millénaires.

    Avec la participation de Pierrot-Ross Tremblay et Nawel Hamidi
    Traduit du portugais (Brésil) par Yves Carrier avec la collaboration de Raymond Levac
    Préface de Ailton Krenak et Jacques B. Gélinac
    Éditions Écosociété
    355 pages

  • Ce que tomber veut dire – Ana Negri

    Clara a trente ans lorsque les choses commencent à s’effriter. Lorsque sa mère commence à perdre pied. Fille d’exilés argentins, Clara est née au Mexique et cherche à tracer sa voie dans les embouteillages qui jonchent sa vie, ceux des rues de Mexico et ceux qui embourbent la tête de sa mère.

    Le corps penché au-dehors, les avant-bras sur la balustrade, Clara regarde depuis son balcon. Le balcon où sa mère la baignait dans un baquet en plastique bleu les jours de canicule, il y a trente ans, au septième étage du 21, rue Avila-Camacho. A l’époque, on n’avait pas construit cet horrible immeuble de bureaux juste en face de son appartement et, où qu’on regarde, on pouvait encore voir le gris parsemé de vert de la ville. Aujourd’hui, ce qui saute aux yeux, c’est la quarantaine de fenêtres fumées qui séparent plus d’une centaine d’employés des courants d’air, du vide et de Clara, sur son balcon, qui regarde vers la droite, où elle devine l’horizon, totalement gris désormais, de la ville de Mexico.

    Tandis que Clara se débat avec sa propre vie, entre rupture compliquée, travail, problème d’argent, bref, le quotidien, elle doit également accompagner sa mère dans les démarches administratives ouvertes par l’état argentin à la fin de la dictature. En effet, des « réparations » sont proposées aux exilé-es, en échange d’une pile de paperasse justifiant du préjudice subi.
    Devant cette mère dont l’esprit se disloque lentement, Clara se sent chavirer, elle aussi. Fille du Mexique, elle a grandi traversée par deux pays, celui de sa naissance et de sa vie, et celui de ses parents, dans lequel son père finit par retourner, laissant à sa fille le poids de l’exil et de la détresse maternelle.
    Ana Negri nous raconte avec beaucoup d’humour, d’amour et de dureté cette histoire de fuites. La fuite d’Argentine, dont l’histoire a longtemps été tue et qui a brodé son enfance et sa vie d’adulte, la fuite de son père, la fuite de la raison de sa mère, doucement euphémisée par une grande « nervosité ». On passe du présent au passé, des souvenirs de Clara de cette mère fantasque, forte et pourtant déjà sur la brèche, hantée et toujours terrifiée par une dictature militaire dont l’ombre plane encore sur son quotidien, dans le clignotement d’une lumière, le bris d’un pot, la présence lourde des voisins. Clara se bat, s’agace de cette prison mémorielle dans laquelle elle est enfermée malgré elle, de cet exil qui, sans être le sien, lui est transmis par l’histoire de ses parents, par les expressions quotidiennes et les tournures linguistiques qui la distingue de ses cousins argentins.
    Des fuites en arrière, des chutes qui ponctuent la vie de Clara, qui sait depuis sa plus tendre enfance ce que tomber veut dire.

    Un roman très fort sur l’exil, la famille et la construction de soi, dur et touchant.

    Traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron
    Éditions du Globe
    124 pages

  • L’enquête – Juan José Saer

    À Paris, un terrible tueur écharpe des vieilles dames. Telle la brume qui drape les rues de la capitale parisienne en cet hiver glaçant, il échappe à la surveillance et à l’enquête bien compliquée du commissaire Morvan. Depuis neuf mois, plus d’une vingtaine de femmes âgées sont tombées entre les griffes sanguinaires du « Monstre de la Bastille », et Morvan n’y voit pas d’issue, tandis que la population et la préfecture s’impatientent.

    De l’autre côté de l’Atlantique, Pigeon Garay revient en Argentine après vingt ans d’absence. Il conte à ses amis cette terrible histoire de meurtres, tandis que d’autres histoires, d’autres enquêtes, d’autres mystères, se rappellent à lui.

    Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Morvan le savait. Et à cause de sn tempérament et peut-être aussi de son métier, presque immédiatement après être rentré de déjeuner, depuis le troisième étage du commissariat spécial du boulevard Voltaire, il guettait avec inquiétude les premiers signes de la nuit à travers les vitres givrées de la fenêtre et les branches des platanes, luisantes et nues en contradiction avec la promesse des dieux, à savoir que les platanes ne perdraient jamais leurs feuilles parce que ce fut sous un platane qu’en Crète le taureau intolérablement blanc aux cornes en demi-lune, après l’avoir ravie sur une plage de Tyr ou de Sidon – en l’occurrence cela revient au même – viola, comme on le sait, la nymphe atterrée.
    Morvan le savait. Et il savait aussi que c’était au crépuscule, lorsque cette boule de fange archaïque et usée qui tourne, obstinément, déplaçait le point où ils s’agitaient, lui, Morvan, et cet endroit appelé Paris, l’éloignant du soleil et le privant de sa clarté dédaigneuse, il savait que c’était à cette heure-là que l’ombre qu’il poursuivait depuis neuf mois, proche et pourtant aussi insaisissable que sa propre ombre, avait coutume de sortir de la mansarde poussiéreuse où elle somnolait et s’apprêtait à frapper. Et elle l’avait déjà fait – tenez-vous bien – vingt-sept fois.

    Prépare-toi, lectrice, lecteur, ma toute belle, à plonger dans les méandres d’esprits tortueux, torturés, égarés et égarants, avec toute la délectation que nous offre l’écriture complexe et piégeuse de Juan José Saer. Piégeuse, car une fois emportée par le rythme endurant et digressif de ses phrases, impossible d’en sortir !
    Pigeon Garay revient donc en Argentine après vingt ans d’absence. Il y retrouve son vieil ami Tomatis ainsi qu’un ami de celui-ci, le plus jeune Soldi, alias Pinocchio. Son retour au pays se double de l’entrée dans une énigme littéraire, celle d’un mystérieux dactylogramme retrouvé dans les affaires du récemment décédé poète Washington Noriega, dont l’auteur et la date d’écriture restent inconnu-es et qui conte la guerre de Troie depuis la conversation de deux soldats, l’un jeune, l’autre âgé. Pigeon est aussi confronté à ses propres mystères, celui de sa redécouverte de ce pays retrouvé après vingt années et celui de son frère, Chat, mystérieusement disparu sans laisser de traces.
    Tandis qu’il raconte à ses amis l’enquête sordide du commissaire Morvan qui a défrayé la chronique parisienne, les réflexions de chacun se mêlent et tracent des chemins improbables, apportant des eaux troubles à des moulins aériens. Chacune des enquêtes, la littéraire, la policière, la familiale, plonge doucement dans l’intime, dans la psyché, les trames s’entre-nourrissent et s’effilochent, se retissent et se dispersent.

    Juan José Saer s’amuse avec les genres, il nous propose un magnifique personnage de commissaire qui erre dans les rues brumeuses de Paris et dans le labyrinthe des esprit criminels les plus terrifiants. Il nous promène en parallèle dans la construction d’un récit narratif, ce que l’on y trouve, ce que l’on y met, ce que l’on y cherche aussi. Que ce soit dans cette violente et trouble enquête policière, ce mystérieux roman entre deux soldats qui voient et vivent différemment une même guerre ou encore le puzzle inachevé d’une vie presque multiple entre deux continents, on se perd et se plaît à chercher une vérité dont l’unicité est, à n’en pas douter, inexistante.

    Une enquête qu’on garde en tête longtemps, et dont on se surprend à chercher, encore et toujours, une résolution qui nous est propre. Un vrai bonheur littéraire !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon
    Le Tripode
    190 pages

  • Le monde du bout du monde – Luis Sepúlveda

    Jeune garçon, notre narrateur est parti seul, guidé par Moby Dick, sur un baleinier qui traquait, harpon sur le pont, le cachalot dans les fjords, canaux et baies qui déchirent la côte chilienne depuis le détroit de Magellan jusqu’à Chiloé. Lorsqu’il apprend, quelques décennies plus tard et depuis l’autre côté du monde, qu’un bateau-usine connu des associations écologiques comme destructeur de baleines sans foi ni loi a été repéré dans ces mêmes eaux, le retour tant repoussé dans son pays natal devient une nécessité.

    « Appelez-moi Ismaël… appelez-moi Ismaël… » Je ne cessais de me répéter cette phrase en attendant dans l’aéroport de Hambourg, et je sentais qu’une force extraordinaire rendait mon mince billet d’avion plus lourd, toujours plus lourd à mesure que l’heure du départ approchait.
    J’avais passé le premier contrôle et j’arpentais la salle d’embarquement, accroché à mon sac de voyage. Je ne l’avais pas rempli exagérément : un appareil photo, un carnet de notes et un livre de Bruce Chatwin, En Patagonie. J’ai toujours détesté les gens qui soulignent ou mettent des annotations dans les livres, mais dans celui-là mots soulignés et points d’exclamation s’étaient accumulés au bout de trois lectures. Et je comptais le lire une quatrième fois pendant le vol Hambourg-Santiago du Chili.
    J’avais toujours voulu retourner au Chili. Oui, je le voulais vraiment, mais au moment de la décision la peur l’emportait, et le désir de retrouver mon frère et les amis que j’ai là-bas était devenu une promesse en laquelle je croyais de moins en moins à force de l’avoir trop répétée.

    Il suffit parfois de quelques pages, à peine une centaine, et un talent monstre pour évoquer des thèmes si forts, si grands et complexes avec autant de finesse et d’acuité.
    Notre journaliste, lassé de traiter de sujets ne concernant qu’une partie et qu’une vision du monde, s’est spécialisé dans l’actualité et les luttes écologiques et environnementales, notamment si elles sont l’effet des exactions des pays riches sur les pays pauvres. Quand il apprend que 18 marins du bateau-usine Nishin Maru sont morts dans les eaux de Magellan, il flaire, et Greenpeace avec lui, le scandale d’une pêche illégale à la baleine. Cette baleine qui l’a tant fait rêver jeune garçon qu’a 16 ans il est parti seul de Santiago pour la Patagonie, embarquer sur un baleinier espérant s’appeler pour quelques heures Ismaël.
    Ce retour au Chili n’est pas uniquement une replongée dans ses souvenirs d’enfance ou une enquête journalistique sur la violence de l’exploitation sans vergogne ni limite de la nature par l’être humain, rongé par l’appât du gain. C’est aussi une confrontation avec un trou, un fjord personnel, un récif de sa vie. Il y a le pays quitté, le pays rejeté, le pays rêvé, le pays attendu, le pays espéré. Et puis il y aura celui qui sera sous ses pieds, à la descente de l’avion.

    Il faut en effet tout le talent de Luis Sepúlveda pour réussir à mêler avec autant de profondeur et d’émotion tous ces thèmes, et nous les faire ressentir si fort en si peu de temps. On retrouve bien sûr sa rage contre le capitalisme et ses aficionados, la violence aveugle qu’il inflige sans distinction à la faune et la flore, les paysages et les personnes, le massacre des peuples indigènes de Patagonie et leurs connaissances, leur rapport si particulier avec ce paysage déstructuré et fascinant. Et bien évidemment l’exil, cet arrachement provoqué lui aussi par la folie financière, le moloch du capital et son tranchant politique, la dictature militaire qui vole un pays, des vies par milliers et l’espoir d’un autre monde assassiné dans la fleur de l’âge.

    Il y a beaucoup d’émotion dans ce court roman, grand par sa force, sa modernité et son universalisme. Il faudrait toujours revenir à Sepúlveda pour nous remettre en tête que nous sommes la force du changement, nous rappeler que la violence colonialiste, le néo-libéralisme et leur égoïsme, leur avidité mortifères se trouvent beaux dans un miroir.

    Un texte à compléter par le (re)visionnage du merveilleux Le bouton de nacre, de Patricio Guzmán (et du reste de sa trilogie chilienne)

    Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero
    Éditions Points/ Métailié
    123 pages

  • Jungle – Miguel Bonnefoy

    Un beau jour, on propose à Miguel Bonnefoy d’accompagner une expédition au fin fond de la jungle vénézuélienne. 14 jours de marche à travers la forêt tropicale, à gravir puis traverser l’Auyantepuy, l’un des hauts plateaux de la région de Gran Sabana, à l’Est du Venezuela, jusqu’à parvenir au Kerepakupai Venà, une cascade qui déferle le long des pentes abruptes du tepuy pour s’évaporer à grands bruits dans la jungle et a pour particularité d’être le plus haut saut du monde, avec une chute d’un trait de plus de 800 m. Une grande aventure rassemblant 14 hommes, à laquelle il doit apporter ce qu’il sait faire de mieux : un récit.

    Ciudad Guyana est une grande ville composée de deux petites villes, Puerto Ordaz et San Felix. Elles se dressent à la confluence des fleuves Orinoco et Caroni qui mêlent dans un même parfum l’odeur de la jungle avec celle de la savane. À l’embouchure, les eaux se joignent, sans se confondre. Une ligne naturelle à la surface les divise, donnant à l’Orinoco le teint brun des façades de Puerto Ordaz, et au Caroni le gris-noir des fontaines de San Felix. Ainsi, dans les veines de ces deux fleuves coule, sans relâche, le sang de ces deux villes.

    Miguel Bonnefoy se retrouve donc lancé dans la jungle comme un galet sur la surface d’une eau trouble, et chaque étape de plus vers le saut final le confronte à la dureté de la forêt, la rudesse des conditions de vie, la rugosité d’un pays, la naïveté de l’émerveillement, et le puits sans fond de l’apprentissage.
    Accompagnée de guides pemon, l’expédition gravira le tepuy, traversera les hauts-plateaux et redescendra, en rappel, le Kerepakupai Venà. Et notre auteur-aventurier s’en sortira indemne, n’ait pas d’inquiétude à ce sujet, lectrice, lecteur, mon étoile, car finalement ce n’est pas tant ça, le sujet de ce récit. Lors de cette randonnée au long cours, Miguel Bonnefoy se retrouve confronté à ses propres limites, peurs et appréhensions, mais il fait également l’expérience d’une immersion complète dans une nature tellement vivante qu’elle en devient inquiétante et qui prend sens et visage sous les mots et les histoires que lui confient les Pemon. Miguel Bonnefoy y cherche aussi une part de lui-même. Franco-vénézuélien, il sent dans les odeurs, les vibrations de cette montagne, quelque chose qui lui parle et lui échappe à la fois.

    Jungle est le récit initiatique d’un jeune homme qui découvre une partie de son pays par son rapport à la nature et la nature par les yeux et connaissances de ceux qui y vivent encore. Il constate également la violence de la colonisation et de la libéralisation qui ont forcé les populations autochtones à se transformer et s’adapter pour survivre, et la manière dont celles-ci parviennent à conserver leur langue et leur rapport au monde. Sans fausse naïveté et avec du recul sur lui-même, son imaginaire et ses biais socio-culturels, Miguel Bonnefoy se laisse porter par cette expérience importante et nous la raconte avec beaucoup de sensibilité et d’émotion.

    Un très joli voyage délicat et poétique, avec ce saut de l’ange final, chute dans le vide dans une gerbe tranchante d’eau, d’air et de roches, peut-être la métaphore d’une vie, celle d’un homme, celles de peuples, celle d’un pays.

    Éditions Rivages
    126 pages

  • La fille de l’Espagnole – Karina Sainz Borgo

    Adelaida Falcón vient de perdre sa mère, avec qui elle partageait un même nom et un appartement à Caracas. Nous sommes plus ou moins maintenant, ou dans ces eaux-là, et Adelaida affronte deux deuils : la mort de sa mère, qui l’a élevé seule, et celle de son pays, qui brûle et se tue chaque jour un peu plus. Alors que les Fils de la Révolution pillent et massacrent, Adelaida trouve refuge dans l’appartement de sa voisine, Aurora Peralta, dont la mère arriva d’Espagne quelques décennies plus tôt. Mais Aurora est morte, elle aussi. Et dans son appartement, toute une vie, de la nourriture, des euros et un passeport européen.

    Nous avons enterré ma mère avec ses affaires : sa robe bleue, ses chaussures noires à talons plats et ses lunettes à double foyer. Impossible de faire nos adieux autrement. Impossible de dissocier cette tenue de son souvenir. Impossible de la rendre incomplète à la terre. Nous avons tout inhumé, parce que après sa mort il ne nous restait plus rien. Pas même la présence de l’une pour l’autre. Ce jour-là, nous nous sommes effondrées d’épuisement. Elle dans son cercueil en bois ; moi sur la chaise sans accoudoirs d’une chapelle en ruine, la seule disponible parmi les cinq ou six que j’ai cherchées pour organiser la veillée funèbre et que j’ai pu réserver pour trois heures seulement. Plus que de funérailles, la ville regorgeait de fours. Les gens y entraient et en sortaient comme ces pains qui se faisaient rares sur les étagères et pleuvaient dru dans notre mémoire quand la faim revenait.

    Jetée hors de chez elle par une milice de femmes, frappée et humiliée, Adelaida tente de reprendre ses esprits entre les murs d’une autre. Elle se replonge dans son enfance, les vacances auprès de ses tantes dans une petite ville sur la côte et la vie avec sa mère. Et sous ses fenêtres, des combats incessants, guerilleras urbaines entre les Fils et Filles de la Révolution, leurs opposants et toute personne ne semblant pas assez transcendée par le grand leader du pays, ou qui passait par là.
    On découvrira touche après touche l’histoire personnelle d’Adelaida, recouverte du sang et des plaies ouvertes par la violence de la dictature qui s’étend.

    Près de 7 millions de Venezuelien·nes ont quitté leur pays ces dernières années. 7 millions. Plus que la population des trois états baltes. L’équivalent de la Bulgarie. C’est le plus grand exode qu’ait connu l’Amérique latine, le second au monde après la Syrie dans l’histoire contemporaine.
    Que sommes-nous prêt·es à accepter lorsque notre quotidien s’écroule ? Jusqu’où serions-nous prêt·es à aller pour survivre ? Partir, ne plus (jamais) revenir. Dispersion. Diaspora. Celles et ceux qui sont ailleurs, celles et ceux qui sont resté·es.

    C’est un récit de survie, le récit de ce qui précède un exode que la narratrice sait vital mais qui reste une idée insupportable. Partir, abandonner sa mère, bien que déjà morte, abandonner ce qui reste de sa famille, laisser sa culture, son histoire, son pays, ses ami·es. Être étrangère chez soi, le devenir ailleurs. Le devenir à soi, littéralement ? Adelaida, au milieu du fracas des combats et des luttes pour maintenir l’illusion d’un quotidien dans un nuage de poussière et de gravats, devra faire des choix, quitte à s’oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
    Éditions Folio
    286 pages

    Pour creuser le sujet : La Mission de l’ONU au Venezuela dénonce des crimes contre l’humanité dans la répression de l’opposition (Le Monde)

  • Les vilaines – Camila Sosa Villada

    Dans le parc Sarmiento de Córdoba, quand le soleil se couche et la lune s’allume derrière les arbres, on entend des clic-clac, des rires, des sifflements, des gémissements et des coups, des cris, des pleurs. La nuit, le parc appartient aux prostituées trans de la ville. Parmi elles, Camila, qui a fui son village de province pour enfin naître à elle-même et vivre au milieu de sa nouvelle famille de trans, ses sœurs, toutes arrivées là avec leurs bagages, leur(s) histoire(s) et leurs bleus qu’elles cachent sous un maquillage éclatant. Elles vivent dans la grande maison rose de tante Encarna, la mère de toutes les trans du parc. Âgée de 178 ans, une poitrine gonflée à l’huile de moteur et le corps comme une carte routière de la violence argentine, la tante veille sur son troupeau et accueille les brebis égarées. Un soir, dans le parc, au milieu des arbres, des grottes, des seringues et des capotes, ce sont des cris différents qu’attrape l’oreille aiguisée de tante Encarna. Blotti dans les buissons, sous les ronces, c’est un bébé qui pleure.

    La nuit est profonde : il gèle dans le parc. De très vieux arbres qui viennent de perdre leurs feuilles semblent adresser au ciel une prière indéchiffrable, mais essentielle pour la végétation. Un groupe de trans fait sa maraude. Elles sont protégées par la futaie. Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. Les clients passent dans leurs voitures, ralentissent quand ils voient le groupe, et, parmi les trans, en choisissent une qu’ils appellent d’un geste. L’élue accourt. C’est comme ça que ça se passe, nuit après nuit.
    Le parc Sarmiento se trouve au cœur de la ville. C’est un vaste poumon vert, avec un zoo et un parc d’attraction. La nuit, les lieux deviennent sauvages. Les trans attendent sous les arbres ou devant les voitures, elles promènent leurs charmes dans la gueule du loup, devant la statue de Dante, la statue historique qui donne son nom à l’avenue. Chaque nuit, les trans surgissent du fond de cet enfer, mais personne n’écrit à ce sujet, elles jaillissent afin de faire renaître le printemps.

    La tante Encarna emportera ce petit enfant dans son sac à main. Il sera baptisé Éclat des Yeux. Les trans, elles, continuent leurs vies, avec ce petit être improbable en plus et une tante Encarna habitée par son nouveau rôle de mère.
    Camila va nous présenter toutes ces filles en talons, robes moulantes et armures de fer. Elle va aussi nous raconter son histoire. Touche par touche, elle nous révèle une photographie sur laquelle les passants bien-pensants les regardent les yeux en feu et la bave aux lèvres ; sur laquelle les clients ont la main à la braguette, le cœur brûlant et le pied leste ; sur laquelle la sororité n’est pas juste un concept, mais une question de vie et de mort, aussi. La jeune María, sourde-muette, Natalí la louve-garou, Laura la femme enceinte, la seule née femme du groupe. Il y a aussi les Hommes sans Tête, arrivés meurtris par la guerre d’un pays lointain et qui errent, inoffensifs et perdus. Et Camila, donc, qui a laissé derrière elle un père alcoolique et une mère écrasée par son absence de place. À Córdoba, elle va étudier, et faire le trottoir. Elle raconte sa part de coups, des coups de chance, des coups de foudre et des coups de couteau, la maison rose de tante Encarna, la magie de Machi Trans, prêtresse de toutes les trans. Elle nous parle d’amour, de haine, de douleur, de repossession, de (re)naissance et de vie.

    On se doute que dans ce roman, la part autobiographique est grande. La vie de Camila Sosa Villada aurait pu trouver une incarnation dans un personnage d’Almodóvar. Mais elle est née en Argentine, et son histoire se pare de réalisme magique, de poésie et de mystère. Sur la crête d’une vague incessante, on glisse d’un morceau de vie à l’autre, la légèreté de certains moments balayée brutalement par le goût du sang qui coule entre les dents. Il y a beaucoup d’amour et de lucidité dans le roman de Camila Sosa Villada, beaucoup de tristesse et malgré tout, toujours, une grande rage d’espérance.

    Sous le patronage de la Difunta Correa, les trans du parc Sarmiento de Córdoba, tante Encarna et Éclat des yeux savent que chaque jour de plus est un miracle qui peut s’évaporer dans un souffle dont on ignorait qu’il serait le dernier.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    204 pages
    Éditions Métailié

  • Mortepeau – Natalia García Freire

    Lucas vit avec son père, Juan, sa mère, Josephina et leurs 4 domestiques/nourrices dans une grande maison du paramo équatorien entourée d’un jardin luxuriant. Un soir, deux hommes se présentent à la porte du manoir. Juan les accueillera à bras ouverts et les installera chez lui, et avec eux la lente décrépitude de sa famille.
    Après un temps d’exil, Lucas revient chez lui et s’adresse à son père, mort et enterré dans le jardin. Il va lui raconter comment il a perçu et vécu l’irruption de ces deux hommes, la déchéance familiale et ses retrouvailles avec ce lieu autrefois paradisiaque.
    Felisberto et Eloy, les deux énigmatiques visiteurs, semblent sortis de nulle part. Nul ne sait ce qu’ils ont dit à Juan pour le convaincre de les recevoir, ces deux voyageurs crasseux et repoussants. Accueillis comme des invités de prestige, ils ne tardent pas à faire peser sur la maisonnée une atmosphère de crainte et de dégoût, mêlée d’une séduction malsaine.  Josephina, passionnée par ses fleurs, son jardin et toute la vie qu’il habite, femme sensible et atypique proche du blasphème dans cette société cadrée par la morale catholique, va être la première à subir les effets de l’aura malfaisante des visiteurs, qui va rapidement toucher, en suivant les rhizomes qui relient chaque être de la maisonnée, tout ce qui vit.

    Je ne crois pas que mon défunt père m’observe. Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d’araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes. Peut-être même qu’un scorpion s’est posé près de son visage à moitié décomposé, et tous deux évoquent les dessins qui ornent les tombeaux des pharaons égyptiens.
    Nous l’avons enterré à proximité de l’endroit où je m’allonge, derrière ces statues de pierre. Si je creuse toute la nuit, je pourrai le trouver, qui sait si j’attraperai en premier ses mains, ses pieds ou le bas du pantalon de son costume noir. Qui sait comment son cadavre s’est installé pour reposer en paix. Nous l’avons mis en terre sans prendre la peine de changer le vieux complet qu’il portait, car son corps sentait déjà.

    C’est le récit d’une déchéance, d’un pourrissement que confie Lucas à l’oreille de son père en décomposition. Le récit, aussi, d’une fin brutale porté par une domination incompréhensible et inimaginable. Comment ces deux hommes, gigantesques et repoussants, puants, desquamant, ont pu ainsi séduire le père et détruire cette famille riche et établie, s’insinuant dans sa chair, dans sa tête, contaminant tout autour d’eux ? Lucas, abandonné et méprisé par son père, puis contraint à l’exil, à l’esclavage, maltraité, va se raccrocher à ce à quoi sa mère tenait le plus : la nature, les fleurs, les insectes. Cette vie qui grouille, qui se glisse et rampe, qui pourrait nous recouvrir tous, devient le monde du jeune homme. Face à la putréfaction provoquée par Felisberto et Eloy, il se range du côté de ceux qui vivent et survivent dans l’humus, qui se l’approprient. Contre la morale catholique des édiles du village qui a pris parti pour le père et les deux envahisseurs il plonge dans les traditions andines et au-delà, se créé un panthéon païen, terrien, dont les dieux, les déesses et les idoles ont 6, 8 ou 1000 pattes, rampent, gluent, crépitent et fouissent.

    Macabre et poétique, Mortepeau est aussi dérangeant qu’il est fascinant, comme une araignée énorme qui tisse sa toile beaucoup trop près et dont on ne peut détacher le regard. Natalia García Freire nous plonge dans un gothique lyrique pour nous conter la fin d’une famille, la fin d’un monde, aussi, et l’envie viscérale d’une vengeance. La beauté du texte est amplifiée par sa noirceur dérangeante. Comme les insectes qui fascinent et accompagnent Lucas, on sent le fourmillement des mots sur notre épiderme, sans pouvoir, ni vouloir, y faire quoi que ce soit.

    Traduit de l’espagnol (Équateur) par Isabelle Gugnon
    Éditions Bourgois
    160 pages

  • Mâchoires – Mónica Ojeda

    Fernanda et ses inséparables copines sont lycéennes dans le très prestigieux collège-lycée privé Delta de l’Opus Dei, qui accueille la fine fleur féminine de la haute de Guayaquil. Fille d’une fervente militante anti-avortement et sœur d’un frère mort, potentiellement de sa main, elle et ses copines sont les popus du lycée. Mais la vie est assez morne, quand on vit dans un quartier ultra-sécurisé et qu’on peut faire régner sa loi un peu partout. Adeptes de creepypastas et d’histoires horrifiques en général, la petite bande va investir un immeuble en ruine, entouré d’eau stagnante, rempli de serpents et autres reptiles au sang froid et à la dent dure pour y tracer et repousser leurs limites.
    De son côté, Miss Clara prend sa première rentrée dans ce collège-lycée privé. Fille de prof qui se glisse dans les vêtements (et le corps) de sa défunte mère, elle espère que ce nouvel établissement sera également un coup d’éponge sur le traumatisme et l’humiliation que lui ont fait subir deux élèves de son ancien bahut.
    Fernanda, la rebelle, la meneuse, émerge pourtant un jour pieds et poings liés dans une cabane au fin fond de la forêt équatorienne, avec pour seul horizon la jungle dense et moite et un volcan. La ravisseuse n’est autre que Miss Clara, qui a décidé de lui donner une bonne leçon. Mais pour quelle raison ? Ça, Fernanda n’en a pas la moindre idée.

    Elle ouvrit les paupières et toutes les ombres du jour qui se brisait s’engouffrèrent en elle. Ces taches volumineuses -« L’opacité est l’esprit des objets », disait son psychanalyste- laissaient deviner des meubles en piteux état et, plus loin, un corps fantomatique qui nettoyait le sol avec un balai-serpillère pour hobbit. « Merde ». Elle cracha sur le plancher contre lequel s’écrasait le côté le plus laid de son visage de Twiggy-face-of-1966. « Merde ». Sa voix semblait sortir d’un vieux dessin animé en noir et blanc. Elle s’imagina là où elle était, par terre mais avec le visage de Twiggy, qui était en réalité le sien, mis à part la couleur canard-en-plastique des sourcils du mannequin anglais; des sourcils canard-de-bain qui ne ressemblait en rien à la paille brûlée non épilée des siens. Même si elle ne pouvait pas se voir, elle savait exactement dans quelle position gisait son corps et devinait l’expression peu gracieuse qu’elle devait avoir en ce si bref instant de lucidité. La pleine conscience de son image lui donna une fausse sensation de contrôle mais ne la tranquillisa pas pour autant car, malheureusement, la connaissance de soi ne transformait personne en Wonder Woman, ce qu’elle avait besoin d’être pour se libérer des cordes qui lui liaient les mains et les jambes, comme les actrices les plus glamour de ses thrillers préférés.

    L’adolescence, cette période monstrueuse de transformation des corps et des esprits, de lutte violente pour exister par soi-même mais surtout par les autres, par ses amies qui sont le centre de la vie, et contre les mères, ces figures déformées et dévorantes qui ne lâchent jamais prises. Fernanda souffre en silence du manque d’affection donné par sa mère, tandis qu’Annelise, sa meilleure amie, sa sœur de cœur, sa passion, méprise la sienne pour les humiliations qu’elle lui fait vivre depuis l’enfance. Miss Clara, elle, s’est fondue dans le corps et la vie de sa génitrice pour avoir l’impression d’exister, elle s’est glissée entre les dents acides et tranchantes de celle qui l’a mise au monde et rabaissée jusqu’à sa mort.
    La bande de lycéennes jouera à se faire peur en se perdant dans une mythologie créée par Annelise, la plus belle, la plus inventive, la plus extrême, peut-être ? Emportées par la cosmogonie du Dieu blanc, une divinité morbide et violente, elles se lancent dans des défis qui dépassent vite l’envie de frisson propre à la sensation d’immortalité adolescente. Pour vivre une vie d’adulte, il faut aller loin, se faire mal et faire du mal à celles qu’on aime. Leurs dents claqueront de peur et de désir, s’enfonceront dans les chairs pour dévorer les émotions ardentes et incompréhensibles que leurs esprits ne contrôlent pas et que leurs corps exultent.

    Mónica Ojeda nous emmène dans les entrailles émaillées des relations. Mère et filles, amies ou amantes, les attaches entre les personnages de ce roman sont tout sauf simples ou saines. On se rejette, on se dégoute, on se frappe et on se lèche, on se goûte, on s’embrasse et on se mord. Mettant au creux de son texte (et en exergue) la phrase de Lacan « Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça, la mère », elle développe au fil du texte et dans une langue palpitante, oppressante et addictive, cette brutalité latente ou manifeste qui naît de la dualité entre une mère et sa fille, et de la domination intrinsèque à toute relation passionnée et constituante. Fernanda et Annelise, amies fusionnelles depuis l’enfance, partagent en grandissant la même passion pur les histoires d’horreur et le même rejet de leurs mères pathétiques, fausses et rejetantes. Entre amitié et amour, passion et soumission, la ligne est mouvante et les mâchoires se referment, emprisonnant les jeunes filles dans la fausseté de leur vie publique et l’onirisme cosmique, indicible et pervers de leurs fantasmes. Miss Clara Lopez Valverde a, elle, embrassé cette prison de dents et d’os, en se dévouant corps et âme à sa mère malade et méprisante, dont elle aspire la moelle jusqu’à la dernière goutte, pour exister en-dehors d’elle-même et être à la hauteur d’attentes qui ne seront jamais comblées.
    C’est un monde de femmes, autant que la société dans laquelle elles évoluent n’est pas pour elle, voire contre elles. Les hommes passent, rapidement, de loin, souvent loin d’être prêts pour ce que vivent, pensent et se font vivre les filles et femmes qu’ils croisent. Ils se sentent dominants et contrôleurs mais ne sauraient imaginer ou même deviner ce qui se trame derrière ces bouches juvéniles et désirables, derrières ces sourires prudes et carnassiers.

    Mâchoires est un roman terrifiant et fascinant sur les relations intimes et passionnelles entre les mères et leurs filles, les amies, les enseignantes et leurs élèves, ces liens troubles, brusques, sur lesquels nous pensons avoir une emprise et un contrôle mais, qui irrémédiablement nous échappe et laisse sortir le monstre, toutes dents dehors, et son envie inassouvie de dévorer et d’être dévoré.

    Traduit de l’espagnol par Alba-Marina Escalón
    Gallimard
    320 pages