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  • La maison aux pattes de poulet – GennaRose Nethercott

    Bellatine et Isaac Yaga ne se sont pas vus depuis longtemps, depuis que le grand frère a quitté le domicile familial, et sa petite sœur, pour aller vivre la vie de hobo sur les routes et chemins de fer des États-Unis. Lui écume le pays en bonimenteur de foire, elle s’est établie tout juste comme menuisière dans le Vermont. Un beau jour, un courrier bien étonnant les rassemble sur le port de New York. Une arrière-arrière-grand-mère ukrainienne, la dernière génération avant la migration aux États-Unis, leur a légué quelque chose à tous deux, ses plus jeunes héritiers. C’est avec, au choix, horreur, stupeur et amusement, que les deux Yaga découvrent sur les docks new-yorkais une caisse immense et, dedans une maison de type forestière, dressée sur deux puissantes pattes de poulet.

    Voyez : c’est Kali tragus, le soude-bouc, ou chardon de Russie. Une plante qui tient de la masse échevelée, des fleurs vertes qui se font aussitôt feuilles de la même couleur. Tige striée de rouge et de violet comme un poignet couvert d’ecchymoses. Les feuilles, donc, sont bordées d’épines aussi acérées que des aiguilles à coudre. Ne les maniez qu’avec des gants -ou ne les touchez pas, c’est préférable. Si les épines vous déchirent la peau, faites celui ou celle qui n’a rien senti. L’époque n’aime pas les geignards. Il y a de pires blessures que celle que vous inflige le chardon. Vraiment pires, bien pries.
    Le chardon de Russie se gorge de vie dans les climats les plus arides. Il prospère en terre inquiète -s’épanouit dans des lieux d’anormale violence. Dans les blés incendiés. Les champs assoiffés. Les terres fertiles ravagées par la maladie. Rien de cela ne l’empêche de survivre. De croître et de se multiplier. Croître, oui, de dix centimètres à près d’un mètre. Après sa mort, il se brise à ras du sol et voyage par le monde, semant ses graines en tout lieux. Le chardon se déplace comme une bête vivante, virevolte et valse dans le vent d’été, lèche la poussière et danse le shimmy dans les espaces désarticulés.

    Isaac et Bellatine sont des descendants de Juifs ukrainiens qui ont fui les pogroms et gagné, comme des milliers d’autres, une terre promise (parce qu’il paraît qu’en Amérique, il n’y a pas de chats). Mais de cette histoire, si ce n’est un nom de famille peu anglophone, un judaïsme pas très prégnant et un théâtre de marionnettes familial aux histoires teintées de folklore slave, ils ne savent pas grand-chose. L’arrivée impromptue de cette maison centenaire dans leur vie moderne les plongera brusquement dans ce passé, car la maisonnette est traquée par un danger qui semble venir de loin.

    Lectrice, lecteur, chardon qui échappe à ma peau, si tu as la flemme de lire plus avant, arrête-toi là et va chercher ce livre, parce que vraiment c’est un plaisir sans fin. L’histoire est passionnante, l’écriture superbe et le tout très intelligent et touchant. Voilà. Tu peux aller dans ta librairie/bibliothèque la plus proche.
    Sinon, pour creuser un peu plus, quand même, c’est ci-après.

    Il se nommerait Ombrelongue, celui qui recherche la maison. Homme au charme un peu suranné et à l’accent russe aussi désuet que plaisant, il aborde avec amabilité les inconnus avant de les envoûter, faisant ressortir leurs peurs les plus grandes et les rages enfouies. Violence, aveuglement et pulsion sont ses étendards à travers les années et les continents. Mais pourquoi court-il donc après cette maison qui court ? Est-ce une traque ou des retrouvailles ? Bellatine et Isaac, rejoints par Rummy, Sparrow et Shona, membres d’un groupe de folk underground, puis par Winifred, vont devoir apprendre à se faire confiance, découvrir l’histoire de leur famille et des histoires qui peut-être les entouraient dans le silence depuis longtemps.

    La référence à Baba Yaga est évidente, de l’isba jugée sur ses deux pattes de poulet au nom de famille de nos héros. Mais plus qu’une référence à une légende en particulier, c’est à tout ce qu’elle pourrait synthétiser et représenter que s’attache, me semble-t-il, GennaRose Nethercott. C’est à un folklore slave ici intégré et partagé par les communautés juives d’Europe centrale et de l’Est, et qui s’imprègne à son tour de l’histoire de ces shtetls qui ont vu les flammes des pogroms ravager leurs vies, avant que le tambours ne changent de rythme et d’origine mais pour le même destin poussé par la même haine.
    L’histoire de nos héritiers alterne avec l’histoire de l’isba, contée par elle-même et se jouant un peu de nous. Saurons-nous identifier le vrai du faux, le folklore de l’histoire, l’horreur imaginée de l’horreur réelle ? Qu’est-ce qui aura le plus de poids et au final le plus d’importance ? L’histoire de Baba Yaga est multiple (on en parle d’ailleurs pour et dans ce livre-ci) et ses symboliques variées, selon qui conte et ce qu’il veut dire. Il faut aussi parfois passer par des souvenirs, des histoires, des racontars, pour retrouver la trame d’un récit perdu dont l’ombre flotte seulement au milieu de bout de contes, de bouts de mémoires qui s’étiolent car plus personne ne les garde. La petite isba, dernier souvenir d’un shtetl détruit est désormais la seule gardienne de son histoire et de celle de ses habitants, mais aussi de ce que les hommes se font entre eux, de cette rage aveugle, cette violence brute qui, par un tour de passe-passe aussi incompréhensible qu’insupportable, est capable d’être oublié et de se répéter, ad lib.
    Le shtetl de Gedenkrovka porte en son nom le souvenir dont il a besoin pour continuer à vivre, il appelle à lui les témoins, les héritiers qui pourront se rappeler et dire que la violence la plus sourde, celle qui finit dans un océan de flammes, commence bien avant les premiers cris et les premières armes.

    C’est un hommage aux contes, au folklore, aux histoires qui disent tout pour que l’on oublie rien et qui sont souvent les premières qui doivent être tues lorsque le bruit des bottes et les claquements de talons deviennent trop forts. Avec beaucoup d’humour et de larmes, GennaRose Nethercott et sa poésie nous offre ici un roman absolument superbe, qui se dévore d’un coup et reste longtemps dans l’estomac, la peau et le cœur. On remercie et on rend grâce (on ne le fait jamais assez) au merveilleux travail de traduction d’Anne-Sylvie Homassel, parce que des livres comme ça on ne voudrait pas passer à côté, et nous avons la chance d’avoir des traducteurices qui nous les rendent à leur mesure. Merci.

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel
    Éditions Albin Michel Imaginaire
    523 pages

  • Les fossoyeuses – Taina Tervonen

    À l’automne 2013, un charnier est découvert à Tomašica. Il s’agirait sans doute des mort-es bosniaques et croates de la ville de Prijedor et ses environs, massacré-es durant l’été 1992, lors des premiers mois de la guerre qui lacère le pays depuis son indépendance, et qui ne trouvera son terme que dans un autre massacre, apogée sanglante de la politique de nettoyage ethnique menée par la république serbe de Bosnie et la Serbie, à Srebrenica.

    Tomašica, octobre 2013
    Midi trente, la pause déjeuner est finie. L’équipe remballe les restes du repas servi sur le capot d’une voiture, à défaut de table. « Something sweet, elle m’a dit en me proposant un carré de chocolat en guise de dessert. Une petite douceur, on en a bien besoin tous, ici. » Senem remet un masque, enfile des gants propres sur sa combinaison blanche, ajuste sa casquette bleu marine. Je gravis le monticule de terre qui borde la fosse, grande comme un terrain de foot. Senem est déjà en bas, loin derrière la balise de la police que je n’ai pas le droit de franchir. Le Bobcat démarre, les pioches s’activent, le travail reprend.
    Je ne savais pas à quoi m’attendre en arrivant ici. Rien ne m’avait préparé à la vue d’un charnier. Rien, si ce n’est quelques images d’archives aperçues dans des reportages, ici et là, les récits des survivants qui auraient pu se trouver au fond de cette fosse. Mais de ce qui se passe au moment où la terre s’ouvre pour laisser remonter le passé, je ne savais rien.
    Je m’attendais à l’horreur, à l’indicible, à l’irreprésentable. À l’idée d’un charnier.
    Un charnier, ce n’est pas une idée. Un charnier c’est du boulot. Il n’y a pas de place pour des idées devant ce trou béant dont il faut extirper les corps avant que l’hiver n’arrive.

    Selon ton âge, tu auras peut-être plus ou moins de souvenirs de cette guerre. Moi j’avais 6 ans en 1992. En 1995, on a déménagé avec ma famille, d’un village perdu vers un autre un peu moins perdu avec moins de neige. Super, me diras-tu, mais quel est le lien avec une guerre inter-ethnique et génocidaire liée à l’éclatement de la Yougoslavie et dont les effets ont encore des résonances de nos jours ? Et bien figure-toi qu’en septembre 1995 je n’étais pas la seule nouvelle dans la petite école Milvendre au bord du Rhône. Il y avait aussi Selma, qui était bosniaque. Si je me rappelle bien, elle est restée un an, puis est rentrée à Sarajevo. Je crois qu’elle était là avec ses parents. Mais je ne me rappelle pas bien. Parce que je ne savais pas vraiment ce qui se passait. Je crois que je ne comprenais pas vraiment qu’il y avait une guerre et à quel point elle était terrible. Et je crois que je découvre seulement aujourd’hui tout le reste.
    Pour écrire cette chronique, je regarde la carte de la première page, histoire de bien resituer les villes dont parle Taina Tervonen, j’aime bien savoir où je suis. Sur la carte, au milieu de la Bosnie, dans la région de Banja Luka il y a une ligne délimitant une région proche de la Croatie, qui reprend un terme qui m’avait fait tiquer dans le livre, mais que je n’avais pas creusé sur le coup : « République serbe de Bosnie ». Et puis pareil de l’autre côté, près de la frontière serbe. Tiens, regarde plutôt :

    carte Bosnie Herzégovine

    Ce n’est pourtant pas si loin, la Bosnie-Herzégovine. Sarajevo est à 1500 km de Lyon à peine en voiture (Marseille-Brest, c’est 1200). Mais jusqu’à aujourd’hui, j’ignorais que le pays était ainsi divisé. Pourtant je connaissais la guerre, je connaissais l’existence des accords de Dayton. Je connaissais Srebrenica, Ratko Mladić et Slobodan Milošević. Il était temps d’en apprendre plus.

    Taina Tervonen nous raconte dans ce grand reportage le travail de deux femmes, Semen et Darija. La première est anthropologue judiciaire et la seconde enquêtrice. Leur travail est complémentaire : quand Senem travaille à sortir les corps des charniers et recueillir tout ce qui pourrait servir à leur identification, Darija, elle, part à la recherche des familles des disparus pour prélever des échantillons sanguins pour les correspondances ADN, retracer l’histoire des disparus, leur description physique, leur dernier jour avec leurs proches. Lorsque Taina arrive à Tomašica, cela fait un mois que l’équipe arrache des corps à la glaise. Il y en a 109, sur une possibilité de 900. Lors des funérailles collectives organisées le 20 juillet suivant, ce seront presque 300 âmes qui seront rendues à leur nom et leur famille.
    L’ouvrage est dantesque et les conditions de travail risibles. La morgue est installée dans une ancienne usine, sans système de refroidissement, avec une équipe restreinte à qui l’on refuse plus de financement. Les politiques viennent faire de la représentation lors de l’ouverture des charniers et pendant les funérailles, puis disparaissent, laissant chacun dans son silence, ses souvenirs et sa douleur. La guerre est finie depuis presque vingt ans quand Taina arrive, mais sa présence est partout. Le charnier de Tomašica est une épreuve. Les corps ont été particulièrement bien conservés par la glaise de cette ancienne mine, et la présence de charniers secondaires rend la complétion et l’identification des victimes encore plus compliquée. D’autant que, dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, des noms ont été rendues à certaines victimes avec un peu trop de rapidité, obligeant la réouverture de dossiers et une nouvelle plongée dans l’horreur pour les familles. Et puis de nombreuses familles ont fui, cherché refuge dans d’autres pays et ne sont jamais revenues.

    Chaque jour à Tomašica des femmes apportent à manger aux équipes, des familles viennent voir s’ils ne reconnaîtraient pas, au milieu des restes, le pull d’un frère, les chaussures d’un père, la robe d’une fille. À chaque nouvelle ouverture de charnier, c’est la même rengaine, les mêmes espoirs et les mêmes peurs. Dans cette région de la fameuse république serbe de Bosnie, qu’en est-il du rapport à ces morts, à ces disparus ? Chaque communauté continue de réécrire l’histoire, de creuser les déchirures dans les mots ou le silence, le révisionnisme ou le déni.

    Avec délicatesse, Taina Tervonen se glisse dans cette histoire qu’elle connaît mal pour donner la parole à celles et ceux qui tentent de combler les trous, d’apporter un peu d’apaisement. Aux côtés de ses protagonistes et des familles qu’elles rencontrent, elle prend et nous donne à voir la mesure des choses, de cette guerre laissée de côté, de ce génocide dont les morts sont encore à trouver et à nommer. Une enquête au long cours pour donner une dernière fois la parole aux morts et la rendre aux vivants et qui rend magnifiquement hommage aux femmes et hommes qui œuvrent à faire le lien entre les deux.

    De Taina Tervonen, je ne peux que t’enjoindre à lire son autre livre paru chez Marchialy, Les otages, dont je t’ai parlé précédemment. Les fossoyeuses a également une déclinaison documentaire, que tu trouveras sur la plateforme Tënk, sous le titre Parler avec les morts. Et pour suivre une autre histoire d’anthropologues judiciaires, tu peux te tourner vers la formidable Leila Guerriero et son livre L’autre guerre dont je t’ai aussi parlé, au sujet des morts de la guerre des Malouines. Les deux journalistes ont d’ailleurs échangé lors d’une rencontre à la Villa Gillet en mai 2023.

    Éditions Marchialy
    262 pages

  • Baba Yaga a pondu un œuf – Dubravka Ugrešić

    Pupa, Kukla et Beba partent en goguette et en séjour thermal dans un grand hôtel-spa de Prague. Les trois vieilles dames, retraitées croates, y croiseront des personnages au moins aussi rocambolesques qu’elles-mêmes lors de situations aussi improbables qu’absurdes et révélatrices. Mais avant, mais après, ce ne sera pas tout, et le livre reste à se révéler dans un suspense étonnant.

    Au premier abord, elles passent inaperçues. Puis, soudain, telle une souris égarée, un détail anodin se fraie un chemin dans votre champ de vision : un sac à main désuet, un bas qui a glissé le long de la jambe pour s’arrêter sur une cheville enflée, des gants en crochet aux mains, un bibi démodé sur la tête, de rares cheveux gris aux reflets violets. La propriétaire du chatoiement violet hoche la tête comme un chien mécanique et sourit d’un sourire blême…
    Oui, au premier abord elles sont invisibles. Elles passent à côté de vous comme des ombres, picorent l’air devant elles, tâtonnent, traînent leurs pieds sur l’asphalte, marchent à petits pas de souris, traînent un Caddie, s’appuient sur des cannes métalliques, ceintes d’une multitude d’improbables sacs et cabas, tel un déserteur encore en attirail militaire complet. Il y en a aussi qui sont encore « en forme » : en robe d’été décolletée, une coquette bordure de plumes autour du col, en vieux manteau de fourrure d’astrakan à moitié mangé aux mites, des coulées de maquillage sur le visage. (Qui, d’ailleurs, est capable de se maquiller convenablement avec des lunettes sur le nez?!)
    Elles roulent à côté de vous comme un tas de pommes fripées. Elles marmonnent dans leur barbe, discutant avec leurs interlocuteurs invisibles comme des Indiens. Elles prennent le bus, le tram et le métro comme des bagages oubliés : elles dorment la tête posée sur la poitrine ou restent aux aguets, se demandant à quelle station il faut descendre et s’il faut descendre tout court.

    Avant nos trois petites vieilles, c’est l’histoire d’une fille déjà bien grande, écrivaine émigrée qui rend visite à sa mère en Croatie et fait, pour elle, le voyage dans le village des origines et des vacances d’été, en Bulgarie. C’est le récit de la vieillesse de sa mère, entre maladie, habitudes et perte de repères, et de sa place à elle, la fille, l’enfant, au milieu des attentes et des souvenirs, des changements et des peurs de chacune.
    Après, c’est la lettre du Dr. Aba Bagay, folkloriste spécialiste du folklore slave, de répondre à un éminent éditeur qui cherche à comprendre les liens entre nos deux histoires précédentes et le mythe de Baba Yaga, en vue de l’éditions du roman. Et mon tout, cet oeuf pondu, c’est un récit/roman méta fascinant et drôle, érudit et introspectif. Mais voyons, glissons-nous dans cette coquille.

    Dubravka Ugrešić raconte non seulement la vieillesse, mais surtout les vieilles dames, celles qu’on oublie, qu’on rabaisse. Ces femmes dont le rôle reproductif est achevé depuis longtemps et qui, souvent veuves, n’ont même plus le mérite de veiller sur un mari sénile. Celles dont le corps n’en finit plus de leur échapper, suivi parfois par un peu de leur esprit. Ces vieilles femmes dont les gens et les histoires ont très tôt fait des sorcières, diverses et variées selon les pays et les cultures. Balkans oblige, ici c’est la célèbre Baba Yaga qui sera la représentante, l’allégorie, l’élue, le mètre-étalon de la vieille. Parce que les vieilles dames sont des sorcières. Elles mangent des enfants, empoisonnent les jeunes couples, séduisent les jeunes hommes et jalousent les jeunes femmes. Elles ont les seins qui tombent jusqu’au sol, des jambes de bois ou d’os, de mauvais yeux et de l’aigreur à revendre.
    Chez Dubravka Ugrešić, les vieilles dames rencontrent aussi de jeunes hommes très beaux prêts à leur rendre service, elles défient la mafia russe et ont eu une vie forte, dure et parfois lourde derrière elles. Les vieilles dames sont des déesses, des sorcières, des êtres humains.

    Avec deux histoires en miroir, prolongement ou opposition l’une de l’autre, elle donne déjà à voir plusieurs images de la vieillesse. D’un côté celle renvoyée par la fille (que l’on image pas toute jeune non plus, sans doute) dont la mère s’échappe, agace aussi sans doute un brin. La seconde, truculente et rocambolesque, nous amène à Prague avec nos trois vieilles qui viennent prendre un peu de bon temps. Racontée avec toute la célérité et la virtuosité d’un conte slave, cette partie-là confronte nos vieilles avec des vieux, avec des jeunes, avec la modernité et le passé, une histoire morcelée comme celle de leur pays et de cette région dans laquelle il n’y a pas besoin d’être très vieux pour avoir une histoire de guerre à raconter. Elles, elles en ont plusieurs, plus des rêves en lambeaux et des espoirs brisés, comme une coquille.
    La troisième partie, surprenante, nous livre en méta une analyse des deux premières par le prisme de la figure de Baba Yaga, donc. Et c’est absolument fascinant. Cette figure mythique, pas très bien connue de par chez nous (je ne sais pas toi, mais mes connaissances sur le sujet étaient assez fines) a pourtant des émules et des ramifications dans toute l’Europe, pour ne pas dire dans tout le monde. Parce que les vieilles dames sont partout. Analysant la figure de cette sorcière culte des contes slaves, le Dr Aba Bagay nous propose une vision d’ensemble étayée et pointue de la manière dont les sociétés ont considéré leurs vieilles et de celles qui sont venues jusqu’à nous. La mère, l’épouse, la putain, mais aussi la divinité, quatrième face d’une trinité bien restrictive et qui a pu justifier de l’inquisition aux lapidations.

    Elle raconte aussi les fissures d’une région déchirée depuis longtemps et dont les frontières vibrent encore. Nos protagonistes sont né-es dans un pays qui n’existe plus, écartelé et décimé par les nationalismes. Son héroïne-alter-ego déteste d’ailleurs le folklore, qui sert de terreau aux patriotes et de simplificateur aux étonnés étrangers, et sa folkloriste bulgare de la troisième partie rendra aux mythes et contes leur complexité et à Baba Yaga sa puissance.

    Alors installe-toi bien confortablement dans ton mortier, donne un coup de pilon pour décoller, un peu de balayage pour dissimuler tes traces et découvre la puissance et la complexité de vieillir avec ces visages de Baba Yaga. Regardons, enfin, les puissantes, celles qu’on ignore et que l’on craint. Rejoignons l’internationale des babas.

    Traduit du croate par Chloé Billon
    Éditions Christian Bourgois
    454 pages

  • Les jeunes mortes – Selva Almada

    En novembre 1986, Selva Almada a 13 ans et vit avec sa famille à Villa Elisa, petite ville de la province d’Entre Ríos proche de la frontière avec l’Uruguay. C’est un dimanche plutôt tranquille qui commence, malgré l’orage de la nuit. L’asado dominical prend doucement, la chatte a fait ses petits. A la radio, Selva, aux côtés de son père, entend une nouvelle qui va la bouleverser. A quelques kilomètres de là, à San José, Andrea Danne a été assassinée pendant son sommeil, poignardée en plein cœur.

    Le 16 novembre 1986 au matin, le ciel était limpide, il n’y avait pas un nuage à Villa Elisa, le village où j’ai grandi, dans le centre-est de la province d’Entre Ríos.
    On était dimanche et mon père préparait l’asado au fond du jardin. Nous n’avions pas encore de barbecue, mais il se débrouillait assez bien avec un morceau de tôle à même le sol qu’il recouvrait de quelques braises au-dessus desquelles il installait une grille. Même par temps de plus, mon père ne renonçait jamais à l’asado du dimanche : si besoin, il protégeait la viande et les braises à l’aide d’un autre morceau de tôle.
    Tout près de l’asado, entre les branches d’un mûrier, il y avait une petite radio à piles, toujours branchée sur la même fréquence, LT26 Radio Nuevo Mundo. Ils passaient des chansons folkloriques et toutes les heures un bulletin d’infos assez succinct. La période des incendies à El Palmar n’avait pas encore commencé -à quelque cinquante kilomètres de là, le parc national prenait feu chaque été, faisant retentir les sirènes des casernes de pompiers tout alentour. En dehors de quelques accidents de la route -toujours un jeune qui venait de quitter un bal- le week-end il ne se passait pas grand-chose. Il n’y avait pas de match de foot de prévu cet après-midi là : en raison de la chaleur, on était déjà passé au championnat nocturne.

    Andrea Danne, 19 ans (San José, Entre Ríos).
    María Luisa Quevedo, 15 ans (Presidencia Roque Sáenz Peña, Chaco).
    Sarita Mundín, 20 ans (Villa Nueva, Córdoba).
    Toutes trois assassinées dans les années 80, trois meurtres non résolus. Marquée par l’annonce de ce fameux dimanche de novembre 86, Selva Almada décide de remonter le fil de ces trois drames et de raconter leur histoire. Issues des provinces argentines, vivant dans un milieu populaire voire pauvre, elles étaient encore à l’école, jeune travailleuse ou prostituée. Leur mort a défrayé la chronique dans ces lieux éloignés du bruit de la capitale, qui vivent au rythme des usines, des champs, des championnats de foot et des bals de fin d’année. Sans avoir l’ambition de résoudre des enquêtes au long cours, elle défriche ce qui pourrait s’apparenter à de sordides faits divers pour remettre en lumière des crimes insupportables qui reflètent la place et la considération données à l’assassinat des filles et femmes dans le pays. A l’époque, le pays est tourmenté par ses autres démons, on découvre les histoires des bébés et enfants volés pendant la dictature.

    Trente ans plus tard, donc, Selva Almada revient sur ces trois histoires, exemples trop banals d’une violence toujours présente et au bruit encore trop faible. C’est l’histoire d’une violence systémique, qui naît dans la pâleur du quotidien. Les histoires de femmes racontées autour d’un maté : la voisine battue, celle qui s’est pendue sans que l’on sache si ce n’était pas un meurtre camouflé ; celle qui donne tout son salaire à son mari ; celle qui n’a pas le droit de se maquiller. Celui qui insulte sa copine en pleine rue. Celle qui n’a pas le droit de porter de talons. Toutes ces histoires racontées à voix basse, par honte. La même honte que celle ressentie sous les regards concupiscents des hommes. Certaines, comme la mère de Selva, n’avaient pas peur de les dire à voix haute, pour que la honte se retournât vers ceux qui la méritaient.
    Alors que Selva Almada termine son livre en janvier 2014, au moins dix femmes sont déjà mortes depuis le début de l’année.

    Avec une écriture simple et dépouillée nimbée de mélancolie, Selva Almada raconte autant l’histoire de ces jeunes filles et femmes que celle d’une société rongée par une violence qu’elle ne sait pas contenir et qu’elle érige en voyeurisme médiatique. Il faudra l’électrochoc du mouvement Ni una menos en 2015, qui deviendra international, pour prendre en compte, peut-être, l’ampleur des crimes commis contre les femmes. Les jeunes mortes est un récit important pour comprendre de l’intérieur les rouages infernaux de ces morts intolérables.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    140 pages

  • Kentukis – Samanta Schweblin

    Une nouvelle mode commence à s’étendre à travers le monde. Mignons, étranges, connectés et équipés d’une caméra, les Kentukis font fureur. Ils peuvent être dragons, taupes, lapins ou corbeaux, ils sont choupinous et plutôt muets. Et grâce à eux, les êtres humains ont une autre possibilité de tester les limites de leur curiosité et de leur propension au voyeurisme…

    La première chose qu’elles firent, c’est montrer leurs seins. Elles s’assirent toutes les trois au bord du lit, face à la caméra, retirèrent leurs T-shirts et, l’une après l’autre, dégrafèrent leurs soutiens-gorge. Robin n’avait presque rien à montrer mais elle le fit quand même, plus attentive aux regards de Katia et d’Amy qu’au jeu en soi. Si tu veux survivre à South Bend, avaient-elles dit un jour, il vaut mieux que tu sois du côté des forts.
    La caméra était installée dans les yeux de la peluche qui tournait parfois sur les trois roulettes dissimulées à sa base, avançait ou reculait. Quelqu’un la dirigeait depuis un autre endroit, elles ignoraient qui. C’était un petit panda simple et élémentaire, mais il avait plus l’air d’un ballon de rugby dont l’une des extrémités aurait été tronquée, ce qui lui permettait de rester debout. Quelle que soit la personne qui se tenait de l’autre côté de la caméra, il les suivait en tâchant de ne rien rater, et c’est pourquoi Amy souleva le panda et le posa sur un tabouret pour que leurs poitrines soient à son niveau. Il appartenait à Robin, mais tout ce que possédait cette dernière était aussi à Katia et à Amy : tel était le pacte de sang qu’elles avaient passé le vendredi, qui les liait pour le restant de leurs jours. Et à présent, chacune devant faire son petit numéro, elles se rhabillèrent.

    Le fonctionnement de ces petites peluches connectées est aussi simple qu’étonnant. D’un côté, une personne acquiert le charmant animal, le ramène à son domicile et le branche. Elle doit veiller à ce que la batterie reste chargée. Le kentuki, équipé de roulettes et d’une caméra, reste ensuite inanimé en attendant son activation. Quelque part ailleurs, n’importe où, n’importe qui, achète de son côté un numéro de série. En s’identifiant sur une interface, il prend le contrôle d’un kentuki et peut donc observer et se déplacer dans la demeure du propriétaire de l’objet.
    C’est ainsi qu’une dame péruvienne se retrouve dans l’appartement d’une jeune allemande ; qu’un jeune garçon guatémaltèque se retrouve quelque part en Suède ; qu’un italien partage son salon avec une taupe bien silencieuse ou qu’un Pékinois et une Tapeïenne se croisent dans le salon bourgeois d’une fratrie lyonnaise.

    Tu imagines bien, lectrice, lecteur, mon regard en coin, tout ce qui pourrait arriver. Imagine avoir cette peluche muette à roulettes chez toi, qui te suit, t’observe à travers son œil fixe, qui acceptera ou pas d’entrer en communication avec toi. Cette créature inhumaine mais vivante, qui comprend ce que tu fais sans jamais interagir avec toi. Comment te comporterais-tu ? Et si tu étais de l’autre côté ? Si tu pouvais voir quelqu’un vivre sans forcément te considérer, en t’intégrant immédiatement dans son quotidien. Elle cuisine, mange, boit, se lave, ramène des gens, fait l’amour. Elle te traite comme… un humain ? un animal ? Un meuble ? Une absurdité ? Et si… il lui arrivait quelque chose ? Et si… tu voyais quelque chose d’anormal. D’ailleurs qu’as-tu vraiment vu ?

    Samanta Schweblin, grande voix de la nouvelle génération d’autrices latino-américaine, n’a pas son pareil pour nous déporter légèrement à côté de la normalité. Légèrement, mais suffisamment pour que ça gratte, que ça pince. Veut-on voir ou être vu ? Se montrer ou regarder ? à travers un canevas de situations et de personnages, elle explore les motivations conscientes ou non de l’un comme de l’autre, poussant le jeu jusqu’aux limites. Toucher la neige pour la première fois, protéger quelqu’un que l’on ne connaît pas. Torturer une machine en omettant que, derrière la caméra, quelqu’un regarde. Les dérives sont nombreuses, on les découvre au fil des ouvertures de boîtes et des premières connexions. Celleux qui en ont les moyens profiteront de ce que d’autres sélectionnent pour eux des destinations de rêves : qui veut vivre dans un appartement luxueux au Qatar ? Dans un penthouse des Caraïbes ? Une favela pour une immersion réaliste dans les quartiers chauds de Rio ? L’exploration de ce réseau mondial est vaste et complexe entre voyeurisme et attachement sincère, dans une relation qui ne fait finalement que se heurter à la lentille de la caméra de la petite bête.

    Après le très bon recueil Des oiseaux plein la bouche et le très dérangeant court roman Toxique, Samanta Schweblin continue de nous montrer ce qu’il y a sous le voile de nos sociétés en nous laissant nous demander si ce sont vraiment ses histoires qui sont dérangeantes…

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions Gallimard
    265 pages

  • Terre noire – Rita Carelli

    Ana, dont les parents sont séparés, vit avec sa mère à São Paulo. Elle a peu de contact avec son père, un archéologue qui travaille en Amazonie sur les traces de peuplement dans la forêt. Lorsque sa mère meurt brutalement, il vient la chercher et lui propose de partir avec lui pour quelques mois dans le village qu’il habite dans le Haut Xingu, au cœur du Mato Grosso.
    Ce sera une expérience marquante pour la jeune adolescente réservée et bouleversée, qui changera le cours de sa vie.

    Dans la forêt, toutes les références se volatilisent, tout ce que la vie urbaine t’a enseigné s’avère inutile et, une fois perdue, tu finis tôt ou tard par te rendre compte que tu tournes en rond. On pense que c’est une façon de parler, une histoire si souvent répétée qu’on finit par y voir une vieille légende, mais c’est réel, ça se joue au niveau de notre perception, de notre sens de l’orientation. Certains disent que, parce que nous avons une jambe plus forte que l’autre, celle-ci dessine des pas un peu plus grands. Ce qui est sûr, c’est que, même si nous jurons avancer en ligne droite, nous finissons par suivre une lente et large courbe jusqu’à revenir à notre point de départ. A force de repasser au même endroit, tu peux reconnaître la forme d’une branche, d’un nid, d’une ruche, ou simplement être saisie par une sensation familière. Alors il faut repartir de zéro et recommencer.

    La suite sur le site des Nouveaux Espaces Latinos !

  • Après l’orage – Selva Almada

    En route pour aller rendre visite au pasteur Zack, le révérend Pearson et sa fille Elena tombent en panne au beau milieu de pas grand-chose, dans la province du Chaco au nord de l’Argentine. Par chance, un garagiste est dans les parages et s’attelle à la réparation. Mais celle-ci est laborieuse, le temps est long, et l’atmosphère se charge petit à petit d’électricité.

    Le mécanicien toussa et cracha quelques glaires.
    – Mes poumons sont pourris, dit-il, tandis qu’il passait le revers de sa main sur ses lèvres et se penchait une nouvelle fois sous le capot ouvert.
    Le propriétaire de la voiture s’essuya le front avec un mouchoir et glissa sa tête à côté de celle du mécanicien. Il ajusta ses lunettes fines et regarda l’amas de tuyaux brûlants. Puis il regarda le mécanicien, d’un air interrogateur.
    – Il va falloir attendre que les tuyaux refroidissent un peu.
    – Vous pouvez la réparer ?
    – Je pense, oui.
    – Et ça va mettre combien de temps ?
    Le mécanicien se redressa -il le dépassait d’une bonne tête- puis il leva les yeux au ciel. Bientôt, il serait midi.
    – En fin d’après-midi, elle sera prête, je suppose.
    – Il faudra que nous attendions ici.
    – C’est comme vous voulez. On n’a pas le confort, comme vous voyez.
    – Nous préférons attendre ici. Avec l’aide de Dieu, vous allez peut-être finir plus tôt que vous ne le pensez.
    Le mécanicien haussa les épaules et sortit un paquet de cigarettes de la poche de sa chemise. Il lui en offrit une.

    Le révérend et Elena d’un côté, El Gringo Brauer et Tapioca, son jeune aide de l’autre, ce sont deux mondes qui se rencontrent. Tombé dans la rivière et dans la foi au passage lorsqu’il était enfant, Pearson est devenu un prêcheur réputé et reconnu, un sauveur d’âme et dévoreur de péchés dans la communauté évangélique. Père célibataire depuis que sa femme est restée du mauvais côté de la portière, il élève Leni au fil de ses campagnes de prêche et d’évangélisation, en mouvement constant, fidèle berger qui rassemble ses brebis. El Gringo Brauer lui, semble aussi immobile que les carcasses des voitures qui entourent son garage. Sa seule religion tient au rythme des moteurs et à sa vie dans cette nature rêche et brutale dont il transmet les mystères à Tapioca, fils non-dit d’un coup d’un soir, que sa mère lui laisse un jour.
    Tandis que les deux hommes se jaugent, les deux ados se trouvent dans leur solitude. Le vent soulève la terre sèche et, défiant les prévisions météo, poussent vers nos protagonistes des nuages noirs lourds d’un déluge aussi violent qu’attendu.

    Pour ce premier roman, sorti chez nous en 2014, Selva Almada nous propose un huis-clos en plein air rempli de tension et d’une moiteur croissante. Homme de peu de mots et sans goût pour la religion, El Gringo Brauer voit d’un mauvais œil ce révérend bavard qui dispense ses grâces aux oreilles influençable de Tapioca. Le jeune garçon, peu loquace et sensible, trouve en effet un écho profond aux paroles du révérend, sentant une certaine lumière divine s’emparer de son cœur. Elena, elle, bien que profondément attachée à son paternel, est lasse de cette vie sur la route, sans amitié, sans attache, guidée par une foi qui semble tenir pour elle plus de l’habitude que de la croyance.
    Un duel se met en place dans cette torpeur pré-tempête, au milieu des carcasses rouillées et des chiens, pour le salut des âmes et le désir de choisir sa voie.

    Un excellent premier roman qui donne fort envie de découvrir les suivants (et compte sur moi pour m’y atteler^^), qui parvient en peu de pages à nous saisir dans ce western-maté riche d’une poésie aussi rude que pénétrante et qui cisaille la dureté de ses personnes à coup d’éclairs.

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
    Éditions Métailié
    136 pages

  • La maison de la lagune – Rosario Ferré

    Buenaventura Mendizábal débarque à Porto Rico en 1917. Originaire d’Estremadure, il fera fortune sur l’île en vendant des produits d’épicerie de son Espagne natale et du monde, fournissant les tables des caciques et notables de l’île les saveurs les plus fines. Des années plus tard, son fils Quintín épouse Isabel Monfort. Tandis que l’île se déchire sur son statut et son avenir, la famille Mendizábal vit son chant du cygne. Isabel, sans n’en rien dire, décide de raconter son histoire et celle de la famille de son époux, intrinsèquement liées à celle de Porto Rico.

    Ma grand-mère disait toujours qu’avant de s’amouracher de quelqu’un il valait mieux regarder sa famille à deux fois, car on n’épouse pas seulement son petit-ami mais ses parents, ses grands-parents, ses arrières-grands-parents et toute leur kyrielle d’ancêtres. Bref, selon elle, à bon chien, chasse de race. Je refusais de l’écouter malgré ce qui s’était passé lorsque Quintín et moi étions à peine fiancés.
    Ce soir-là, Quintín était venu me rendre visite dans notre maison de Ponce. Assis sur le canapé en rotin, nous flirtions sous la véranda comme tous les amoureux de l’époque, quand un malheureux garçon de seize ans poussa une romance de l’autre côté de la rue. Le chanteur, fils d’une famille connue, s’était secrètement épris de moi. Je l’avais quelquefois rencontré à Ponce ou dans des fêtes, mais nous n’avions pas été présentés et il ne m’avait jamais adressé la parole. Il avait découvert mon nom en bas de la photo annonçant mes fiançailles avec Quintín Mendizábal dans le journal local. Ponce était une petite ville où tout le monde se connaît, trouver mon adresse lui fut un jeu d’enfant.
    En apprenant que j’étais déjà fiancée, le garçon sombra dans une grave dépression. Il n’en sortait que pour se poster sous le chêne rouvre en face de chez nous, rue Aurora, et chanter Quiéreme mucho d’une voix qui semblait descendre du ciel. C’était la troisième fois qu’il venait mais, ce soir-là, Quintín était à mes côtés sur le canapé recouvert d’une cretonne à motifs d’hibiscus.

    Isabel commence donc, en secret, l’écriture d’un roman familial qui couvre plusieurs décennies et générations. Mais Quintín découvre le manuscrit et, en secret également, le lit et enrage. Car cette histoire c’est celle d’un homme, son père, qui a fait fortune de manière pas toujours très honnête, en trompant et trahissant, qui a épousé une femme dont il a bridé les désirs artistiques et enfermé dans un rôle de mère aliénant. Issu d’une famille pauvre d’Espagne, Buenaventura n’aura de cesse de monter les échelons et de préserver sa fortune et son statut. Mais dans la société portoricaine, qui va devoir choisir entre l’indépendance, l’union définitive avec les États-Unis ou le maintien de son statut comme état libre associé, plus que l’origine sociale compte la couleur de peau. Dans de grands livres tenus par l’évêché on note la teinte du sang. Porto Rico est pourtant un sacré melting-pot de cultures : espagnols, italiens, français, corses, états-uniens y côtoient des arrivants des pays caribéens et latino-américains. Adossée aux États-Unis, l’île a bénéficié d’aides qui l’ont transformé en petite Suisse des Caraïbes. Pour les nantis, l’indépendance serait une catastrophe, la porte ouverte à la décadence comme en Haïti ou à Cuba, et seul le rattachement au grand frère du Nord permettrait de maintenir leurs privilèges et leurs bonnes conditions.
    Les familles d’Isabel et Quintín ont traversé et traverseront chaque grande étape de cette histoire. Immigrés venus y chercher un rêve caribéen, paysans ayant pu profité qui d’un mariage, qui d’un héritage, d’une terre, pour faire fortune, les vies vont et viennent au fil des événements. On y trouvera autant les piliers rigides d’une culture catholique inamovible que les traditions toujours vivantes des descendant-es d’esclaves, représenté-es ici par Petra Avilés, la domestique fidèle qui, malgré sa relégation dans la cave de l’immense maison de la lagune construite par Buenaventura sur la source d’eau qui a lancé sa fortune, marquera la famille Mendizábal de sa présence et son empreinte, elle et les siens vivant tout autant les fortunes et les malheurs de leurs riches employeurs.

    Fresque historique, romanesque, féministe et sociale, La maison de la lagune arrive à raconter avec élan et passion les combats politiques, la ségrégation, les carcans religieux et familiaux. Les annotations de la lecture secrète de Quintín montrent comment ces castes réagissent à tous ces chamboulements tant sociétaux que familiaux. Combats entre frères et sœurs, reniement filial, manipulation, contrebande, amours déçues ou perdues, c’est une saga familiale passionnante qui nous apprend toute la complexité de la société portoricaine.

    Traduit de l’espagnol et de l’anglais (Porto Rico) par Isabelle Gugnon
    Éditions du Seuil
    404 pages

  • La maison hantée – Shirley Jackson

    Eleanor est conviée par le docteur Montague, qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, à passer quelques temps dans la demeure de Hill House, sise près du village de Hillsdale. En compagnie dudit docteur, de Theodora et de Luke Sanderson, héritier de la maison, elle va devoir noter les impressions, pensées et comportements étranges qu’elle observerait ou ressentirait. Car Hill House a mauvaise réputation, la maison serait hantée…

    Aucun organisme vivant ne peut demeurer sain dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles rêvent, semble-t-il. Mais Hill House, seule et maladive, se dressait depuis quatre-vingts ans à flanc de colline, abritant en son sein des ténèbres éternelles. Les murs de brique et les planchers restaient droits à tout jamais, un profond silence régnait entre les portes soigneusement closes. Ce qui déambulait ici, scellé dans le bois et la pierre, errait en solitaire.
    Après des études de philosophie, le docteur John Montague s’était tourné vers l’anthropologie afin de mieux poursuivre sa véritable vocation : l’analyse des manifestations surnaturelles. Il tenait particulièrement à se faire appeler par son titre universitaire, espérant ainsi conférer un air de respectabilité à ses travaux jugés non scientifiques. La location de Hill House pour trois mois il avait coûté cher -autant en agent qu’en fierté-, mais il comptait bien être largement récompensé lorsqu’on ne manquerait pas de saluer la publication de son ouvrage sur les causes et les effets des perturbations parapsychologiques dans une maison que beaucoup déclaraient « hantée ».

    Nos quatre protagonistes se retrouvent donc volontairement isolés dans la maison sur la colline, éloigné d’un village qui semble ne pas vouloir avoir quoi que ce soit à voir avec la demeure et avec comme seul autre contact régulier Ms Dudley, la femme du gardien et elle-même cuisinière et femme de ménage, qui vient le matin, repart le soir, et est à cheval sur les horaires.
    Aucun des quatre ne se connaît, et nous sommes, lecteurices, au plus près d’Eleanor. La jeune femme vient de perdre sa mère après l’avoir soignée pendant onze ans. Elle déteste sa sœur et sa famille et semble avoir bien peu de raisons d’être heureuse. C’est donc une sacrée aventure qui l’appelle, et qu’elle rejoint avec autant de peur que d’excitation. Mais les quatre assistants du docteur n’ont pas été choisi au hasard, les deux jeunes femmes du moins ont déjà été victimes, ou témoins, de phénomènes paranormaux.

    Après avoir adoré Nous avons toujours vécu au château, je me délecte enfin du classique de l’autrice états-unienne. Shirley Jackson a le don de créer une ambiance pesante, mystérieuse et angoissante, dans laquelle elle vient perdre des personnages dont on ne sait trop, au fil de l’avancée de l’histoire, si l’on peut leur faire confiance. Eleanor, qui nous raconte finalement cette histoire, est une femme perdue et fragile, en même temps que narcissique et en quête de nouveauté. Prête à fuir sa vie, elle est d’abord dans une grande joie face à à ses nouveaux camarades. Mais les manifestations surnaturelles de la maison vont ébranler cet embryon de confiance qu’elle tentait de simuler et la faire plonger dans les plus grandes angoisses. Considérant malgré tout la maison comme son foyer, oscillant entre grande amitié et répulsion totale pour ses compagnons, Eleanor devient aussi étrange et insaisissable que Hill House.

    On a peur, on rit aussi, un peu car Shirley Jackson désamorce certaines situations avec des personnages burlesques, et vient parfois accentuer l’impression d’étrangeté avec un brin d’humour. Mais tout au long, on s’enfonce dans l’inquiétant et l’incompréhensible, sous le coup des esprits frappeurs, des tirades automatiques, des courants d’air et du regard perdu d’Eleanor. Un vrai grand classique !

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mols, révisée par Fabienne Duvigneau
    Éditions Rivages
    270 pages

  • Marcher vers son essentiel – Pauline Wald

    En 2017, épuisée, Pauline Wald plaque tout : la promotion, le boulot dans la finance, l’appartement à Paris. Elle retourne dans sa famille, à Strasbourg, remplit son sac à dos et se met en chemin. Et le chemin qu’elle choisit, c’est le GR 65, le GR à la coquille, celui qui traverse la France en diagonale et l’Espagne en ligne droite, jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle.

    Janvier 2021
    J’entends le bruit des vagues depuis mon appartement. Je viens d’atteindre Sagres, dans le Sud du Portugal. Comme à chaque arrivée dans un nouvel endroit, j’ai besoin d’un temps d’adaptation. Mes repères extérieurs ont changé, ceux de l’intérieur ont besoin de s’habituer. Je viens de parcourir plusieurs centaines de kilomètres rapidement, en bus ; mon corps n’a pas encore pris ses marques.
    Ma première mission de la journée est d’aller faire des courses au magasin le plus proche, qui est à trois quart d’heures de marche. Le trajet, sous un soleil au zénith, est long et éreintant. J’essaie d’arrêter des voitures en levant le pouce. Tant de voitures ne transportant qu’un seul passager vont dans la même direction.
    Personne ne s’arrête.

    Lectrice, lecteur, je sais, je ne t’ai pas habitué-e à parler de livres de ce genre, des récits de vie, des témoignages, surtout quand ils touchent au spirituel. Je ne suis pas une habituée non plus, à vrai dire. Mais voilà, déjà, ce livre, c’est mon papa qui me l’a offert, ce qui est une première excellente raison pour le lire. Et puis, s’il me l’a offert, ce n’est pas par hasard, c’est parce qu’en août 2023, j’ai fait mes premiers pas sur le chemin qui me mènera moi aussi, je l’espère, à Saint-Jacques-de-Compostelle.
    Nos expériences du Chemin sont différentes, et pourtant il y a tant en commun. Je n’ai pour l’instant marché que 250 km, 11 petits jours quand Pauline Wald a passé 4 mois sur la route. Mais il y a une synchronicité, il y a cet esprit qui s’agite, cette magie qui s’incarne. Ce qu’elle raconte, je l’ai ressenti, à mon niveau, avec des interprétations différentes bien sûr, -nous n’avons pas le même vécu, nous ne sommes pas parties marcher pour les mêmes raisons-, mais la thérapie par le chemin, cette randonnée tant pédestre qu’intérieur, cette impression que le Chemin nous amène ce dont nous avons besoin, les rencontres qui arrivent au bon moment… Alors bien sûr, tu vas me dire qu’il n’y a pas vraiment de magie, et je sais bien.
    Mais quand même.

    Ce que raconte Pauline Wald, c’est que le chemin vers Saint-Jacques n’est pas une randonnée comme les autres, chacun-e y part pour une raison, chacun-e créé son chemin, se confronte à soi-même aidé par la route et par les autres. Jour après jour, on recommence, on pense, on pleure, on rit, on parle et on écoute. Et c’est tout ça qui créé cette magie : retrouver une connexion simple et entière avec les personnes qui orbitent autour de nous, sans rapport de force, sans attentes particulières. Réussir à se détacher du quotidien, en créer un autre loin de nos habitudes, de ces fausses échappatoires, pour avoir ce luxe de se recentrer sur l’essentiel, loin des parasitages constants des RS, du travail, des pressions et injonctions (les autres, les nôtres). Un luxe, oui c’en est un. Tout le monde ne peut pas partir 2, 3 mois. Tout le monde ne va pas jusqu’à Saint-Jacques. Mais finalement, qu’est-ce qui est important, l’arrivée, ou le Chemin ?
    Il n’y a pas de fin, pas de durée, pas de manière de bien faire. Pas de vrai-es ou de fau-sses pèlerin-es. On y croise toutes sortes de gens, on y a toutes sortes de pensées, on ne rentre pas meilleur-e, car là n’est pas la question, mais plus ouvert-e à ce qui se trame autour, à même de décomposer les événements comme des kilomètres et relativiser, questionner nos peurs, nos attentes, nos désirs…
    Pauline Wald et ses compagnes et compagnons de route, à qui elle donne la parole, témoignent de ce que le chemin leur a apporté. Avec parfois une approche plutôt spirituelle, voire religieuse qui me touche moins, mais cela ne change rien au fond, iels racontent leurs motivations, leurs difficultés et leurs espoirs.

    Chaque expérience est unique mais mettre un pied sur le GR à la coquille, c’est rejoindre une toile qui marque, entamer une route qui va au-delà de la Galice, car c’est à la fin du pèlerinage que commence le chemin.

    Éditions Eyrolles
    302 pages