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  • Austral – Carlos Fonseca

    Julio Gamboa vit aux États-Unis avec sa femme Marie-Hélène. Il y est arrivé jeune, depuis le Costa Rica et y travaille depuis comme professeur de littérature. Alors que quelques tensions se cristallisent avec son épouse, il apprend que son amie et amour de jeunesse, Aliza Abravanel, est morte en lui laissant une mission : écrivaine, elle travaillait sur son dernier ouvrage et souhaite que ce soit lui qui en termine l’édition. A la croisée de ses vies, Julio partira donc en Argentine, là où Aliza a fini sa vie, pour plonger dans l’œuvre de son amie.

    Il n’est jamais allé dans le désert, mais il l’a souvent imaginé.
    Voilà pourquoi, quand il examine la carte postale qu’il tient dans les mains, il croit d’abord y reconnaître une plaine aride vue du ciel. Peu importe que la photographie soit en noir et blanc. Il imagine des tons sable, une atmosphère d’ennui, une sensation de vide. A priori il n’y a personne sur l’image, rien sinon une dizaine de lignes tracées avec rigueur qu’il traduit aussitôt en rues solitaires dans un ancien coron minier. Il observe les monticules blancs qui occupent les bords du rectangle et se dit que ce sont des nuages. A ce moment-là il se met à douter.
    Lors d’un deuxième examen, les taches blanches perdent leur légèreté et commencent à ressembler à des collines de sel. La plaine se transforme d’un coup en un immense désert de sel. Les lignes droites correspondent aux chemins sur lesquels circulaient les wagons remplis de salpêtre autour de cette usine désaffectée qui lui rappelle, dans une dernier envol de fantaisie, la surface rugueuse de la lune, avec ses vallées et ses cratères, ses géométries archaïques. C’est seulement alors, l’imagination ayant atteint ses limites, qu’il se dit ce qu’il sait déjà : il s’agit tout bêtement de la photographie d’une vitre sale et là où il a cru reconnaître un désert, un lac salé ou la lune, il n’y a que de la poussière.

    Lectrice, lecteur, poussières rémanentes de ma mémoire, c’est une très très belle et, je pense, importante découverte que je fais avec Carlos Fonseca et ce roman. C’est très beau, mélancolique, profond, plein de surprises, de fractales et d’émotions. C’est un roman très markerien, qui m’a rappelé souvent Sans soleil dans sa construction et ses questionnements. Qu’est-ce donc, alors, me demanderas-tu ? Et bien je vais tenter de t’en dire plus.

    Julio débarque donc à Humahuaca, petite ville proche de la Bolivie, au milieu des salar. C’est ici qu’Aliza a passé ces dernières années. Après dix ans à lutter et sombrer dans l’aphasie, elle laisse dans ce désert de sel une œuvre complexe dans laquelle va se plonger Julio. Le père d’Aliza, Yitzhak Abravanel, avait en son temps interviewé l’anthropologue Karl-Heinz von Mülhfeld qui avait travaillé sur le projet Nueva Germania. Aujourd’hui encore le nom d’une province paraguayenne, Nueva Germania était à l’origine le projet insensé de Berhnard Förster et sa femme, Elisabeth Förster-Nietzsche. La sœur du célèbre philosophe, nazie avant l’heure, et son mari souhaitent créer en Amérique du Sud une communauté aryenne libre et purifiée, qui finira dans la maladie et la déroute. Mais au milieu de toutes ces figures en émerge une autre, silencieuse et pourtant hurlante : celle de Juvenal Suarez. ce jeune indigène, à l’époque de Mühlfeld, surnommé le Muet, vient faire écho à la figure de Aliza, elle aussi muette désormais, et porteuse d’un héritage qu’elle doit transmettre, quand Juvenal a décidé de perdre sa voix en résistance, de rejeter l’espagnol, lui le dernier de son peuple, seul représentant de sa culture décimée par les maladies et la colonisation. S’il doit parler ce sera dans sa langue, pour la faire résonner encore.

    « Le théâtre d’une voix qui se bat contre l’histoire
    Les silences d’une langue qui lutte contre l’oubli »

    Dans un second temps, et ici une seconde partie intitulée Le dictionnaire de la perte, Aliza raconte, et Julio découvre, ses expéditions au Guatemala et sa réflexion continue autour de la figure paternelle, ici en la comparant à Wittgenstein et ses travaux sur le langage, nouvel écho (développement fractal ?) à la vie et au travail d’Aliza. Ce dictionnaire l’amènera à son tour au Guatemala sur les traces de la mémoire des crimes génocidaires commis sous la dictature de Efraín Ríos Montt.

    Langage perdu, parole tue, mémoire à reconstituer et faire connaître, façonnage des identités multiples, Carlos Fonseca nous propose là une œuvre complexe et fascinante, véritable enquête dans le labyrinthe de l’histoire, tant intime que collective. De la parole perdue d’Aliza et Juvenal à celle demandée et rendue aux victimes, proches et survivant-es du génocide guatémaltèque, Carlos Fonseca dresse une carte topographique des nuances de la mémoire, de ses montagnes et de ses creux, ses fosses profondes et ses ombres portées. Les paysages révèlent aussi les caractères et les questionnements, de la forêt tropicale dense et dévorante du Paraguay et du Guatemala aux salars arides et trompeurs d’Argentine, sans oublier les villes états-uniennes, les rues parallèles de Cincinnati, la neige qui étend le silence.

    Julio se retrouve confronté non seulement au souvenir de son amie, leurs moments partagés et ceux perdus, brisés par une séparation sans doute idiote mais fondamentale à ce moment-là, il se retrouve également face à sa propre identité, le lui Costa-Ricain qui se veut aussi voire plus états-unien que nature, qui reste malgré tout amputé de quelque chose après lequel il court, ou qu’il essaie peut-être de se dissimuler depuis des décennies. Lui, qui parle et se souvient, sera-t-il le libérateur, le messager, ou bien le récipiendaire d’une connaissance qui lui échappait ?

    D’une colonie aryenne à la fin du XIXème siècle au Guatemala, Carlos Fonseca tisse une enquête envoûtante et philosophique qui nous prend dans un suspense haletant et réserve son lot de surprises et d’émotions. Il nous renvoie à la complexité de chacun et du monde, miroir brisé qui apporte une vérité intense et révélatrice, dont on sait qu’il faudra du temps pour l’absorber en plein, si tant est que cela s’avèrera possible.

    Traduit de l’espagnol (Costa Rica) par Alexandra Carrasco-Rahal)
    Collection Scribes (Gallimard)
    238 pages

  • Kentukis – Samanta Schweblin

    Une nouvelle mode commence à s’étendre à travers le monde. Mignons, étranges, connectés et équipés d’une caméra, les Kentukis font fureur. Ils peuvent être dragons, taupes, lapins ou corbeaux, ils sont choupinous et plutôt muets. Et grâce à eux, les êtres humains ont une autre possibilité de tester les limites de leur curiosité et de leur propension au voyeurisme…

    La première chose qu’elles firent, c’est montrer leurs seins. Elles s’assirent toutes les trois au bord du lit, face à la caméra, retirèrent leurs T-shirts et, l’une après l’autre, dégrafèrent leurs soutiens-gorge. Robin n’avait presque rien à montrer mais elle le fit quand même, plus attentive aux regards de Katia et d’Amy qu’au jeu en soi. Si tu veux survivre à South Bend, avaient-elles dit un jour, il vaut mieux que tu sois du côté des forts.
    La caméra était installée dans les yeux de la peluche qui tournait parfois sur les trois roulettes dissimulées à sa base, avançait ou reculait. Quelqu’un la dirigeait depuis un autre endroit, elles ignoraient qui. C’était un petit panda simple et élémentaire, mais il avait plus l’air d’un ballon de rugby dont l’une des extrémités aurait été tronquée, ce qui lui permettait de rester debout. Quelle que soit la personne qui se tenait de l’autre côté de la caméra, il les suivait en tâchant de ne rien rater, et c’est pourquoi Amy souleva le panda et le posa sur un tabouret pour que leurs poitrines soient à son niveau. Il appartenait à Robin, mais tout ce que possédait cette dernière était aussi à Katia et à Amy : tel était le pacte de sang qu’elles avaient passé le vendredi, qui les liait pour le restant de leurs jours. Et à présent, chacune devant faire son petit numéro, elles se rhabillèrent.

    Le fonctionnement de ces petites peluches connectées est aussi simple qu’étonnant. D’un côté, une personne acquiert le charmant animal, le ramène à son domicile et le branche. Elle doit veiller à ce que la batterie reste chargée. Le kentuki, équipé de roulettes et d’une caméra, reste ensuite inanimé en attendant son activation. Quelque part ailleurs, n’importe où, n’importe qui, achète de son côté un numéro de série. En s’identifiant sur une interface, il prend le contrôle d’un kentuki et peut donc observer et se déplacer dans la demeure du propriétaire de l’objet.
    C’est ainsi qu’une dame péruvienne se retrouve dans l’appartement d’une jeune allemande ; qu’un jeune garçon guatémaltèque se retrouve quelque part en Suède ; qu’un italien partage son salon avec une taupe bien silencieuse ou qu’un Pékinois et une Tapeïenne se croisent dans le salon bourgeois d’une fratrie lyonnaise.

    Tu imagines bien, lectrice, lecteur, mon regard en coin, tout ce qui pourrait arriver. Imagine avoir cette peluche muette à roulettes chez toi, qui te suit, t’observe à travers son œil fixe, qui acceptera ou pas d’entrer en communication avec toi. Cette créature inhumaine mais vivante, qui comprend ce que tu fais sans jamais interagir avec toi. Comment te comporterais-tu ? Et si tu étais de l’autre côté ? Si tu pouvais voir quelqu’un vivre sans forcément te considérer, en t’intégrant immédiatement dans son quotidien. Elle cuisine, mange, boit, se lave, ramène des gens, fait l’amour. Elle te traite comme… un humain ? un animal ? Un meuble ? Une absurdité ? Et si… il lui arrivait quelque chose ? Et si… tu voyais quelque chose d’anormal. D’ailleurs qu’as-tu vraiment vu ?

    Samanta Schweblin, grande voix de la nouvelle génération d’autrices latino-américaine, n’a pas son pareil pour nous déporter légèrement à côté de la normalité. Légèrement, mais suffisamment pour que ça gratte, que ça pince. Veut-on voir ou être vu ? Se montrer ou regarder ? à travers un canevas de situations et de personnages, elle explore les motivations conscientes ou non de l’un comme de l’autre, poussant le jeu jusqu’aux limites. Toucher la neige pour la première fois, protéger quelqu’un que l’on ne connaît pas. Torturer une machine en omettant que, derrière la caméra, quelqu’un regarde. Les dérives sont nombreuses, on les découvre au fil des ouvertures de boîtes et des premières connexions. Celleux qui en ont les moyens profiteront de ce que d’autres sélectionnent pour eux des destinations de rêves : qui veut vivre dans un appartement luxueux au Qatar ? Dans un penthouse des Caraïbes ? Une favela pour une immersion réaliste dans les quartiers chauds de Rio ? L’exploration de ce réseau mondial est vaste et complexe entre voyeurisme et attachement sincère, dans une relation qui ne fait finalement que se heurter à la lentille de la caméra de la petite bête.

    Après le très bon recueil Des oiseaux plein la bouche et le très dérangeant court roman Toxique, Samanta Schweblin continue de nous montrer ce qu’il y a sous le voile de nos sociétés en nous laissant nous demander si ce sont vraiment ses histoires qui sont dérangeantes…

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
    Éditions Gallimard
    265 pages

  • Le tiers pays – Karina Sainz Borgo

    La Sierra Orientale est la proie d’une épidémie terrible aux symptômes diffus. Les femmes sombrent dans le désespoir et les hommes dans un attentisme mou. Angustias Romero, jeune coiffeuse, décide de quitter le pays avec Salveiro, son mari, et leur deux bébés nouveaux-nés en direction de la Sierra Occidentale. Mais les enfants, si petits et faibles, meurent en cours de route. Une fois traversée la frontière, Angustias n’a qu’une obsession, enterrer ses enfants. Pur ça, elle part à la recherche de Visitación Salazar, qui dans une sorte de zone-tampon, a aménagé un cimetière pour celleux qui n’avaient plus rien.

    Je suis arrivée à Mezquite à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres. J’avais marché jusqu’au bout du monde, ou plutôt là où j’avais pu croire un temps que le mien était parvenu à son terme. Je l’ai trouvé un matin de mai au pied d’une colonne de niches funéraires. Elle portait un legging rouge, des bottes de chantier et un foulard bariolé noué derrière la tête. Une couronne de guêpes tournoyait autour d’elle. Elle ressemblait à une Vierge noire qui aurait atterrit dans une décharge.
    Dans ce terrain vague calciné, Visitación Salazar était le seul être encore en vie. Sa bouche aux lèvres brunes cachait des dents blanches et carrés. C’était une belle femme noire, plantureuse et pulpeuse. De ses bras, épais à force d’enduire les tombes à la chaux, pendant des pans de peau qui luisaient au soleil. Plus que de chair et d’os, elle semblait faite d’huile et de jais.
    Le sable souillait la lumière et le vent perforait les oreilles ; un gémissement qui jaillissait des crevasses ouvertes sous nos pieds. Plus qu’une simple brise, c’était un avertissement, une tolvanera : un tourbillon de poussière dense et impénétrable, comme la folie ou la douleur. La fin du monde ressemblait à ça : un tas de cendres formé par les os que nous semions sur notre passage.

    Après un chemin d’exil en forme de chemin de croix, un mari amorphe et deux enfants morts dans les bras, ce n’est pas un paysage d’apaisement qui attend Angustias, mais toujours la misère et la pauvreté. Les femmes vendent leurs cheveux et leurs corps, le cacique local est corrompu par un mafieux sans humanité et les irréguliers, les paras locaux, sèment la terreur. Mais c’est dans ce Tiers Pays, terre que s’est appropriée Visitación au grand dam d’Aurelio Ortiz, ledit maire, et Abundio, le dit mafieux, pour en faire son cimetière. Ne pouvant se résoudre à abandonner ses enfants, Angustias restera avec Visitación et laissera Salveiro qu’elle ne peut plus porter, ni supporter, dans sa douleur.

    C’est une tragédie grecque battue par le vent sec et sableux qui va se jouer, entre deux Antigone qui se dévouent à enterrer les mort-es et soulager les familles accablées de leur tristesse et de leur fardeau, et la violence immorale d’Abundio et des irréguliers. Avec son chœur de personnages secondaires : la jeune Consuelo, Jairo le chanteur itinérant, Salveiro le perdu, Aurelio le lâche, Críspulo l’homme de main, des chiens affamés et déchaînés, les rafales des mitraillettes. Ici ce sont les femmes qui donnent le rythme, qui tentent d’avancer. Qu’elles soient fortes, déterminées, perdues, violées, meurtries, toutes sont malgré tout poussées par une force qui les dépasse et les meut. Quand les hommes sont passifs, destructeurs ou absents, les femmes tentent de trouver leur place. Aucune n’est parfaite, lacérées qu’elles sont par leur vécu, et la cohabitation est parfois difficile. Comment être autrement quand on pense avoir tout perdu et que plane constamment la menace de se voir arracher encore plus ? Et pourtant elles font, elles essaient et s’élèvent, avec brusquerie, maladresse, avec cette énergie du désespoir.

    Dans ce Tiers Pays qui ne connaît pas de lois, la conviction de nos héroïnes tient de la foi sans faille face à la brutalité et la violence sans limite de leurs adversaires. Une foi à vif, combat constant constamment recouvert par le sable de Las Tolvaneras.

    De la même autrice -> La fille de l’Espagnole

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
    Gallimard
    295 pages

  • Je tremble, ô matador – Pedro Lemebel

    On l’appelle la Folle du Front. Elle vit à Santiago dans une vieille maison, et après s’être prostituée pendant quelques temps, elle brode, désormais. Des nappes, des napperons, des angelos, des fleurs et des vases. On est en 1986, et cette femme transgenre plus toute jeune accepte, par amour pour un tout frais étudiant révolutionnaire, de garder chez elle des caisses qui contiendraient des livres. Plus probablement tout ce qu’il faut pour attenter à la vie de Pinochet.

    Comme un voile soulevé sur le passé, un rideau brûlé flottait à la fenêtre de la maison en ce printemps 86. Une année marquée au feu des pneus qui fumaient dans les rues d’un Santiago quadrillé par les patrouilles de police. Un Santiago qui venait de s’éveiller au martèlement des casseroles et aux fulgurantes coupures de courant ; des chaînes étaient jetées en l’air, sur les câbles électriques parcourus d’étincelles. Alors venait la nuit noire, les phares d’un camion blindé, les arrête-toi, connard, les détonations et les cavalcades terrifiées lézardant la nuit feutrée dans un bruit de castagnettes métalliques. Des nuits funèbres, ourlées de cris, de l’inlassable « Il va tomber » et de tant et tant de communiqués de dernière minute dont on entendait chuchoter l’écho au « Journal de Radio Cooperativa ».
    Avec ses trois étages et son escalier unique, colonne vertébrale conduisant aux combles, la petite maison maigrelette occupait alors un coin de rue. De tout là-haut, on pouvait voir la ville pénombre que couronnait le voile blafard de la poudre. C’était en fait un pigeonnier, muni d’une simple balustrade pour étendre les draps, les nappes et les slips que brandissaient les mains tam-tam de la Folle du Front. Lors de ses matinées fenêtres ouvertes, elle fredonnait Je tremble, ô matador, j’ai peur de voir flotter ton sourire le soir. Tout le voisinage était au courant de la particularité du nouveau voisin, une fiancée trop enchantée d’avoir trouvé cette ruine. Une tantouze au sourcil froncé, venue demander un jour si la bâtisse lézardée par les tremblements de terre à l’angle de la rue était à louer.

    Lectrice, lecteur, mon océan interdit, ferme les yeux. Dans ce magnifique roman de Pedro Lemebel, tout est sensation, tout est émotion, tout est rage et passion. Notre héroïne, la Folle du Front, après une enfance violente et abusive et une première partie de vie tout aussi dramatique, entre trottoir et drogue, se pose dans cette maison bancale avec ses fils, ses aiguilles et son amour pour les chansons d’amour. Grandiloquente et passionnée, elle ne s’en laisse pas pour autant compter. Et malgré les silences de Carlos et de ses compagnons qui viennent squatter et son salon et son grenier pour de soi-disant club de lecture ou groupe de révision, elle comprend bien que ce qui se trame derrière n’est ni très catholique, ni très pinochet-compatible. Mais de tout ça, elle ne veut pas s’en mêler. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les militants et autres n’ont jamais fait grand cas des homosexuels, au mieux. Et pourtant que son cœur bat, que son corps vibre et que la cordillère tremble quand elle croise les yeux du jeune militant et que leurs peaux s’effleurent.
    C’est ici l’histoire flambante et flamboyante d’un amour trouble et impossible dans une période qui pourtant pourrait annihiler toute passion. Un amour aussi intense qu’il reste suspendu à son impossibilité, à sa naissance au mauvais endroit, au mauvais moment, entre les mauvaises personnes. Celle qui aime trop et trop tard, et celui qui se laisse aimer à trois pas de distance, préférant épouser sa cause et ses idées. Mais tout amour est bouleversement, et la Folle du Front, qui avait décidé de ne pas se sentir concernée par la dictature autrement que par la tristesse devant ces femmes qui attendaient le retour de leurs hommes, accepte de regarder en face et d’exister dans l’espace politique que lui amène Carlos. Notre jeune étudiant, quant à lui, aura peut-être appris à accepter certaines parts de lui-même et à donner un sens autre que politique à sa lutte : celle pour plus d’humanité.
    Avec ses envolées lyriques et poétiques lumineuses, la narration de Lemebel ressemble à son personnage : la Folle du Front enivre sa vie et son quotidien de chansons d’amour, de volants, de chapeaux de couleur et de mille accessoires et attentions qui détonnent dans la violence de Santiago. Au contrepied et à contre-temps, nous entrons par moment dans l’intimité du couple dictatorial dans lequel la Première Dame assomme son sanguinaire mari de sa logorrhée insensée tandis que le dictateur se perd dans les souvenirs d’une enfance aigrie et les cauchemars d’une chute imminente. Là où la Folle du Front s’approprie avec goût et détermination les vêtements et les objets pour ramener de la joie dans la vie, la Première Dame ne les voit qu’avec dédain, signe de mauvais goût ou de supériorité. Par deux fois et à distance se croiseront les deux couples, reflet diffracté d’un miroir brisé irrémédiablement que seul une chute pourrait réparer.

    Je tremble, ô matador est un roman d’une puissance incroyable, une histoire d’amour d’une beauté comme seule l’ont ces amours dont on sait qu’elles ne seront jamais mais sur lesquelles on ne peut se résoudre à fermer ni les yeux ni le cœur, ni l’âme, tant elles irradient au-delà des amants malheureux. Pedro Lemebel brode, comme sa Folle, des mots d’une finesse dans la violence, la merde et les incendies ainsi que des scènes absolument majestueuses, de la traversée par notre Folle d’une armada de flics telle une reine, au fantasme révoltant d’une tribu de généraux se gavant et dégorgeant de bouffe et de haine sur une nappe à l’innocence violentée. Comme le dit si bien Emmanuelle Bayamac-Tam dans la préface, « Dans Je tremble, ô matador, rien n’est absolument frivole et tout est politique ». Telle une envolée de pétales chamarrés dans les nuages gris des lacrymos, Je tremble, ô matador est un feu d’artifice flamboyant, sensuel et subversif dans le chaos d’un pays brisé.

    Je tremble, ô matador a été adapté au cinéma par Rodrigo Sepúlveda

    Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco-Rahal
    Préface d’Emmanuelle Bayamac-Tam, Quentin Zuttion et Alexandra Carrasco-Rahal
    Éditions Gallimard
    194 pages

  • Toxique – Samanta Schweblin

    Amanda et sa fille Nina passe leurs vacances à la campagne. Le papa doit les rejoindre plus tard, et en attendant, elles profitent. Elles croisent un beau matin Carla, dont le fils couve une étrange maladie. Amanda va commencer à ressentir une menace sourde et inquiétante planer, mais peut-être est-il déjà trop tard…

    C’est comme des vers.
    Quel genre de vers ?
    Comme des vers, partout.
    C’est le garçon qui parle, il me dit les mots à l’oreille. Moi, je pose les questions. Des vers sur le corps ?
    Oui, sur le corps.
    Des vers de terre ?
    Non, un autre genre de vers.
    Il fait noir et je ne vois rien. Les draps sont rêches, ils plissent sous mo corps. Je ne peux pas bouger, dis-je.
    C’est à cause des vers. Il faut être patient, et attendre. Et en attendant, il faut trouver l’endroit précis où surgissent les vers.
    Pourquoi ?
    Parce que c’est important, c’est très important pour tout le monde.
    Je tente d’acquiescer, mais mon corps ne répond pas.
    Que se passe-t-il d’autre dans le jardin de la maison ? Je suis dans le jardin ?

    Le petit David a beaucoup changé, depuis une crise de fièvre et la mort d’un cheval. Y aurait-il un lien ? Toujours est-il que la lourdeur poussiéreuse du soleil laisse un goût de putréfaction dans la bouche et une sueur froide sur la peau. Carla est inquiète et Amanda fascinée. La beauté magnétique de sa nouvelle amie se mêle à l’atmosphère vénéneuse de son inquiétude et de l’histoire qu’elle raconte.
    En peu de pages et peu de mots, cette inquiétude devient nôtre et la frayeur se fraie un chemin le long de notre colonne vertébrale, se glisse dans les réseaux neuronaux et ressort en chair de poule et en creux à l’estomac. Que se passe-t-il donc dans ce village ? Quel est ce danger qui guette, qui est déjà là ? Existe-t-il une distance de secours suffisamment courte pour qu’un parent puisse, quoi qu’il se passe, protéger son enfant, surtout quand on ignore la source du mal ?
    Un dialogue se construit entre tous ces personnages, qui retrace le passé pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être, s’il n’est pas trop tard.
    Court mais d’une terrifiante efficacité, ce roman de Samanta Schweblin se construit en enquête progressive, rétroactive, anticipatrice. Elle déconstruit le temps en superposant les moments et distille une peur atavique, celle d’une maladie, d’une contamination inconnue et insaisissable, d’une aliénation lente et inexorable du du corps, d’une terre, d’une société, la fuite impossible.

    On en sort séché·e, retourné·e, brassé·e, preuve s’il en fallait du talent de Samanta Schweblin à nous attraper par la moelle épinière pour un grand moment d’angoisse que l’on aura du mal à quitter !

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurore Touya
    Éditions Gallimard
    121 pages

  • La fille de l’Espagnole – Karina Sainz Borgo

    Adelaida Falcón vient de perdre sa mère, avec qui elle partageait un même nom et un appartement à Caracas. Nous sommes plus ou moins maintenant, ou dans ces eaux-là, et Adelaida affronte deux deuils : la mort de sa mère, qui l’a élevé seule, et celle de son pays, qui brûle et se tue chaque jour un peu plus. Alors que les Fils de la Révolution pillent et massacrent, Adelaida trouve refuge dans l’appartement de sa voisine, Aurora Peralta, dont la mère arriva d’Espagne quelques décennies plus tôt. Mais Aurora est morte, elle aussi. Et dans son appartement, toute une vie, de la nourriture, des euros et un passeport européen.

    Nous avons enterré ma mère avec ses affaires : sa robe bleue, ses chaussures noires à talons plats et ses lunettes à double foyer. Impossible de faire nos adieux autrement. Impossible de dissocier cette tenue de son souvenir. Impossible de la rendre incomplète à la terre. Nous avons tout inhumé, parce que après sa mort il ne nous restait plus rien. Pas même la présence de l’une pour l’autre. Ce jour-là, nous nous sommes effondrées d’épuisement. Elle dans son cercueil en bois ; moi sur la chaise sans accoudoirs d’une chapelle en ruine, la seule disponible parmi les cinq ou six que j’ai cherchées pour organiser la veillée funèbre et que j’ai pu réserver pour trois heures seulement. Plus que de funérailles, la ville regorgeait de fours. Les gens y entraient et en sortaient comme ces pains qui se faisaient rares sur les étagères et pleuvaient dru dans notre mémoire quand la faim revenait.

    Jetée hors de chez elle par une milice de femmes, frappée et humiliée, Adelaida tente de reprendre ses esprits entre les murs d’une autre. Elle se replonge dans son enfance, les vacances auprès de ses tantes dans une petite ville sur la côte et la vie avec sa mère. Et sous ses fenêtres, des combats incessants, guerilleras urbaines entre les Fils et Filles de la Révolution, leurs opposants et toute personne ne semblant pas assez transcendée par le grand leader du pays, ou qui passait par là.
    On découvrira touche après touche l’histoire personnelle d’Adelaida, recouverte du sang et des plaies ouvertes par la violence de la dictature qui s’étend.

    Près de 7 millions de Venezuelien·nes ont quitté leur pays ces dernières années. 7 millions. Plus que la population des trois états baltes. L’équivalent de la Bulgarie. C’est le plus grand exode qu’ait connu l’Amérique latine, le second au monde après la Syrie dans l’histoire contemporaine.
    Que sommes-nous prêt·es à accepter lorsque notre quotidien s’écroule ? Jusqu’où serions-nous prêt·es à aller pour survivre ? Partir, ne plus (jamais) revenir. Dispersion. Diaspora. Celles et ceux qui sont ailleurs, celles et ceux qui sont resté·es.

    C’est un récit de survie, le récit de ce qui précède un exode que la narratrice sait vital mais qui reste une idée insupportable. Partir, abandonner sa mère, bien que déjà morte, abandonner ce qui reste de sa famille, laisser sa culture, son histoire, son pays, ses ami·es. Être étrangère chez soi, le devenir ailleurs. Le devenir à soi, littéralement ? Adelaida, au milieu du fracas des combats et des luttes pour maintenir l’illusion d’un quotidien dans un nuage de poussière et de gravats, devra faire des choix, quitte à s’oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
    Éditions Folio
    286 pages

    Pour creuser le sujet : La Mission de l’ONU au Venezuela dénonce des crimes contre l’humanité dans la répression de l’opposition (Le Monde)

  • L’amie prodigieuse – Elena Ferrante

    Lena et Lila se connaissent depuis l’enfance. Lorsque, déjà âgée, Lila disparaît dans la nature, Lena revient sur leur histoire. Leur amitié naissante dans la cour de l’école et de l’immeuble d’un quartier pauvre de Naples, les camarades de classe, les études, les amours, les affrontements. Dans l’Italie du Sud d’après-guerre, chaque famille vit et survit en tenant son rang ou en tentant de le dépasser. Les enfants portent dans leur nom les actes de leurs parents, et les filles l’honneur de leur famille.

    Ce matin, Rino m’a téléphoné, j’ai cru qu’il voulait encore de l’argent et me suis préparée à le lui refuser. Mais le motif de son appel était tout autre : sa mère avait disparu.
    « Depuis combien de temps ?
    – Quinze jours.
    – Et c’est maintenant que tu m’appelles ? »Mon ton a dû lui paraître hostile ; pourtant je n’étais ni en colère ni indignée, juste un tantinet sarcastique. Il a tenté de répliquer mais n’a pu émettre qu’une réponse confuse, gênée, moitié en dialecte et moitié en italien. Il s’était mis dans la tête, m’a-t-il expliqué, que sa mère était en vadrouille quelque part dans Naples, comme d’habitude.« Même la nuit
    ? Tu sais comment elle est.
    – D’accord, mais quinze jours d’absence, tu trouves ça normal ?
    – Ben oui. Ça fait longtemps que tu ne l’as pas vue, c’est encore pire : elle n’a jamais sommeil, elle va et vient, elle fait tout ce qui lui passe par la tête. »
    Il avait quand même fini par s’inquiéter. Il avait interrogé tout le monde, fait le tour des hôpitaux et s’était même adressé à la police. Rien, sa mère n’était nulle part.

    L’amitié de Lena et Lila se constitue, dès leur plus tendre enfance, de ce mélange de fascination, de crainte et de fidélité infaillible dont sont faites les rencontres inoubliables. Se défiant continuellement, les deux petites se rapprochent en testant leurs limites et celles de leur univers. Lila la téméraire, un peu méchante et détachée ; Lena la gentille, discrète et obéissante. Obsédée par son amie, elle fera tout pour être à la hauteur de ses attentes, tant dans ses postures et ses attitudes qu’à l’école où elle deviendra l’une des meilleures élèves et poursuivra, avec l’appui de son institutrice, des études en collège puis au lycée, aux côtés des enfants les plus riches du quartier. Lila, malgré son intelligence vive et acérée, n’aura pas cette chance et rejoindra bien vite la cordonnerie familiale, mais sans perdre de vue ni ses ambitions, ni ce désir violent de révolte et d’émancipation. Nous passons auprès d’elle une dizaine d’années, de leur enfance à leur adolescence et luttons à leurs côtés. Car la vie quotidienne pour une jeune fille, dans le Naples des années 50/60, est un combat, et nos deux héroïnes en prennent pleinement conscience. Trouver sa place dans sa famille et peut-être s’en affranchir, au risque de tout perdre. Comprendre les enjeux et conflits de pouvoirs qui régissent le fonctionnement de cette société en vase clos qu’est leur quartier napolitain. Se construire face à toutes ces injonctions, celles qui sont clairement posées, potentiellement entre deux baffes, celles que l’on a ancrées en soi, celles qui naissent avec les années et les groupes d’ami-es. Lena devra apprendre à exister pour elle-même, en-dehors de son amitié pour Lila, et peut-être en-dehors du cadre familier du quartier, dont les études vont l’éloigner petit à petit.

    Témoins et actrices centrales de la valse des existences de ce monde qui absorbe et reflète les échos du monde, Lena et Lila tracent leur route, parfois de la pointe des pieds, parfois à grands cris, et lient leur destin irrémédiablement, de ces liens incompréhensibles par les autres, parfois délétères car trop grands pour soi, mais absolument vitaux.

    Traduit de l’italien par Elsa Damien
    Éditions Gallimard
    389 pages

  • Mâchoires – Mónica Ojeda

    Fernanda et ses inséparables copines sont lycéennes dans le très prestigieux collège-lycée privé Delta de l’Opus Dei, qui accueille la fine fleur féminine de la haute de Guayaquil. Fille d’une fervente militante anti-avortement et sœur d’un frère mort, potentiellement de sa main, elle et ses copines sont les popus du lycée. Mais la vie est assez morne, quand on vit dans un quartier ultra-sécurisé et qu’on peut faire régner sa loi un peu partout. Adeptes de creepypastas et d’histoires horrifiques en général, la petite bande va investir un immeuble en ruine, entouré d’eau stagnante, rempli de serpents et autres reptiles au sang froid et à la dent dure pour y tracer et repousser leurs limites.
    De son côté, Miss Clara prend sa première rentrée dans ce collège-lycée privé. Fille de prof qui se glisse dans les vêtements (et le corps) de sa défunte mère, elle espère que ce nouvel établissement sera également un coup d’éponge sur le traumatisme et l’humiliation que lui ont fait subir deux élèves de son ancien bahut.
    Fernanda, la rebelle, la meneuse, émerge pourtant un jour pieds et poings liés dans une cabane au fin fond de la forêt équatorienne, avec pour seul horizon la jungle dense et moite et un volcan. La ravisseuse n’est autre que Miss Clara, qui a décidé de lui donner une bonne leçon. Mais pour quelle raison ? Ça, Fernanda n’en a pas la moindre idée.

    Elle ouvrit les paupières et toutes les ombres du jour qui se brisait s’engouffrèrent en elle. Ces taches volumineuses -« L’opacité est l’esprit des objets », disait son psychanalyste- laissaient deviner des meubles en piteux état et, plus loin, un corps fantomatique qui nettoyait le sol avec un balai-serpillère pour hobbit. « Merde ». Elle cracha sur le plancher contre lequel s’écrasait le côté le plus laid de son visage de Twiggy-face-of-1966. « Merde ». Sa voix semblait sortir d’un vieux dessin animé en noir et blanc. Elle s’imagina là où elle était, par terre mais avec le visage de Twiggy, qui était en réalité le sien, mis à part la couleur canard-en-plastique des sourcils du mannequin anglais; des sourcils canard-de-bain qui ne ressemblait en rien à la paille brûlée non épilée des siens. Même si elle ne pouvait pas se voir, elle savait exactement dans quelle position gisait son corps et devinait l’expression peu gracieuse qu’elle devait avoir en ce si bref instant de lucidité. La pleine conscience de son image lui donna une fausse sensation de contrôle mais ne la tranquillisa pas pour autant car, malheureusement, la connaissance de soi ne transformait personne en Wonder Woman, ce qu’elle avait besoin d’être pour se libérer des cordes qui lui liaient les mains et les jambes, comme les actrices les plus glamour de ses thrillers préférés.

    L’adolescence, cette période monstrueuse de transformation des corps et des esprits, de lutte violente pour exister par soi-même mais surtout par les autres, par ses amies qui sont le centre de la vie, et contre les mères, ces figures déformées et dévorantes qui ne lâchent jamais prises. Fernanda souffre en silence du manque d’affection donné par sa mère, tandis qu’Annelise, sa meilleure amie, sa sœur de cœur, sa passion, méprise la sienne pour les humiliations qu’elle lui fait vivre depuis l’enfance. Miss Clara, elle, s’est fondue dans le corps et la vie de sa génitrice pour avoir l’impression d’exister, elle s’est glissée entre les dents acides et tranchantes de celle qui l’a mise au monde et rabaissée jusqu’à sa mort.
    La bande de lycéennes jouera à se faire peur en se perdant dans une mythologie créée par Annelise, la plus belle, la plus inventive, la plus extrême, peut-être ? Emportées par la cosmogonie du Dieu blanc, une divinité morbide et violente, elles se lancent dans des défis qui dépassent vite l’envie de frisson propre à la sensation d’immortalité adolescente. Pour vivre une vie d’adulte, il faut aller loin, se faire mal et faire du mal à celles qu’on aime. Leurs dents claqueront de peur et de désir, s’enfonceront dans les chairs pour dévorer les émotions ardentes et incompréhensibles que leurs esprits ne contrôlent pas et que leurs corps exultent.

    Mónica Ojeda nous emmène dans les entrailles émaillées des relations. Mère et filles, amies ou amantes, les attaches entre les personnages de ce roman sont tout sauf simples ou saines. On se rejette, on se dégoute, on se frappe et on se lèche, on se goûte, on s’embrasse et on se mord. Mettant au creux de son texte (et en exergue) la phrase de Lacan « Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça, la mère », elle développe au fil du texte et dans une langue palpitante, oppressante et addictive, cette brutalité latente ou manifeste qui naît de la dualité entre une mère et sa fille, et de la domination intrinsèque à toute relation passionnée et constituante. Fernanda et Annelise, amies fusionnelles depuis l’enfance, partagent en grandissant la même passion pur les histoires d’horreur et le même rejet de leurs mères pathétiques, fausses et rejetantes. Entre amitié et amour, passion et soumission, la ligne est mouvante et les mâchoires se referment, emprisonnant les jeunes filles dans la fausseté de leur vie publique et l’onirisme cosmique, indicible et pervers de leurs fantasmes. Miss Clara Lopez Valverde a, elle, embrassé cette prison de dents et d’os, en se dévouant corps et âme à sa mère malade et méprisante, dont elle aspire la moelle jusqu’à la dernière goutte, pour exister en-dehors d’elle-même et être à la hauteur d’attentes qui ne seront jamais comblées.
    C’est un monde de femmes, autant que la société dans laquelle elles évoluent n’est pas pour elle, voire contre elles. Les hommes passent, rapidement, de loin, souvent loin d’être prêts pour ce que vivent, pensent et se font vivre les filles et femmes qu’ils croisent. Ils se sentent dominants et contrôleurs mais ne sauraient imaginer ou même deviner ce qui se trame derrière ces bouches juvéniles et désirables, derrières ces sourires prudes et carnassiers.

    Mâchoires est un roman terrifiant et fascinant sur les relations intimes et passionnelles entre les mères et leurs filles, les amies, les enseignantes et leurs élèves, ces liens troubles, brusques, sur lesquels nous pensons avoir une emprise et un contrôle mais, qui irrémédiablement nous échappe et laisse sortir le monstre, toutes dents dehors, et son envie inassouvie de dévorer et d’être dévoré.

    Traduit de l’espagnol par Alba-Marina Escalón
    Gallimard
    320 pages

  • M Train – Patti Smith

    La grande prêtresse du punk excelle en beaucoup de choses, la première étant sûrement la maitrise des mots. Après Just Kids, petite merveille dans lequel elle nous racontait sa jeunesse et sa relation avec Robert Mapplethorpe, Patti Smith nous emmène cette fois en voyage dans différents lieux autour du monde, tous marqués par un souvenir, une présence, un fantôme.

    De Guyane, sur les traces de Jean Genêt au bagne, au Japon, guettant Murakami, c’est un tour du monde poétique et artistique que mène la poétesse. On y croisera entre autres Frida Kahlo, Burroughs bien sûr et les Beats, avec qui elle a cheminé ; une obscure société qui rend hommage à Wegener ; le très proche d’elle et indispensable Café’Ino, qui fournit à Patti Smith sa drogue et ses repères quotidiens. Elle y raconte cette maison délabrée au bord de l’océan à New York dont elle tombera immédiatement amoureuse et qui va essuyer la colère et l’aveuglement de l’ouragan Sandy, qui déferla sur la ville à l’automne 2012.
    La silhouette de son mari Fred « Sonic » Smith, mort en 1994, nous accompagne longtemps et leur amour transparaît à chaque instant.

    Mais parfois les repères disparaissent, et les souvenirs restent les seules choses auxquelles se raccrocher. Les voyages deviennent des pèlerinages qui bien souvent nous apprennent une leçon tout autre que celle que nous pensions trouver.

    Tous ces événements, toutes ces rencontres font remonter à la surface pensées, souvenirs et questionnements, que Patti Smith nous confie dans l’intimité de ses mots, dans la chaleur des ses émotions. Sans crainte et avec toute son honnêteté, elle partage ses peurs, ses défaillances, ses larmes, ses joies et ses espoirs.

    Bolaño et Murakami y côtoient Zak le cafetier et Sarah Linden, l’héroïne de la série danoise « The killing », la grande Patti étant à peu près aussi accro aux séries policières qu’au café !

    Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien.
    C’est ce que disait le cow-boy au moment où j’entrais dans le rêve. Vaguement bel homme, intensément laconique, il se balançait dans un fauteuil pliant, le dos calé contre le dossier son Stetson effleurant l’angle extérieur brun foncé d’un café isolé. Je dis isolé cas il semblait n’y avoir rien d’autre alentour qu’une pompe à essence antédiluvienne et un abreuvoir rouillé, où des taons volaient en rond au-dessus des derniers filets d’une eau croupie.

    Magnifiquement illustré par les polaroïds de la poétesse punk ou d’autres compagnons de ses cheminements, M Train est une magnifique bal(l)ade dans le monde intérieur de cette grande artiste qui s’ouvre avec pudeur et sincérité et nous enveloppe de la beauté et de la force des émotions d’une vie riche et remplie d’amour, d’arts et d’altérité.

    Traduit par Nicolas Richard
    Gallimard
    256 pages