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  • Le tiers pays – Karina Sainz Borgo

    La Sierra Orientale est la proie d’une épidémie terrible aux symptômes diffus. Les femmes sombrent dans le désespoir et les hommes dans un attentisme mou. Angustias Romero, jeune coiffeuse, décide de quitter le pays avec Salveiro, son mari, et leur deux bébés nouveaux-nés en direction de la Sierra Occidentale. Mais les enfants, si petits et faibles, meurent en cours de route. Une fois traversée la frontière, Angustias n’a qu’une obsession, enterrer ses enfants. Pur ça, elle part à la recherche de Visitación Salazar, qui dans une sorte de zone-tampon, a aménagé un cimetière pour celleux qui n’avaient plus rien.

    Je suis arrivée à Mezquite à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres. J’avais marché jusqu’au bout du monde, ou plutôt là où j’avais pu croire un temps que le mien était parvenu à son terme. Je l’ai trouvé un matin de mai au pied d’une colonne de niches funéraires. Elle portait un legging rouge, des bottes de chantier et un foulard bariolé noué derrière la tête. Une couronne de guêpes tournoyait autour d’elle. Elle ressemblait à une Vierge noire qui aurait atterrit dans une décharge.
    Dans ce terrain vague calciné, Visitación Salazar était le seul être encore en vie. Sa bouche aux lèvres brunes cachait des dents blanches et carrés. C’était une belle femme noire, plantureuse et pulpeuse. De ses bras, épais à force d’enduire les tombes à la chaux, pendant des pans de peau qui luisaient au soleil. Plus que de chair et d’os, elle semblait faite d’huile et de jais.
    Le sable souillait la lumière et le vent perforait les oreilles ; un gémissement qui jaillissait des crevasses ouvertes sous nos pieds. Plus qu’une simple brise, c’était un avertissement, une tolvanera : un tourbillon de poussière dense et impénétrable, comme la folie ou la douleur. La fin du monde ressemblait à ça : un tas de cendres formé par les os que nous semions sur notre passage.

    Après un chemin d’exil en forme de chemin de croix, un mari amorphe et deux enfants morts dans les bras, ce n’est pas un paysage d’apaisement qui attend Angustias, mais toujours la misère et la pauvreté. Les femmes vendent leurs cheveux et leurs corps, le cacique local est corrompu par un mafieux sans humanité et les irréguliers, les paras locaux, sèment la terreur. Mais c’est dans ce Tiers Pays, terre que s’est appropriée Visitación au grand dam d’Aurelio Ortiz, ledit maire, et Abundio, le dit mafieux, pour en faire son cimetière. Ne pouvant se résoudre à abandonner ses enfants, Angustias restera avec Visitación et laissera Salveiro qu’elle ne peut plus porter, ni supporter, dans sa douleur.

    C’est une tragédie grecque battue par le vent sec et sableux qui va se jouer, entre deux Antigone qui se dévouent à enterrer les mort-es et soulager les familles accablées de leur tristesse et de leur fardeau, et la violence immorale d’Abundio et des irréguliers. Avec son chœur de personnages secondaires : la jeune Consuelo, Jairo le chanteur itinérant, Salveiro le perdu, Aurelio le lâche, Críspulo l’homme de main, des chiens affamés et déchaînés, les rafales des mitraillettes. Ici ce sont les femmes qui donnent le rythme, qui tentent d’avancer. Qu’elles soient fortes, déterminées, perdues, violées, meurtries, toutes sont malgré tout poussées par une force qui les dépasse et les meut. Quand les hommes sont passifs, destructeurs ou absents, les femmes tentent de trouver leur place. Aucune n’est parfaite, lacérées qu’elles sont par leur vécu, et la cohabitation est parfois difficile. Comment être autrement quand on pense avoir tout perdu et que plane constamment la menace de se voir arracher encore plus ? Et pourtant elles font, elles essaient et s’élèvent, avec brusquerie, maladresse, avec cette énergie du désespoir.

    Dans ce Tiers Pays qui ne connaît pas de lois, la conviction de nos héroïnes tient de la foi sans faille face à la brutalité et la violence sans limite de leurs adversaires. Une foi à vif, combat constant constamment recouvert par le sable de Las Tolvaneras.

    De la même autrice -> La fille de l’Espagnole

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
    Gallimard
    295 pages

  • Tu parles comme la nuit – Vaitiere Rojas Manrique

    Notre narratrice a quitté son pays, le Venezuela, pour la Colombie. Arrivée à Bogotá avec son mari Alberto et leur petite fille Alejandra, elle se retrouve face à une nouvelle forme de solitude et d’abandon. Isolée et apeurée, elle décide d’écrire des lettres à Franz, son correspondant imaginaire.

    Franz, ami inespéré,
    Je n’entamerai pas cette correspondance par d’hypocrites formules de politesse. Je serai sincère dès la première ligne : j’ai du mal à m’intéresser aux autres. Aujourd’hui, je ne m’enquiers de la vie de personne, sauf du père de ma fille, alors même que, retournement de situation, il ne voit plus l’intérêt de me raconter la sienne. Il faut dire qu’il y a cinq ans, je me payais le luxe de m’en soucier comme d’une guigne. C’était une autre époque, peut-être meilleure que celle d’où je t’écris. À présent tout a changé, les rares points d’appui et autres combines que j’avais ont disparu, partis en sucette.
    Je passe donc les comment vas-tu ?
    Je parie que si l’occasion se présentait de prendre un café avec toi, de connaître ton visage, de te parler en tête à tête, je la gâcherais. Me voilà désarmée, sans recours, parée de mon unique paire de lunettes rayées, cassées, et quand j’essaie de parler aux autres, les mots s’agglutinent au fond de ma gorge, collent à ma langue, alors je malmène les oreilles de mes auditeurs avec mes bafouillages, j’oublie ce que je voulais dire une seconde plus tôt et je fuis.
    Heureusement, je peux encore écrire, je peux encore exprimer un peu de ce qu’il y a de bon en moi, je n’ai pas tout perdu. Un de ces jours, je risque de me réveiller en parfaite bonne à rien.

    Elle fait partie de ces millions de Vénézuélien·nes qui ont quitté leur pays ces dix dernières années, fuyant la crise économique, politique, la faim et la violence. Comme beaucoup d’autres, elle est partie en Colombie, le voisin, dans une inversion des flux sans précédent. Le déclic de la fuite, ce fut sa fille Alejandra, deux ans, encore nourri au sein par manque de nourriture. Mais l’arrivée en Colombie n’est pas le havre de paix, le nouveau départ rassérénant.
    À sa naissance, pour cacher une blessure involontaire, les infirmières ont annoncé à sa mère que la petite « rejetait son environnement ». Annonce fausse mais anticipatrice des difficultés sociales qui poursuivront la narratrice toute sa vie. Au Venezuela, les médecins n’ont jamais su dire exactement ce qu’elle avait, ce qu’elle était. En Colombie, le parcours recommence, et en parallèle de la recherche d’un diagnostic (autisme, trouble bipolaire, dépression…), la narratrice tente de se retrouver en retraçant son chemin. L’exil a définitivement coupé les liens avec une famille qu’elle n’appréciait guère, exacerbe sa rage devant la déchéance de son pays et la met face au racisme quotidien qui vient lui clouer la langue. Car en plus de ses difficultés à s’intéresser et aller vers les autres, de peur de buter, de s’égarer, se tromper, ennuyer, prendre la parole à Bogotá c’est se dévoiler, se dire vénézuélienne, faire entendre l’accent voisin mais étranger, celui qui envahit, qui prend le travail des autres, qui mendie, c’est une faille que le moindre commentaire peut rendre béante. Seule avec sa fille la majorité du temps, elle prend donc un correspondant, Franz (tu auras sans doute deviné le nom de famille), et trouve dans l’écriture la seule manière de faire sortir les angoisses, les questionnements et la colère. Les doutes, aussi. Cet exil si douloureux et difficile qui laissait miroiter un nouveau départ, fallait-il le faire ? Ou bien rester au pays, à ne plus attendre que les choses aillent mieux mais sans espoir déçu.
    Étrange étrangère dans un pays inconnu, dont la langue, bien que commune, trahit et blesse, elle ne trouve que dans cette correspondance et dans la littérature le lieu de son repos. Mais pour Alejandra, elle le sait, elle doit parvenir à dépasser cela.

    Récit de l’exil et de la recherche, Tu parles comme la nuit raconte à vif les multiples départs et fuites consécutives à l’arrachement géographique. Vaitiere Rojas Manrique interroge la destruction et la reconstruction, la perte de sens et l’incompréhension autant sociale qu’intime, personnelle, politique d’une situation aberrante et insaisissable tant pour les autres que pour l’exilée. Remuant et poétique, c’est une voix forte qui s’élève, qu’il faut écouter et ne pas oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco
    Éditions Payot-Rivages
    171 pages

  • Jungle – Miguel Bonnefoy

    Un beau jour, on propose à Miguel Bonnefoy d’accompagner une expédition au fin fond de la jungle vénézuélienne. 14 jours de marche à travers la forêt tropicale, à gravir puis traverser l’Auyantepuy, l’un des hauts plateaux de la région de Gran Sabana, à l’Est du Venezuela, jusqu’à parvenir au Kerepakupai Venà, une cascade qui déferle le long des pentes abruptes du tepuy pour s’évaporer à grands bruits dans la jungle et a pour particularité d’être le plus haut saut du monde, avec une chute d’un trait de plus de 800 m. Une grande aventure rassemblant 14 hommes, à laquelle il doit apporter ce qu’il sait faire de mieux : un récit.

    Ciudad Guyana est une grande ville composée de deux petites villes, Puerto Ordaz et San Felix. Elles se dressent à la confluence des fleuves Orinoco et Caroni qui mêlent dans un même parfum l’odeur de la jungle avec celle de la savane. À l’embouchure, les eaux se joignent, sans se confondre. Une ligne naturelle à la surface les divise, donnant à l’Orinoco le teint brun des façades de Puerto Ordaz, et au Caroni le gris-noir des fontaines de San Felix. Ainsi, dans les veines de ces deux fleuves coule, sans relâche, le sang de ces deux villes.

    Miguel Bonnefoy se retrouve donc lancé dans la jungle comme un galet sur la surface d’une eau trouble, et chaque étape de plus vers le saut final le confronte à la dureté de la forêt, la rudesse des conditions de vie, la rugosité d’un pays, la naïveté de l’émerveillement, et le puits sans fond de l’apprentissage.
    Accompagnée de guides pemon, l’expédition gravira le tepuy, traversera les hauts-plateaux et redescendra, en rappel, le Kerepakupai Venà. Et notre auteur-aventurier s’en sortira indemne, n’ait pas d’inquiétude à ce sujet, lectrice, lecteur, mon étoile, car finalement ce n’est pas tant ça, le sujet de ce récit. Lors de cette randonnée au long cours, Miguel Bonnefoy se retrouve confronté à ses propres limites, peurs et appréhensions, mais il fait également l’expérience d’une immersion complète dans une nature tellement vivante qu’elle en devient inquiétante et qui prend sens et visage sous les mots et les histoires que lui confient les Pemon. Miguel Bonnefoy y cherche aussi une part de lui-même. Franco-vénézuélien, il sent dans les odeurs, les vibrations de cette montagne, quelque chose qui lui parle et lui échappe à la fois.

    Jungle est le récit initiatique d’un jeune homme qui découvre une partie de son pays par son rapport à la nature et la nature par les yeux et connaissances de ceux qui y vivent encore. Il constate également la violence de la colonisation et de la libéralisation qui ont forcé les populations autochtones à se transformer et s’adapter pour survivre, et la manière dont celles-ci parviennent à conserver leur langue et leur rapport au monde. Sans fausse naïveté et avec du recul sur lui-même, son imaginaire et ses biais socio-culturels, Miguel Bonnefoy se laisse porter par cette expérience importante et nous la raconte avec beaucoup de sensibilité et d’émotion.

    Un très joli voyage délicat et poétique, avec ce saut de l’ange final, chute dans le vide dans une gerbe tranchante d’eau, d’air et de roches, peut-être la métaphore d’une vie, celle d’un homme, celles de peuples, celle d’un pays.

    Éditions Rivages
    126 pages

  • La fille de l’Espagnole – Karina Sainz Borgo

    Adelaida Falcón vient de perdre sa mère, avec qui elle partageait un même nom et un appartement à Caracas. Nous sommes plus ou moins maintenant, ou dans ces eaux-là, et Adelaida affronte deux deuils : la mort de sa mère, qui l’a élevé seule, et celle de son pays, qui brûle et se tue chaque jour un peu plus. Alors que les Fils de la Révolution pillent et massacrent, Adelaida trouve refuge dans l’appartement de sa voisine, Aurora Peralta, dont la mère arriva d’Espagne quelques décennies plus tôt. Mais Aurora est morte, elle aussi. Et dans son appartement, toute une vie, de la nourriture, des euros et un passeport européen.

    Nous avons enterré ma mère avec ses affaires : sa robe bleue, ses chaussures noires à talons plats et ses lunettes à double foyer. Impossible de faire nos adieux autrement. Impossible de dissocier cette tenue de son souvenir. Impossible de la rendre incomplète à la terre. Nous avons tout inhumé, parce que après sa mort il ne nous restait plus rien. Pas même la présence de l’une pour l’autre. Ce jour-là, nous nous sommes effondrées d’épuisement. Elle dans son cercueil en bois ; moi sur la chaise sans accoudoirs d’une chapelle en ruine, la seule disponible parmi les cinq ou six que j’ai cherchées pour organiser la veillée funèbre et que j’ai pu réserver pour trois heures seulement. Plus que de funérailles, la ville regorgeait de fours. Les gens y entraient et en sortaient comme ces pains qui se faisaient rares sur les étagères et pleuvaient dru dans notre mémoire quand la faim revenait.

    Jetée hors de chez elle par une milice de femmes, frappée et humiliée, Adelaida tente de reprendre ses esprits entre les murs d’une autre. Elle se replonge dans son enfance, les vacances auprès de ses tantes dans une petite ville sur la côte et la vie avec sa mère. Et sous ses fenêtres, des combats incessants, guerilleras urbaines entre les Fils et Filles de la Révolution, leurs opposants et toute personne ne semblant pas assez transcendée par le grand leader du pays, ou qui passait par là.
    On découvrira touche après touche l’histoire personnelle d’Adelaida, recouverte du sang et des plaies ouvertes par la violence de la dictature qui s’étend.

    Près de 7 millions de Venezuelien·nes ont quitté leur pays ces dernières années. 7 millions. Plus que la population des trois états baltes. L’équivalent de la Bulgarie. C’est le plus grand exode qu’ait connu l’Amérique latine, le second au monde après la Syrie dans l’histoire contemporaine.
    Que sommes-nous prêt·es à accepter lorsque notre quotidien s’écroule ? Jusqu’où serions-nous prêt·es à aller pour survivre ? Partir, ne plus (jamais) revenir. Dispersion. Diaspora. Celles et ceux qui sont ailleurs, celles et ceux qui sont resté·es.

    C’est un récit de survie, le récit de ce qui précède un exode que la narratrice sait vital mais qui reste une idée insupportable. Partir, abandonner sa mère, bien que déjà morte, abandonner ce qui reste de sa famille, laisser sa culture, son histoire, son pays, ses ami·es. Être étrangère chez soi, le devenir ailleurs. Le devenir à soi, littéralement ? Adelaida, au milieu du fracas des combats et des luttes pour maintenir l’illusion d’un quotidien dans un nuage de poussière et de gravats, devra faire des choix, quitte à s’oublier.

    Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
    Éditions Folio
    286 pages

    Pour creuser le sujet : La Mission de l’ONU au Venezuela dénonce des crimes contre l’humanité dans la répression de l’opposition (Le Monde)