Ça commence par deux mecs un peu loubards (surtout un), qui s’arrêtent casser la dalle dans un routier. Mais le tenancier ne semble pas disposé à les servir. Dans un état second car sa femme gît au sol et lui, trop petit ne peut pas atteindre le frigo, au grand dam de ses clients.
Ça continue sur une autre route. Une jeune mariée, après avoir répondu à un besoin pressant, s’aperçoit que son cher et tendre ne l’a pas attendu. Derrière les toilettes, elle découvre qu’elle n’est pas la seule à avoir subi cet abandon et se demande s’il vaut mieux succomber au désespoir avec ses compagnes d’infortune ou bien s’en arracher pour retrouver la vie.
On croisera aussi cette jeune fille qui, après le divorce de ses parents et à leur grand désarroi, comment à se nourrir uniquement de moineaux vivants. Cet homme complètement affolé après avoir tué sa femme et avoir dissimulé son corps dans une valise qui se retrouve propulsé grand artiste contemporain par d’autres sans doute plus fous que lui, ou encore cet artiste-peintre un peu psychopathe sur les bords qui se lie d’amitié avec un dentiste et doit, pour lui, s’émanciper de son sujet de prédilection tout en découvrant le plaisir de s’attacher à un autre être humain.
On trouve de tout dans ce bouquet de nouvelles toutes plus étranges et dérangeantes les unes que les autres. Parfois légèrement à côté du réel, suffisamment pour nous déstabiliser et nous interroger sur le sens de ce que nous vivons avec les personnages, et parfois c’est le regard même du personnage qui souligne l’improbable et le décalage de situations qui devraient être normales. Comme ce jeune homme qui doit faire ses preuves pour rejoindre un gang de Buenos Aires, ou ce petit garçon qui voit ses parents s’éloigner et sa mère se refermer sur elle-même.
En se tournant vers la route, Felicidad comprend son destin. Il ne l’a pas attendue et, comme si le passé était palpable, elle croit distinguer au loin le faible reflet rouge des feux arrière de la voiture. Dans l’obscurité plane de la campagne, il n’y a que la désillusion et une robe de mariée. Assise sur une pierre près de la porte des toilettes, elle en arrive à la conclusion qu’elle n’aurait pas dû traîner, qu’il aurait mieux valu qu’elle se presse davantage. Elle trouve bizarre d’être là, à faire tomber les petits grains de riz accrochés aux broderies de sa robe, en rase campagne, sans autre perspective que les champs, la route et, au bord de la route, des toilettes pour femmes.
Des femmes désespérées
Avec ses nouvelles, Samantha Schweblin interroge les rapports familiaux, les non-dits et les échanges vide de sens qui tuent, doucement, les relations humaines. Ces petits éléments parfois anodins prennent ici la dimension dévorante d’un gouffre sans fond (parfois littéralement, avec les nouvelles « Le creuseur » et « Sous terre »). Elle montre aussi les contradictions et l’absurdité de notre rapport à la société et aux normes, notre angoisse quand celles-ci disparaissent et notre peur, au moment de les retrouver, de comprendre leur incongruité.
236 pages
Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
Éditions du Seuil