Lucas vit avec son père, Juan, sa mère, Josephina et leurs 4 domestiques/nourrices dans une grande maison du paramo équatorien entourée d’un jardin luxuriant. Un soir, deux hommes se présentent à la porte du manoir. Juan les accueillera à bras ouverts et les installera chez lui, et avec eux la lente décrépitude de sa famille.
Après un temps d’exil, Lucas revient chez lui et s’adresse à son père, mort et enterré dans le jardin. Il va lui raconter comment il a perçu et vécu l’irruption de ces deux hommes, la déchéance familiale et ses retrouvailles avec ce lieu autrefois paradisiaque.
Felisberto et Eloy, les deux énigmatiques visiteurs, semblent sortis de nulle part. Nul ne sait ce qu’ils ont dit à Juan pour le convaincre de les recevoir, ces deux voyageurs crasseux et repoussants. Accueillis comme des invités de prestige, ils ne tardent pas à faire peser sur la maisonnée une atmosphère de crainte et de dégoût, mêlée d’une séduction malsaine. Josephina, passionnée par ses fleurs, son jardin et toute la vie qu’il habite, femme sensible et atypique proche du blasphème dans cette société cadrée par la morale catholique, va être la première à subir les effets de l’aura malfaisante des visiteurs, qui va rapidement toucher, en suivant les rhizomes qui relient chaque être de la maisonnée, tout ce qui vit.
Je ne crois pas que mon défunt père m’observe. Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d’araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes. Peut-être même qu’un scorpion s’est posé près de son visage à moitié décomposé, et tous deux évoquent les dessins qui ornent les tombeaux des pharaons égyptiens.
Nous l’avons enterré à proximité de l’endroit où je m’allonge, derrière ces statues de pierre. Si je creuse toute la nuit, je pourrai le trouver, qui sait si j’attraperai en premier ses mains, ses pieds ou le bas du pantalon de son costume noir. Qui sait comment son cadavre s’est installé pour reposer en paix. Nous l’avons mis en terre sans prendre la peine de changer le vieux complet qu’il portait, car son corps sentait déjà.
C’est le récit d’une déchéance, d’un pourrissement que confie Lucas à l’oreille de son père en décomposition. Le récit, aussi, d’une fin brutale porté par une domination incompréhensible et inimaginable. Comment ces deux hommes, gigantesques et repoussants, puants, desquamant, ont pu ainsi séduire le père et détruire cette famille riche et établie, s’insinuant dans sa chair, dans sa tête, contaminant tout autour d’eux ? Lucas, abandonné et méprisé par son père, puis contraint à l’exil, à l’esclavage, maltraité, va se raccrocher à ce à quoi sa mère tenait le plus : la nature, les fleurs, les insectes. Cette vie qui grouille, qui se glisse et rampe, qui pourrait nous recouvrir tous, devient le monde du jeune homme. Face à la putréfaction provoquée par Felisberto et Eloy, il se range du côté de ceux qui vivent et survivent dans l’humus, qui se l’approprient. Contre la morale catholique des édiles du village qui a pris parti pour le père et les deux envahisseurs il plonge dans les traditions andines et au-delà, se créé un panthéon païen, terrien, dont les dieux, les déesses et les idoles ont 6, 8 ou 1000 pattes, rampent, gluent, crépitent et fouissent.
Macabre et poétique, Mortepeau est aussi dérangeant qu’il est fascinant, comme une araignée énorme qui tisse sa toile beaucoup trop près et dont on ne peut détacher le regard. Natalia García Freire nous plonge dans un gothique lyrique pour nous conter la fin d’une famille, la fin d’un monde, aussi, et l’envie viscérale d’une vengeance. La beauté du texte est amplifiée par sa noirceur dérangeante. Comme les insectes qui fascinent et accompagnent Lucas, on sent le fourmillement des mots sur notre épiderme, sans pouvoir, ni vouloir, y faire quoi que ce soit.
Traduit de l’espagnol (Équateur) par Isabelle Gugnon
Éditions Bourgois
160 pages