Nous sommes au début des années 80. Goliarda Sapienza approche des 60 ans et retrouve une vie pauvre de femme libre dans Rome, après son passage à la prison de Rebibbia. Alors qu’elle se rend au Palais de justice, un rire la happe au passage. Elle reconnaît là Roberta, sa jeune compagne de cellule à Rebibbia. Avec ces retrouvailles, c’est une effusion d’émotions, de souvenirs et de questions qui submerge Goliarda. C’est au plus profond des réflexions engendrées par ce tourbillon, au milieu des rues engorgées de Rome, que nous plonge ce récit.
Roberta, de 30 ans sa cadette, est une jeune femme telle que Rome et l’Italie seules peuvent en faire. Perdue et présente, libre et prisonnière de son histoire, débridée, indomptable, forte et enfantine. Ce tourbillon de jeunesse et de rage va plonger Goliarda dans un désir et une passion forte. À travers Roberta, elle va revivre et retrouver ses compagnes de prison, elle l’intellectuelle et ancienne prisonnière de droit commun, n’a que ces femmes si éloignées d’elle pour comprendre et partager ses souvenirs d’enfermement, ce sentiment ancré dans la chair, cette horloge imposée qui a rythmé leur vie pendant plus ou moins longtemps. Longtemps impliquée dans la résistance, elle regarde aujourd’hui la société italienne avec recul et ne sait plus trop quoi attendre des mouvements anarchistes, des révoltes et mobilisations citoyennes. Roberta, elle, s’y embrase, se précipite dans ces luttes contre l’injustice. Jeune femme pauvre, elle a passé une bonne moitié de sa vie en prison, et l’autre partie à soutenir, accompagner et aider celles et ceux qui y sont ou y ont un proche. Au fil de leur promenades dans les rues agitées de Rome, Goliarda découvrira la vie et l’agitation intérieure de Roberta et interrogera ses propres sentiments, cette passion improbable pour celle qui pourrait être sa fille et qui lui ressemble tant. Elle pourra, à travers cette relation, repenser également les luttes sociales et politiques dans l’Italie des années 80.
Depuis qu’on m’avait flanquée hors de la prison, dans l’attente du jugement, je m’étais mise moi aussi à parcourir ces petites rues pavées de sampietrini qui mènent sans s’interrompre des abords du piazzale Clodio à l’intérieur du nouveau palais de Justice : ce parcours était censé montrer (dans l’esprit progressiste de l’architecte) que désormais la justice était descendue de son trône inaccessible et secret et qu’elle s’exerçait dans les rues, sous les yeux de tout le monde, à portée de quiconque avait envie de prendre part au cérémonial… Voilà ce que je ruminais en moi-même, en me moquant de cette énième utopie du XXème siècle qui s’effondrait lamentablement. Désormais, des barrières et de véritables murs de poitrines et de bras chargés d’armes à feu barraient le passage tous les quatre, cinq mètres ! …
Ce court récit autobiographique fourmille et déborde. D’émotions, d’abord, bouillonnantes sous le soleil et l’agitation romaine. Ce désir de Goliarda pour Roberta est-il amoureux, sexuel, intellectuel ? Ou bien s’agit-il d’une projection d’un désir de vie et d’engagement, d’un miroir qui renvoie à l’autrice sa propre jeunesse et ses interrogations sur les luttes politiques et sociales ? Quelle est sa place aujourd’hui, intellectuelle, actrice et pauvre, ancienne prisonnière érudite parmi ces femmes prolétaires et oubliées. Ses marches dans les rues de Rome avec Roberta, entre anciennes connaissances, lieux interlopes et réunions politiques, la plongeront dans une réflexion pour se retrouver soi-même et parmi les autres, faire la synthèse de ses différentes facettes toutes légitimes et représentatives d’un moment de sa vie, accepter que certaines choses soient finies, d’autres impossibles, inatteignables, en s’imprégnant de la vie trépidante d’une ville éveillée dans un monde ébranlé et peut-être sur le point de s’effondrer.
Traduit de l’italien par Nathalie Castagné
Le Tripode
197 pages