Rafaela et huit autres jeunes femmes empruntent le téléphérique qui relie la ville de Strega à la montagne. Elles s’apprêtent toutes à passer un temps certain à l’Hôtel Olympic, envoyées là par leurs parents comme saisonnières. Elles vont apprendre à laver, dresser la table, servir, et attendre. Car de clients, pour le moment, point n’en vient. Et puis un jour, l’une d’elles disparaît.
Je me contemplai dans le miroir. J’y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu’un avait dormi aussi profondément qu’un mort. Derrière moi, la pièce se reflétait. Sur le lit se trouvaient des épingles à cheveux, des somnifères et des culottes en coton. Sur le drap, il y avait des taches de lait et de sang. Je pensai : si quelqu’un prenait une photo de ce lit, toute personne sensée se dirait qu’il s’agit de la reconstitution du meurtre d’une petite fille ou d’un enlèvement particulièrement brutal. Je savais que la vie d’une femme pouvait se transformer à tout moment en scène de crime. Je n’avais pas encore compris que je vivais déjà dans cette scène de crime, que la scène de crime n’était pas le lit mais mon corps, que le crime avait déjà eu lieu.
Gaia, Barbara, Lorca, Paula, Alba, Bambi, Alexa, Cassie, Rafa. Neuf jeunes femmes à qui l’on apprend à bien se tenir et à bien servir. À bien servir des clients, à bien servir des hommes, à bien servir, le temps venu, leur homme. Car la femme est là pour cela, pour ressentir l’émotion que fait battre l’homme dans sa poitrine, et lui rendre la vie belle et facile.
Mais en attendant, les jeunes femmes se rencontrent. Rafa rencontre Alba. Elles rencontrent la montagne, la brume, et l’attente. Les non-dits et l’angoisse latente qui y poussent. On attend les clients comme des fantômes sortant de la brume. On finit par ne plus y croire. Et puis un jour, on organise une grande fête, une cérémonie, un rituel. Tandis que l’automne arrive et étend ses branches enflammées et sèches dans la blancheur lactée des volutes aurorales, l’hôtel prend soudain vie et attend ses hôtes. Et l’une d’elle disparaît. Les filles comprennent, sentent dans leurs chairs que leur amie n’est plus, mais il faut comprendre, il faut la trouver. En souvenir des cigarettes et des cafés, des nuits opalescentes, du sang qui les unit et de celui qu’on leur prend(ra). Car la violence trace ses sillons dans le corps et l’esprit des femmes, qu’elles s’en rendent compte ou non. Et la première chose à faire est de ne pas l’ignorer.
On nous murmure ce roman à l’oreille, à travers un tissu ouaté. Les mots qui franchissent les lèvres rouges, tout contre notre joue, nous glacent le sang autant qu’ils nous fascinent. Tout en légèreté irréelle, en entraves suspendues, Strega nous raconte, lectrice, lecteur, ma lune rouge, les liens qui se forgent, invisibles et incassables, entre ces 9 jeunes femmes qui comprennent ce qu’elles sentaient déjà dans leurs peaux, ce refus de leur existence propre et la possibilité constante de leur disparition. Dans une atmosphère feutrée, comme un Shining étouffant et vibratoire, la violence, silencieuse, sourd et s’insinue. Mais ce qui se crée entre elles, cette sororité, cette volonté d’opposition commune, de voix collective, aura peut-être le pouvoir de faire basculer les choses.
Un roman sensuel et angoissant qui dispense par touches incandescentes sa force et sa magie.
Traduit du suédois par Catherine Renaud
La Peuplade
249 pages