Twyla et Roberta se rencontrent au foyer St-Bonaventure lorsqu’elles ont huit ans. Beaucoup de choses semblent les séparer, mais, pendant cette période, la solitude et la séparation (temporaire) de leurs mères les rapprochent. Au fil des ans, elles se recroiseront et leurs rencontres porteront avec elles les tensions sociales et raciales de l’époque. Car les deux petites ne sont pas de la même couleur de peau.
Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. Voilà pourquoi on nous a emmenées à St-Bonny. Les gens veulent vous prendre dans leurs bras quand vous leur dites que vous avez été dans un foyer, mais franchement, celui-ci n’était pas mal. Pas une immense salle en longueur avec cent lits comme à Bellevue. Quatre par chambre, et quand on est arrivées, Roberta et moi, il y avait une pénurie de gosses à prendre en charge, donc on était les seules affectées à la 406 et on pouvait aller d’un lit à l’autre, si on voulait. Et on voulait, en plus. On changeait de lit tous les soirs, et pendant les quatre mois entiers où on a été là-bas, on n’en a jamais choisi un seul pour être notre lit permanent.
Ça n’avait pas débuté comme ça. A la minute où je suis entrée et où Bozo le Clown nous a présentées, j’ai eu la nausée. Être tirée du lit tôt le matin, c’était une chose, mais être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d’une race tout à fait différente, c’en était une autre. Et Mary, à savoir ma mère, elle avait raison. De temps à autre elle s’arrêtait de danser assez longtemps pour me dire des choses importantes, et une des choses qu’elle a dites, c’était qu’ils ne se lavaient jamais les cheveux et qu’ils sentaient bizarre. Roberta, c’est sûr. Qu’elle sentait bizarre je veux dire. Donc quand Bozo le Clown (que personne n’appelait jamais Mme Itkin, de même que personne ne disait jamais St-Bonaventure) a dit « Twyla, voici Roberta. Roberta, voici Twyla. Faites-vous bon accueil », j’ai répondu : « Ma mère, ça va pas lui plaire que vous me mettiez ici. […] »
Récitatif est donc l’histoire de l’amitié forte mais brève entre deux petites filles et de leurs retrouvailles au fil des décennies dans des États-Unis bouillonnants tant culturellement que socialement. Et comme on le comprend dans cet incipit, l’une est noire, l’autre blanche. Sauf que jamais, à aucun instant, Toni Morrison ne nous dit qui est de quelle couleur. On cherchera des indices dans leurs conversations, leur posture, leurs goûts, leur vie (on remercie d’ailleurs mille fois la traductrice Christine Laferrière pour les notes indispensables à la bonne compréhension pour le lectorat moins connaisseur de l’histoire des États-Unis à cette époque), mais toutes ces informations, qui peuvent faire pencher notre décision d’un côté comme de l’autre, ne fait que nous renvoyer à nos propres a priori, à nos clichés, à notre racisme. Faut-il être plutôt blanche ou noire pour avoir une mère fêtarde, ou très croyante ? Qui est plus à même de traverser les États-Unis avec des hippies pour écouter Jimi Hendrix ? Qui épousera un homme riche ?
Rien n’est clair, ou plutôt tout est clair : nous voulons savoir. Nous cherchons cette information, soit pour assurer nos croyances et nos convictions sur ce qu’est un·e noir·e ou une blanc·he aux États-Unis, soit pour les bouleverser, mais nous cherchons la couleur dans chaque mot, chaque intonation, chaque geste.
On peut avoir tendance à projeter sur Twyla, la narratrice, la couleur de l’autrice. Ou la nôtre, en tant que lecteur·ice, par identification. En tant que lecteur·ice européen·ne, nous allons également faire appel à tous les codes vus dans les films et séries états-uniennes pour essayer de repérer les indices, car il y en a forcément, non ? Pendant ce temps, telle une mise en abyme de notre propre désarroi, les rencontres entre les deux femmes font remonter un souvenir, celui de l’aide de cuisine du foyer, Maggie, femme muette à la peau couleur sable moquée et brutalisée par les filles plus grandes. Nos deux héroïnes ont-elles un jour, elles aussi, succombé à la facilité de l’agression ? Les souvenirs sont flous et Twyla se perd, cherche des repères auxquels s’accrocher dans cette enquête. Maggie elle-même était-elle noire ou blanche ?
Il suffit de quelques pages à Toni Morrison pour faire voler en éclat notre assurance, nos croyances, et pour nous confronter à notre propre racisme, à nos idées reçues. Cette édition est augmentée d’une postface de Zadie Smith, indispensable pour analyser et décortiquer tout le travail de Toni Morrison pour parvenir à ce flou littéraire et sociétale qui nous paralyse tant.
Une nouvelle incroyable, un exercice littéraire et social et une expérience de lecture indispensable !
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
Postface de Zadie Smith
Éditions Christian Bourgois
122 pages