Le petit village de Saint-Imier, dans le Jura suisse, vivote en ce milieu de XIXème siècle. À Saint-Imier, canton de Berne mais Jura francophone, on fait des montres, comme ailleurs en Suisse on fait du fromage. La vallée encaissée laisse parfois passer le soleil, ça dépend du versant sur lequel on est né·e. Là, une dizaine de jeunes filles, entraînées par le mouvement du monde qui résonne dans leur village, décident de se libérer de l’ordre imposé par la bourgeoisie et la police du capital, de vivre sans contraintes, ensemble, repoussant le poids du patriarcat et des règles chrétiennes. Elles décident de quitter leur vallon pour créer une communauté anarchiste, loin de leurs montagnes, en Amérique du Sud.
Avertissement au lecteur pour qu’il sache qui a écrit ses lignes et pourquoi, sans oublier de préciser le rôle d’un certain cahier vert qui remplit les trous de la mémoire.
On était dix et à la fin on n’est plus qu’une. On s’appelle Valentine Grimm, née le 30 novembre 1845. On est la cadette des sœurs Grimm. À soixante-quatre ans, on a l’âge de faire les comptes.
Jusqu’ici on avait surtout rédigé des chroniques de circonstances, des histoires romancées pour endormir les enfants ou la méfiance de nos ennemis, des lettres bien tournées à des amies. Et voilà qu’on va être la petite rapporteuse de nos compagnes.
On n’a envie ne de se moquer ni de jouer les saintes. Juste des portraits, nos amours, nos convictions sans trop juger ni surplomber. Avec l’idée que ça pourrait être comme notre testament politique. Bref, une affaire sérieuse. Comme vous allez voir, on a toutes eu des existences bien remplies. Quand on se manifestait par écrit, on signait d’un pseudonyme ou bien « quelques femmes insouciantes ».
On s’était promis une entraide qui dure jusque dans des actions que nous ennemis disaient violentes, alors qu’elles ne s’en prenaient qu’à l’injustice. Aujourd’hui, nous, Valentine, réfugiée en Uruguay, on a donc décidé de vous raconter, sans trop mentir, ce qu’il en coûte de réinventer le monde.
Le sachiez-tu, lectrice, lecteur, ma vie rêvée, avant de s’afficher en grandes lettres à Roland-Garros et sur les poignets des riches qui veulent le montrer, Breitling, Longines, Heuer, sont nés à Saint-Imier, ce petit village suisse proche de la frontière française. C’est aussi à Saint-Imier, cocasserie de l’histoire, que s’est réuni en septembre 1872 l’Internationale anti-autoritaire, qui met en avant les grands principes anarchistes, le village accueillant pour l’occasion Bakhounine et Malatesta, entre autres.
C’est dans cette ambiance, marquée par des troubles avec la police et les autorités, que nos dix jeunes filles, les frangines Valentine et Blandine, Juliette et Colette les amoureuses, Adèle, Jeanne, Mathilde, Émilie, Blandine, Lison, Germaine, et les enfants que certaines d’entre elles ont déjà eux, partent pour les Amériques. Depuis Brest, sur la Virginie, direction Punta Arenas. Toutes unies par un même désir de vivre autre chose, autrement, et de le créer si ça n’existe pas. Avec pour seule richesse et lien entre elles toutes une Longines 20A, marqueur de leur aventure et de ce temps qui ne pourra jamais les briser. En Suisse elles étaient viroleuse-centreuse, régleuse, finisseuse d’aiguilles ; elles apprendront à scier, couper, raboter, panifier, pêcher et s’imposer. Parce que si l’anarchisme est l’une des pires engeances pour la bourgeoisie, qui saura trouver dans le socialisme un allié contre les porteureuses du drapeau noir à certains moments, quand les porteuses de la parole sont des femmes, c’est encore pire. Elles ne lâcheront pourtant pas, décomptant les mortes et gardant les montres en souvenir, les enfants en successeurs, les amant·es dans leur sillage, voire dans les valises. Accompagnées par la correspondance lointaine de Malatesta, alias Benjamin, amoureux de Mathilde, elles passent de la Patagonie chilienne à Talcahuano, avant d’embarquer pour l’archipel Juan Fernandez, l’île de Robinson, dirigé par un Suisse se croyant roi et dont l’une des baies accueille une expérience de vie communautaire. Puis ce sera un saut à Tahiti avant le retour en Amérique du Sud et le débarquement à Buenos Aires. Elles croiseront des émigrés espagnols, italiens, français, ukrainiens, rencontreront des autochtones Ona et Mapuches. Les enfants naissent, les femmes meurent, les montres marquent toujours le passage du temps. Sans jamais renier leurs convictions, s’engueulant souvent sur les théories ou la méthode, chacune s’inscrit à sa manière dans la construction d’une utopie inatteignable, faisant de son chemin sa propre expérience, sans s’arrêter devant des de Rodt, des colonel Falcón ou des potences. Les femmes meurent, les montres restent, disparaissent et reviennent, tic-toquant les morts violentes, les viols et la vengeance de leur retour.
C’est l’histoire d’un voyage qui rassemble plusieurs rêves, réalistes, sans grands sentiments ni idéalisation, le conte des sœurs Grimm et leurs compagnes, menées par la conviction forte et précise comme une montre suisse qu’une vie et une société plus juste, plus égalitaire et plus libre pourrait nous rendre plus heureux·ses, et que le meilleur moyen de le savoir, c’est d’essayer.
Éditions Buchet-Chastel
138 pages